Chapitre 15
Les vastes déserts de l’Ouest.
Ce que Ashe ne savait pas mais qu’il allait apprendre très vite en rentrant, par Ange évidemment et par la lecture de toute une série d’articles de presse, c’est l’histoire de Zina Garrison, la mère d’Alistair. Avant cela, ni Cattrioni ni lui ne savaient qu’Alistair, qu’ils avaient l’un et l’autre croisé au Court à Perth, était le fils de cette femme. À vrai dire peu de gens le savaient, à part leurs proches, jusqu’à cette manifestation à Hobart et ces révélations – très discrètes – des journaux.
Elle s’appelait – elle s’appelle toujours – Zina Garrison, pour l’état civil en tout cas. Son vrai nom, c’est plus compliqué en raison de son histoire, justement. Une histoire symbolique en tous points du destin des Aborigènes dans l’Australie du xxe siècle. Ou plutôt des rapports entre Blancs et Noirs pendant cette même période.
Zina, la mère de ce jeune Aborigène, avait fait beaucoup parler d’elle ces dernières années et les médias avaient souvent évoqué son combat. Pour l’encourager, s’en moquer ou le condamner. Ashe ne s’y était pas beaucoup intéressé, à tort. Parce qu’il n’avait pas suivi l’histoire depuis le début. Parce que cela lui paraissait compliqué et lointain. Sans doute aussi parce qu’à l’époque où cela avait fait la une des journaux il était préoccupé par ses propres relations avec un jeune Australien menteur qui l’avait amené à oublier tout le reste.
Le coup de tonnerre avait eu lieu lorsque Zina avait affirmé dans une conférence de presse tout à fait officielle, entourée de l’évêque de Perth et d’un député du Labor, qu’elle était la fille naturelle de l’un des hommes les plus riches d’Australie. À cette occasion elle avait raconté toute son histoire que les journalistes s’étaient empressés de détailler, de fouiller, de contredire, d’enrichir avec d’autres témoignages confirmant ou infirmant. Elle s’était battue pour faire surgir la vérité. Mais la velléité des médias avait finalement eu raison de son courage et de sa détermination et l’affaire était retournée dans l’ombre. De temps en temps, Zina ressurgissait à la faveur de l’un ou l’autre épisode de la saga des Cockburn. La famille de Jack Cockburn le patriarche, celui dont Zina se revendiquait la fille. Le vieil homme se mourait depuis des mois et son héritage suscitait de multiples convoitises. Dans ce contexte, les revendications de la femme métisse étaient jugées opportunistes. Et pourtant !
Soit l’histoire d’une petite fille née au milieu du siècle et élevée dans une famille aborigène, à Port Hedland. Très tôt, la communauté avait remarqué que sa peau était moins foncée que celle de ses frères et sœurs cadets.
À sept ans, Zina avait été intriguée par la venue d’un homme costaud, blanc, qui était entré dans le jardin de leur maison délabrée et qui s’était disputé avec Gladys, sa mère. Gladys avait finalement chassé l’homme en le menaçant d’appeler la police. Mais avant de partir, le Blanc s’était retourné vers la petite fille et lui avait dit :
— N’aie pas peur, je suis ton père.
Elle n’avait pas compris grand-chose. Elle avait pensé qu’il était peut-être Dieu, ou quelque chose comme ça, puisque Gladys, très croyante depuis qu’elle fréquentait la mission, disait que Dieu était leur père à tous.
Ce que sa fille n’apprit que beaucoup plus tard, c’est que sa mère Gladys, quand elle n’était encore qu’une jeune fille, avait travaillé comme domestique dans une station à Desert Hill, à l’intérieur des terres, à une centaine de kilomètres de Port Hedland. Une immense ferme où le bétail était parfois surveillé par de petits avions. L’un des pilotes, qui travaillait aussi à la ferme et y assurait le ravitaillement, l’avait repérée pour sa taille fine, son visage souriant et sa peau de velours. Il avait voulu la “prendre pour lui”, comme cela se faisait fréquemment à l’époque. Aucune fille noire ne résistait aux hommes blancs et à leurs désirs. Mais, à Desert Hill, Gladys fréquentait aussi Lucas Nangara, un garçon de ferme aborigène très apprécié à la station. Pendant plusieurs mois la situation avait été tendue et finalement, Gladys enceinte et Lucas étaient partis s’installer à Port Hedland où ils avaient facilement trouvé du travail. Ils s’étaient mariés et d’autres enfants étaient nés avec une régularité saisonnière.
Après la visite de l’homme blanc à sa mère, dans le jardin, la petite commença à se poser des questions. Ses parents avaient prononcé son nom, Jack Cockburn. Soit le pilote de la station de Desert Hill où ils s’étaient connus. Plus tard ils le virent à la télévision, interviewé à propos de ses découvertes minières. Quand il était apparu sur l’écran son père et sa mère l’avait traité de fucking bastard.
Après que le couple Nangara avait quitté la mine, le pilote Jack Cockburn avait commencé à s’intéresser à la géologie. Pendant ses survols du désert pour approvisionner la station et surveiller le bétail, il avait remarqué que le sol prenait parfois d’étranges couleurs. Il avait atterri, il avait collecté des pierres, il les avait fait analyser discrètement et enfin il avait acheté les terrains. C’est ainsi qu’il avait découvert un gisement de fer gigantesque, l’un des plus grands d’Australie et peut-être du monde. Cela avait pris des mois, mais après s’être associé avec un autre aventurier comme lui, après avoir mis en route les mines, après avoir commencé l’extraction difficile en raison de l’éloignement et de la chaleur, il était devenu riche. Immensément riche.
Cela avait pris des années mais Jack Cockburn – qu’on ne surnommait plus que Jackpot Cockburn – était devenu l’un des géants de l’industrie minière à travers le groupe Forest Hill Metal Ltd et ses filiales. Et plus tard l’un des hommes les plus riches d’Australie. Mais pendant tout le temps de cette accumulation de richesses, Zina n’en avait rien su. Elle avait beaucoup d’autres souffrances à subir.
À huit ans, des fonctionnaires blancs et zélés, encouragés par les religieux et appliquant strictement les lois édictées par le gouvernement fédéral, étaient venus la chercher chez elle à Port Hedland. On l’avait arrachée à ses parents pour la confier à un orphelinat. Comme des milliers d’autres enfants métis aborigènes, on avait décidé de leur donner une éducation et de les placer ensuite dans des familles blanches pour les intégrer. Pour leur bien…
À l’orphelinat, les bonnes sœurs traitaient ces gosses comme des militaires adultes. Discipline, travaux ménagers, travaux de force dans les champs, punitions permanentes. Il fallait rééduquer ces petits sauvages. Quand Zina demandait ses parents, on lui disait qu’ils étaient morts. Souvent leurs vêtements étaient sales et déchirés et on les punissait encore de les avoir déchirés. Et quand les inspections mensuelles arrivaient, toujours à la même date, les fonctionnaires du ministère trouvaient des enfants silencieux, en rangs, avec des vêtements propres. La préparation de l’inspection était encore motif à punir. Et si les larmes coulaient, on les châtiait encore.
Zina subit ce calvaire pendant trois ans puis elle fut confiée à une famille qui, ironie de l’histoire, s’appelaient les “White”. Elle eut de la chance, c’étaient des gens de bonne volonté. Ils pensèrent sincèrement qu’ils pouvaient l’élever et l’aider sans violence et sans larmes. Ils l’encouragèrent à l’école et plus tard la poussèrent à faire des études d’institutrice. Ils ne faisaient pas de différence entre elle et leurs propres enfants. Quand elle eut dix-huit ans, ils l’encouragèrent à retrouver ses vrais parents qu’ils n’avaient jamais niés. Mais quand elle retrouva Gladys, cette dernière ne la reconnut pas. Gladys vivait alors avec un autre homme, Fisher, qui immédiatement ne l’aima pas. Zina portait encore le nom de Lucas Nangara, qui lui, avait disparu du paysage. Ses frères et sœurs, ou plutôt demi-frères et demi-sœurs, étaient des étrangers. Très vite elle prit son indépendance. Elle fit des stages et commença à enseigner en mesurant la tâche immense qui consistait à garder à l’école des enfants de la communauté. Leurs parents, occupés à boire, à se battre et à survivre, ne les encourageaient pas à franchir tous les jours les portes de l’école primaire.
Jackpot Cockburn, devenu riche, s’était marié avec la fille d’un banquier de Perth. Mais il continuait à rôder autour des camps, aux portes du désert à Fitzroy Crossing, Dampier ou Tom Price. Il explorait ce territoire immense à la recherche de nouveaux filons. Il chassait de nouvelles jeunes filles noires. Il était de notoriété publique qu’il en avait mis enceintes quelques-unes.
Il faisait toujours de nouvelles découvertes. Lui ou ses assistants qui quadrillaient le pays. Et ils trouvaient de plus en plus de minerai, de plus en plus de cuivre, de plus en plus d’or, de plus en plus de nickel. La demande du monde occidental ne cessait de croître et l’Asie commençait à avoir de gros besoins pour fournir son industrie en matières premières. On parlait de Jack Cockburn partout, on le voyait à la télé, la presse avait couvert son mariage et publié des photos de son fils à la naissance. Jack Jr qui jamais ne s’appellerait Jackpot et qui avait le même âge, à quelques années près, que Zina.
Zina ne le connaissait pas, regardait rarement la télévision et se fichait bien à cette époque-là que le sous-sol de sa terre soit pillé. Ce n’est pas qu’elle s’en fichait, elle n’en savait rien. Mais elle s’interrogeait car, chaque mois, cinq cents ou mille dollars atterrissaient sur son compte bancaire. Au début elle ne prit pas la peine de chercher qui la gratifiait de ces largesses. Elle pensait évidemment que cela avait un rapport avec son histoire : l’orphelinat, le gouvernement, les White ? Va savoir ! Elle ne voulait pas savoir. Elle en avait honte, elle avait honte de son histoire. Ce n’était probablement pas les White, elle les voyait toujours, ils le lui auraient dit. En revanche ils ne lui dirent jamais qu’un homme blanc et massif, qui avait obtenu leur adresse par l’orphelinat, avait plusieurs fois frappé à leur porte. Les White ne lui avaient jamais rien révélé sur Zina, ils l’avaient mis à la porte, tout Jack Cockburn qu’il était. Mais Zina finit par le savoir, finit par s’interroger. Elle recueillit de nombreux témoignages. Et elle finit par attaquer.
Aujourd’hui Jackpot avait perdu la partie. Il était en train de mourir d’un cancer des testicules dans l’immense maison blanche baptisée “Plaisir” qu’il avait fait construire pour sa deuxième femme, l’extravagante Irina, son ancienne domestique malaise qui avait réussi à se faire épouser au grand dam de la famille Cockburn. Et qui s’arrogeait le droit de s’occuper exclusivement de lui jusqu’à son dernier souffle. Dernier souffle qui, au goût de l’épouse Irina, n’en finissait plus d’arriver à son terme.
Zina, que les journaux avaient baptisée “l’héritière noire” ou “la profiteuse” selon leur tendance politique, ressurgissait de temps en temps dans l’actualité et dans ce nid de serpents. Elle participait à des manifestations pour les droits des gens de sa communauté, elle avait adhéré au Labor Party, elle militait pour l’éducation des enfants aborigènes et le soutien de leurs mères. Elle avait cinq enfants avec Tristum Jr Garrison, un ancien boxeur qui buvait beaucoup, s’enfermait dans sa tribu et refusait de participer aux luttes de sa femme.
Elle avait le soutien de son député et de son évêque, ce qui obligeait les médias à tenir compte de sa parole. Même quand elle réclamait avec force des tests adn. Ce que la famille Cockburn, la première femme, le fils, la deuxième épouse, les neveux, et aussi tous les dirigeants de ses multiples sociétés, se refusaient absolument à accepter. Ils avaient les moyens de le faire : une presse à leurs bottes, des connections amicales avec tous les grands patrons, un gouvernement qu’ils tenaient par les couilles et une justice corrompue.
Zina, conspuée, tournée parfois en dérision mais aussi défendue par quelques journalistes honnêtes, résistait aux tempêtes. Imperturbable, elle portait haut sa cinquantaine sur une belle tête aux traits volontaires. Elle poursuivait inlassablement son combat pour une partie de l’héritage. Non pas pour elle mais pour les enfants dont elle s’occupait tout autour d’elle. Les attaques glissaient sur elle et rien ne la déstabilisait.
Hormis peut-être l’activisme de son fils. Il s’appelait Alistair et avait décidé d’agir selon des méthodes plus radicales.