Chapitre 25
Une carrière à Wembley, banlieue de Perth.
Quand Ashe arriva à Wembley, il était beaucoup trop tard. Trop tard pour entrer dans le périmètre de sécurité que la police avait dressé autour de la carrière.
Il y avait d’abord eu le long trajet, plus de quatre cents kilomètres pour revenir, en évitant les camions lancés à pleine vitesse. Puis la traversée d’est en ouest des interminables banlieues de Perth. Enfin il avait eu un mal fou à localiser la carrière. La nuit tombait, Ange était sur messagerie et c’est bien inutilement qu’il fit le pied de grue devant les bandes de plastique jaune qui délimitaient la zone où l’on avait retrouvé le corps. Il n’y avait que quelques rares badauds et il n’avait d’autre solution que de se joindre à eux. Ashe ne voulait pas se faire reconnaître des collègues de Cattrioni et n’avait pas l’intention de déranger Ange à ce moment-là. Il avait même rangé son bob rouge dans sa poche. Il était voué à rester dans l’ombre de cette nuit seulement trouée par les projecteurs de la police scientifique.
Finalement il s’y fondit et quitta les lieux. Ce n’est que beaucoup plus tard qu’il put joindre son mentor et ami.
— Pourquoi m’as-tu dit de rentrer si vite ?
— J’espérais que tu n’étais pas trop loin et que j’aurais pu t’emmener.
— Pour quoi faire ?
— T’amener là-bas avant toute la troupe. Pour que tu voies aussi. Je crois que toutes leurs belles théories plus ou moins racistes vont s’effondrer.
— Ah bon ?
— Le corps retrouvé est celui d’un Aborigène.
— Tué lui aussi ?
— Très récemment. C’est sûrement un meurtre. Je ne crois pas un instant qu’il soit tombé tout seul de la falaise…
— En morceaux ?
— Non, pas du tout. Mais des indices.
— Qui sont ?
— Je t’expliquerai demain matin.
Et Ange avait raccroché. Ashe n’avait même pas eu le temps de lui demander qui était la victime et son cœur battait trop fort. Il n’eut les explications que le lendemain après une nuit remplie d’éclairs d’un premier orage de printemps. Et de rêves hantés du son monotone du didgeridoo, la longue trompe aux sons caverneux. Comme une musique de mort. Ou tout au moins une musique qui, dans son sommeil, lui donnait l’illusion d’accompagner un deuil. De qui ? Ashe se souvenait rarement de ses rêves.
En réalité, l’homme s’appelait Christopher Narongi. Il était une sorte de leader dans sa communauté et même au-delà. Il appartenait à l’administration des affaires aborigènes, il représentait son peuple. Le lendemain matin, au téléphone encore, Cattrioni dit à Ashe qu’il se sentait des affinités avec cet homme. Lui aussi avait représenté longtemps sa communauté, les gays, et facilitait, du moins l’espérait-il, les rapports entre eux et le reste de la population. Majoritairement blanche, hétéro, plutôt religieuse et souvent homophobe et raciste. Des facilitateurs voilà ce qu’ils étaient tous les deux. Mais la ressemblance s’arrêtait là. Et la vie de Christopher Narongi venait de se terminer au fond d’une carrière abandonnée.
Son corps aurait pu rester là des semaines sans que personne ne s’en aperçoive. C’est le propre de ces banlieues qui, à Perth, longent le bord de mer du côté de City Beach. Il y a là un immense espace encore livré à la nature et à sa sauvagerie, de Swanbourne à Floreat, à côté des arrogantes villas qui débordent sur les dunes. Un bush en pleine ville peuplé de perroquets multicolores et de serpents mortels. Autour de vastes carrières qui ont autrefois approvisionné la construction des maisons et des premiers buildings du centre. L’une de ces carrières a été transformée en amphithéâtre pour des spectacles d’été mais toutes les autres sont abandonnées. Personne n’y va plus jamais, maintenant que la noria de camions chargés de blocs de pierre tendre a cessé de s’y approvisionner. Hormis quelques joggeurs imprudents et quelques groupes d’étudiants ivres.
C’était encore un coup de fil anonyme et bref qui avait prévenu la police qu’un corps gisait au pied de la falaise. Sans doute l’un de ces étudiants pressés de ne pas être impliqués dans l’affaire.
Christopher Narongi était bien mort mais sa chute avait-elle eu lieu avant ou après son décès ? Son corps, en un seul morceau cette fois comme l’avait tout de suite dit Ange, portait des traces de coups de couteau et des petites gouttes de sang séché avaient été retrouvées autour, dans les taillis. Des piétinements aussi qui pourraient être ceux d’une lutte. Une lutte à mort qui s’était achevée vingt mètres plus bas. Les fractures et l’enfoncement de l’arrière du crâne pouvaient avoir été provoqués par les chocs contre la falaise rocheuse et le sol dur. Le visage était presque intact.
La police était intervenue aussitôt l’appel reçu dans l’après-midi. Ange avait veillé à ce que les journalistes soient tenus à l’écart. Il savait qu’une fois l’identité de l’homme connue, sa mort ferait la une des journaux.
Son nom l’avait déjà faite quelques semaines auparavant pour un scandale qui éclaboussait sa famille et sa communauté. Les médias entendaient dénoncer des pratiques qui, si elles n’étaient pas courantes, n’étaient pas non plus isolées. Paraît-il. Difficile de savoir si ces révélations gênantes sur la vie intime de Christopher Narongi rapportaient des faits avérés et incontestables ou si elles participaient d’une campagne de presse destinée à le discréditer. Parce que l’homme était d’abord connu pour être un leader respecté et les accusations étaient d’autant plus accablantes.
S’il avait toujours défendu les intérêts des Aborigènes, Narongi ne faisait de la politique que depuis quelques années seulement, depuis qu’il avait passé la cinquantaine. Auparavant il s’était fait connaître comme comédien. Ashe se souvenait de l’avoir vu jouer dans un théâtre de Fremantle. Une troupe, où cohabitaient des Blancs babas cool et des Aborigènes, avait créé une pièce qui connaissait un gros succès. L’histoire de la visite en Australie de la reine d’Angleterre. Elle se perdait dans le désert en courant après son chien et était recueillie par une communauté chez qui elle vivait pendant plusieurs jours. Drôle, grinçant et incisif. La notoriété de Christopher l’avait beaucoup aidé lorsqu’il s’était décidé à prendre des responsabilités politiques.
Mais le scandale venait d’éclater.
La polémique avait été soulevée par les services sociaux. Sur la foi de ce que leur avait raconté une petite fille de dix ans. Narongi était accusé d’avoir eu des relations sexuelles avec elle. Ce n’était pas le premier cas de pédophilie signalé dans les communautés. Mais jamais aucun de leur leader n’avait été mis en cause. Christopher Narongi était marié, il avait une grande famille et déjà de nombreux petits-enfants.
Les premiers éléments d’enquête auprès de ses proches, aussitôt que la police eut identifié le cadavre, avaient provoqué douleur et stupéfaction. Personne n’était en mesure de dire pourquoi il s’était trouvé là, près de la carrière. Il n’était pas rentré chez lui la veille après une réunion importante avec un conseiller du “Premier”, le Premier ministre de wa. Mais personne ne s’était inquiété car ses activités l’obligeaient souvent à rester dormir à Perth.
Avant même que les journalistes ne soient au courant, tous ceux qui apprirent le meurtre se demandèrent immédiatement s’il avait un rapport avec les accusations portées contre lui quelques semaines auparavant. Ou avec ses activités politiques. Ou avec tout autre chose.
— Je viens de parler avec Dick Cheney. Les journalistes sont maintenant au parfum, ils rôdent autour de la carrière mais ils ne trouveront rien. Le corps est à la morgue aux mains du légiste. Je ne crois pas qu’il nous en apprendra plus. J’ai filé quelques infos à Dick, ça lui donnera de l’avance, je sais qu’il aime bien traiter des faits divers et pas seulement du sport. Et au moins je suis sûr que le West Australian ne racontera pas n’importe quoi demain.
— Ils vont lier cela aux accusations de pédophilie ?
— Ce n’est pas mon problème. Ils feront ce qu’ils veulent mais c’est inévitable.
— Et toi, qu’est-ce que tu en penses, Ange ?
Cattrioni mit un long moment avant de répondre. À l’autre bout du fil, Ashe entendait de minuscules bruits de bureau, des cliquetis d’ordinateurs, des signaux de mails urgents, des sonneries de téléphone lointaines. Il se doutait qu’Ange faisait plusieurs choses en même temps et qu’il devait lire un message sur son écran. Ou réfléchir avant de lui répondre.
— Comment ça, ce que j’en pense ?
— Par rapport aux autres meurtres. Tu crois qu’il y a un lien ? Que ça signifie quelque chose ?
— Si tu veux mon intime conviction, je dirai oui. Mais rien ne le prouve, rien de rien et le lien sera très difficile à établir. Je crois que ce meurtre va ajouter à la confusion ambiante. Alors un lien ou non, on ne le saura sans doute jamais. Mais ceux qui font cela vont atteindre leur but, semer la peur, peut-être même la panique…
Il se tut. Il avait dû se remettre à lire quelque chose et ne semblait pas décidé à raccrocher le téléphone. Ils étaient loin physiquement l’un de l’autre mais c’était comme s’ils travaillaient côte à côte. Ashe aidait involontairement Cattrioni à mettre en ordre ses pensées.
Il n’aurait pas voulu que le PO le voie ce matin. Il avait tenté de rattraper à l’aube les heures gâchées de sa nuit agitée et il était encore embrouillé de sommeil. Un bol de thé n’avait pas suffi. Il s’était forcé à avaler un café, ce qu’il faisait rarement. La tasse à moitié vide était encore posée à côté du transat où il s’était affalé, du côté ombragé du jardin, vêtu seulement d’un short sans forme. Signe qu’il se sentait vraiment patraque, il avait même allumé une cigarette pendant qu’il parlait dans son portable.
— Tu le connaissais, Narongi ?
— Un peu. Enfin, juste croisé plusieurs fois dans le cadre du boulot. Très sérieux. Mais la dernière fois que je l’ai vu c’était ici. Il avait été amené chez nous après avoir été arrêté et placé en garde à vue. Un tout autre homme. Il avait l’air perdu, il avait vieilli de dix ans. Comme s’il savait que personne ne croirait jamais en son innocence.
— Il l’était, innocent ?
— Comment veux-tu que je le sache ! Peut-être oui, peut-être non. La sexualité des gens est toujours un mystère et correspond rarement à l’idée qu’on se fait de quelqu’un. C’est vrai qu’il y a chez eux des cas de pédophilie. Plus que dans le reste de la population ? Je ne sais pas. Mais si tu veux mon avis, je ne l’accablerai pas. Il avait beaucoup d’ennemis, au sein même de sa communauté. J’ai l’impression qu’on le trouvait trop proche des politiciens locaux. On a pu vouloir le compromettre.
— Et maintenant, il est mort…
— Ce qui veut dire qu’il ne pourra jamais se défendre des accusations qui le discréditeront pour toujours vis-à-vis de l’opinion publique et des Blancs de ce pays. Et aussi des siens, ce qui est pire.
— On aurait voulu le faire taire ? demanda Ashe.
— Peut-être mais je crois plutôt à quelque chose de beaucoup plus vaste. Tu as retrouvé Alistair ?
— Non, pas encore. Pourquoi me parles-tu de lui ?
— Je ne sais pas. La même communauté. Au sens large. Et tous les deux faisaient de la politique…
— Mais pas du même bord.
— L’un collaborait, l’autre non. Alistair faisait partie d’un groupe beaucoup plus radical. Plus marginal aussi.
— J’ai une piste. Greys, ça te dit quelque chose ?
— Greys, oh là là ! Ne me dis pas qu’il est là-bas ?
— Pourquoi ?
— Ça m’étonnerait. Greys, si c’est bien de cela dont tu me parles, c’est une sorte de secte, un groupe de marginaux, de motards, des vieux hippies, si tu vois le genre, qui s’est installé illégalement dans les dunes au bord de la mer. Une sorte de gigantesque squat…
— Où est-ce ?
— Sur la côte, au nord de Perth. Avant, on ne pouvait y aller que par une piste. Maintenant ils sont plus exposés à cause de la nouvelle route de la côte qui va à Cervantès et aux Pinnacles. C’est près de Lancelin. Ils y ont installé des cabanes et des abris et ils y vont tous les week-ends. Mais ce ne sont pas que des babas cool. Parmi eux il y a des bikers, tu vois le genre…
— J’irai y faire un tour. Mais ça va m’éloigner de l’affaire Narongi…
Pendant que Cattrioni réfléchissait de nouveau en laissant s’installer le silence sur la ligne, Ashe commençait à sortir de son engourdissement. La mécanique de son cerveau se remettait peu à peu en marche maintenant que la piste s’éclaircissait. En levant les yeux au bout du jardin il pouvait voir la mer scintillante sous le soleil déjà haut, derrière les immenses grues du port de Fremantle. Plusieurs cargos glissaient à la queue leu leu et s’évanouissaient derrière Rottnest Island et l’horizon. Chargés sans doute des mêmes moutons qu’il avait croisés la veille dans les camions. Il fut interrompu dans sa rêverie par Ange qui soudain reprit la parole :
— Il y a quelque chose que je ne t’ai pas dit à propos du corps de Christopher. Évidemment, tu ne le répéteras à personne.
— Tu n’es pas obligé de me le préciser à chaque fois…
— Je t’ai raconté qu’il était un peu fracassé mais en un seul morceau. C’est un meurtre évidemment. Le légiste m’a expliqué que les coups de couteau auraient pu le tuer dix fois. Il y en avait cinq ou six seulement mais bien placés. Tout ça nous éloignerait des autres cadavres. À un détail près.
— Je sais déjà ce que tu vas me dire…
— Oui, tu t’en doutes. Les vêtements intacts mais la braguette grande ouverte. Et un bout de la bite manquait. Un grand bout. Coupé avec le même couteau apparemment. Je ne l’ai pas dit à Dick Cheney bien sûr.
— Putain, ça fait froid dans le dos.
— Pas seulement dans le dos… Surtout qu’on ne sait pas si l’ablation a été pratiquée avant ou après la chute dans le ravin. Avant ou après sa mort…
Ashe se sentit gagné par un fou rire iconoclaste. Il en était tellement gêné qu’il mit sa main sur le micro du portable pour que Cattrioni n’entende rien. Mais il ne pouvait plus parler.
— Ouh ouh ! Tu es encore là ?
Ashe se contenta d’un grognement.
— J’ai encore une petite chose pour toi. Ton étudiant de Melbourne a réapparu.
Cette fois le fou rire s’en alla aussi soudainement qu’il était venu.
— Tu déconnes ! Il va bien ?
— Je n’en sais rien. Mes collègues m’ont juste prévenu qu’ils l’avaient retrouvé et qu’il était rentré au campus. Bon, ciao mate ! Cheney m’appelle sur l’autre ligne. Je t’embrasse.
La communication coupée, Ashe se retrouva comme un con, assis sur son transat. Des milliers de fourmis parcouraient ses longues jambes maigres qui n’allaient pas tarder à le porter ailleurs. Une piste. Un jeu de piste. Malgré le café, la conversation avec Ange et la cigarette, il flottait encore. Et il avait cette désagréable impression qu’on lui dégageait encore le chemin au fur et à mesure. Est-ce que, pour une fois, Ange Cattrioni n’était pas en train de se jouer de lui ? Il remit son bob sur sa tête, marcha vers la haie du jardin. Il fixa la mer pendant cinq bonnes minutes puis il alla prendre une longue douche froide.