Chapitre 17
Zeehan, nord-ouest de la Tasmanie.
En cette matinée de printemps, Zeehan était aussi désert que le crâne d’un chauve. Pas une poussière dans cette ancienne ville minière. Lavée par la pluie, retapée par les habitants, fiers de leur “heritage”, la petite ville ressemblait plutôt à un décor de carton-pâte pour un film dont le tournage aurait été interrompu.
Il n’eut aucun mal à trouver le commissariat même s’il ne vit personne dans la rue pour lui indiquer le chemin. Le bâtiment de la police se trouvait en face du vieux théâtre restauré. Comme un sou neuf. Briqué, repeint. Autrefois on y jouait tous les jours pour mille spectateurs, à la grande époque du charbon. Aujourd’hui, il n’était qu’une jolie antiquité. Derrière on apercevait encore deux puits métalliques, façon Hollywood 1940, pour témoigner de cette richesse passée.
Le policier qui s’était assis en face de lui, raide derrière un bureau vide de tout papier, était rougeaud, le cheveu ras mais rare. Son uniforme le boudinait un peu et semblait étroit pour son embonpoint de buveur de bière. Obligé de déboutonner le devant de sa veste. Il n’avait pas d’âge, comme ces hommes au milieu de la vie dont la consommation d’alcool masque les traces du temps qui passe. Des marques de transpiration sous les manches. Un discours minimaliste qui semblait rodé. C’est vers lui qu’on l’avait dirigé quand Ashe avait dit qu’il était journaliste.
— Je suis plutôt un globe-trotter. J’aime raconter, pour mon journal, les histoires étranges que je déniche aux quatre coins du monde.
— Et vous trouvez celle-ci étrange… ?
— En Europe, il n’y a pas tellement d’animaux pour nous dévorer… Les loups autrefois, les ours peut-être maintenant qu’on les a réintroduits dans les Pyrénées…
— Ici nous avons les requins, les crocodiles et les méduses tueuses dans les plages du Nord, les serpents, les araignées, les fameuses red backs. Vous avez du boulot en Australie !
Ashe jouait le naïf.
— Tout ça c’est un peu cliché. Il y a eu des articles, des romans même. En revanche, un bûcheron dévoré par le fameux tigre de Tasmanie qu’on croyait disparu, ça, ça va étonner.
— Qu’est-ce que vous racontez… ?
— Ce que beaucoup de gens disent ici.
— C’est ridicule, le tigre a disparu avant la dernière guerre mondiale. Vous le savez bien si vous êtes journaliste !
— Sauf que beaucoup pensent que quelques spécimens se cachent au plus profond de la forêt. Et des sociétés de biologie recherchent des restes de l’animal ou même un animal mort pour le cloner et le faire revivre.
— N’importe quoi ! C’est pour ça que vous m’avez dérangé ?
— Alors racontez-moi comment le bûcheron est mort.
Le policier transpirait beaucoup. Il fit un récit succinct. Le corps au milieu de la forêt. Des morsures un peu partout, la pourriture et l’odeur. Bref il racontait ce qu’il voulait, une version soigneusement mise au point qui arrangeait tout le monde. Sauf qu’Ashe avait lu un rapport plus détaillé fourni par Ange à destination interne. Dans lequel on évoquait le corps en plusieurs morceaux, la tête lacérée, le buste appuyé contre un arbre le long d’un chemin de randonnée et non pas au plus profond de la forêt profonde, l’oreille manquante, la mâchoire pendante. Le récit du flic était très édulcoré. Ashe se retint de lui dire ce qu’il savait. Il répondit juste :
— Pourtant j’ai lu dans les journaux…
— Des inventions. Aucun journaliste n’est allé sur les lieux avant qu’on ne ramène le corps.
— Pourquoi ?
— C’est un endroit complètement inaccessible, ils n’ont pas les moyens. Nous-mêmes, nous avons eu du mal.
— Et l’autopsie ?
— Il n’y avait pas besoin d’autopsie mais on l’a faite quand même. Rien de spécial.
— C’est-à-dire ?
— Des traces animales, ça c’est certain, sur les blessures. De l’urine aussi.
— Mais ce n’est pas le tigre ?
— Vous êtes lourd, Sir… Le tigre n’existe plus depuis très longtemps.
— Et les kangourous sont herbivores… Alors ?
Le flic surprit l’enquêteur :
— Alors, McPhee était mort d’une crise cardiaque. Voilà ce que l’autopsie nous a appris. Après il a été plus ou moins bouffé par des dingos ou des chats sauvages. C’est la vérité.
Faux sur toute la ligne, pensait Ashe qui restait impassible, ouvrait de grands yeux et ne disait plus rien.
— C’est moins bien pour votre article, je m’en doute. Mais c’est comme ça, Sir.
C’était donc la dernière version de l’affaire, concoctée pour ne pas trop déplaire aux compagnies forestières. Ashe avait une nouvelle fois remarqué, en faisant le trajet entre Strahan et Zeehan l’incessant ballet des camions remontant leur chargement de troncs gigantesques vers les ports de la côte nord. Parfois des collines entières avaient été déboisées et rien ne repoussait à ces endroits-là. Cela datait de l’époque où les mines rasaient tout pour alimenter les fourneaux. L’énergie pour l’extraction du charbon. Maintenant ce bois précieux valait cher sur les marchés occidentaux et asiatiques.
Comme Ashe ne disait toujours rien, le lieutenant Gracie, c’était le nom inscrit sur son badge, s’attardait sur la personnalité de Wilfrid McPhee. D’où il ressortait que c’était un travailleur plus ou moins clandestin, marginalisé, un homme des bois que personne ne connaissait vraiment. Il était hors la loi et les sociétés n’avaient pas le droit de le faire travailler. Ça c’était le petit avertissement en passant pour dire aux sociétés d’exploitation forestière de se tenir à carreau.
— Et les étudiants ?
— Quels étudiants ?
— Ceux qui ont trouvé le corps.
— Ils nous ont téléphoné et nous sommes venus. Je ne crois pas qu’ils aient eu envie de s’approcher du corps du bûcheron. Ils sont repartis tout de suite.
— On peut les rencontrer ?
— Pour quoi faire ?
— Le récit d’une personne qui fait une telle découverte, qui tombe sur un meurtre peut-être…
— Ce n’est pas un meurtre, c’est évident.
— Enfin j’aimerais bien les voir quand même. Ce sont des témoins.
— Je crois que je n’ai plus leurs coordonnées. Et d’ailleurs je n’aurais pas le droit de vous les donner. Confidentiel. Ils n’ont pas envie d’être dérangés par les journalistes.
Ashe s’en fichait. Il avait envie de sourire. Sa prochaine étape serait Melbourne. La veille au soir, au bout de leur beuverie commune, Philip le pilote lui avait dit qu’il les avait rencontrés. C’était lui qui les avait amenés tous les trois de Hobart avant leur randonnée, avant la découverte du corps de McPhee. Il se souvenait très bien de leurs noms et de l’université dans laquelle ils terminaient leurs études. Le gars qui fêtait son anniversaire s’appelait Franklin Rivers, c’est ça qui l’amusait, Philip. Ils avaient bien choisi leur moment pour descendre la rivière Franklin en canoë. Juste à temps pour trouver un cadavre. Le pilote, dans son ivresse brumeuse, était mort de rire. Ashe savait qu’il lui serait facile de retrouver l’étudiant à l’université de Melbourne.
Quand il était sorti dans la rue après un échange de poignées de main assez sec avec le lieutenant Gracie, la ville était toujours aussi déserte. Le théâtre, repeint à neuf, semblait sortir des studios Disney. Et le puits de charbon en arrière-plan lançait encore ses poutrelles dans le ciel bleu pur en un geste inutile d’imploration.