Chapitre 19

Université de Melbourne, Parkville, Victoria.

Ashe avait une bonne heure à attendre et il en profita pour se promener dans le campus. Il avait pris un tramway au centre, près de son hôtel, et en un quart d’heure il fut à pied d’œuvre.

Il avait toujours plaisir à faire étape dans la capitale de l’État de Victoria. Il n’y aurait sans doute pas vécu car Melbourne est une ville industrieuse, la plus sérieuse d’Australie et cela cadrait mal avec ses envies d’errance et de grands espaces. À Melbourne, la mer n’est pas loin mais pas tout à côté. Et encore, la ville donne sur un golfe calme qui ressemble plus à un lac. Les vagues de la côte ouest lui auraient manqué. Mais il adorait le mélange de buildings contemporains et de bâtiments victoriens, de modernisme à l’américaine et de style british, comme le vieux tram qui l’avait amené. Ce mélange valait aussi pour le campus de Parkville où les bâtiments anciens de la fin du xixe siècle se mariaient parfaitement avec les labos ou les amphis en verre et alu. Et les pelouses. Et les arbres et cette impression d’être en permanence dans un jardin d’agrément, surtout un matin de printemps comme celui-là, avec cette odeur acide d’herbe coupée. Il le parcourut pendant une bonne heure. Il était tellement embarqué dans ses rêveries qu’il ne vit pas arriver Franklin Rivers à qui il avait donné rendez-vous devant le bâtiment principal. Il lui avait dit qu’il porterait un bob rouge comme à son habitude. C’est l’étudiant qui l’aborda et le fit sursauter.

— Oui, c’est moi.

On va prendre un verre à la cafétéria, proposa Fran­klin.

— Écoutez… Je préfère qu’on reste dans le parc. C’est tellement joli et on dirait que le printemps est déjà là.

Ce n’était pas la première fois que ça lui arrivait mais c’était la première fois pour cette enquête. Son instinct. Juste le sentiment diffus qu’ils n’étaient pas seuls. Logiquement, personne ne les suivait. Mais il y avait tellement de bizarrerie dans ces différentes affaires, le chemin qui y menait paraissait tellement balisé qu’il avait une étrange impression de “déjà-vu”. Comme ils disent ici en utilisant l’expression française. Des regards dans le tram, des silhouettes croisées plusieurs fois dans le parc. Mais là, au moins, ils pourraient parler tranquillement sans qu’on les entende. Ashe mettait ça sur le compte d’une petite parano récurrente mais il se promit quand même d’en tenir compte. L’étudiant ne s’aperçut de rien.

— J’imagine que ça a dû être un choc terrible pour vous trois ?

— Plus que vous ne l’imaginez. Melody, ma compagne, n’en est pas remise. J’ai peur qu’elle fasse une dépression.

— Et vous ?

— Moi, je gère. Comme je peux. Mais le spectacle était vraiment atroce.

Franklin Rivers était petit et rondouillard mais plein de vivacité. Ses cheveux étaient mal coupés, trop longs. Il était habillé n’importe comment, comme tous les étu­diants australiens, pantalon informe, tee-shirt et blouson usés. Derrière ses lunettes épaisses, son regard de myope ne cessait de scruter Ashe. Une franchise. Mais son regard s’était assombri lors de sa dernière phrase. Il entreprit de tout raconter sans que le Français ait à lui poser des questions sur sa découverte et ce qu’il savait de Wilfrid McPhee.

Pour la première fois depuis le début de sa mission, Ashe n’avait pas caché la vérité. Il lui avait dit au téléphone qu’il était détective et qu’il menait une enquête parallèle pour la police de Perth, qu’il lui montrerait son ordre de mission. Ce qu’il aurait été bien incapable de faire mais il était sûr que Franklin ne lui demanderait rien.

— Pourquoi avez-vous accepté de me parler ?

— Je n’aurais pas dû ?

— Si, bien sûr mais vous n’étiez pas obligé…

— Je n’ai dit à personne que j’allais vous rencontrer. Même pas à Melody, ni à Denys, notre compagnon de randonnée. Mais je trouve qu’il y a trop de cachotteries dans tout ça. Ça m’agace…

— Qu’est-ce qui vous agace ?

— L’empressement des flics. Ils nous ont vite renvoyés à nos études. Pas question de nous attarder. De toute façon notre week-end était complètement gâché. Ils nous ont dit de ne pas parler aux journalistes aussi. Si vous l’aviez été, je ne vous aurais pas rencontré… Mais je me suis dit que si la police de Western Australia avait besoin d’une enquête parallèle, c’est que les choses n’étaient pas très claires.

Franklin ne savait pas grand-chose du bûcheron. Seulement ce qu’il avait appris par la presse, après. Des perroquets voletaient au-dessus d’eux, des lorikeets, vert et rouge. Le parc était une immense volière à ciel ouvert et le printemps redonnait de la voix à tous les oiseaux. La végétation éclatait à cette extrémité du campus. Ils s’étaient assis sur un banc, à l’écart de la foule qui déambulait d’un bâtiment à l’autre.

— Pardonnez-moi de vous embêter mais j’ai besoin de savoir avec plus de précision ce que vous avez vu exactement.

— C’est pour ça que je suis là.

Alors, Franklin lui décrivit l’horreur de leur découverte. Exactement ce que les rapports de police ne disaient pas. Les morceaux de corps séparés mais pas éparpillés. La mise en scène. Le tronc appuyé contre un tronc. D’arbre. Le bord du chemin. Il fut prolixe et précis, il raconta exactement tout ce qu’Ashe avait envie de savoir. Et plus encore.

— Il y avait une grande tache rouge au bas du corps à moitié assis. Je crois, dit le jeune homme, que c’est ce qui a le plus marqué Melody. Et moi aussi. Du sang sur le pantalon. Et j’ai bien vu qu’on lui avait coupé les organes génitaux.

— Vous êtes sûr ?

— Sûr et certain, même si je ne me suis pas approché. Après, les flics m’ont fait douter parce que quand je leur ai dit : “Il avait bien le sexe coupé, non… ?”, ils ont nié. Absolument. Sur le coup j’ai cru avoir mal vu. Mais quand je suis revenu à Melbourne j’ai évoqué ça avec ma copine et avec Denys. Pas tout de suite, c’était trop dur. Elle avait vu la même chose… Denys aussi. Mais depuis nous n’en avons pas reparlé. Trop cruel, j’essaie juste qu’elle ne déprime pas trop.

Quelque chose de vrai dans le regard de l’étudiant. Il s’y mêlait l’horreur, encore, et de la sympathie. Celle qu’Ashe avait tout de suite su installer.

— Vous aviez décidé cette virée depuis longtemps ?

— Non, au dernier moment. Melody avait peur que ce soit trop tôt dans la saison, que ce soit dangereux…

— Ça l’a été, finalement !

— Non, pas dangereux, terrible…

— Pourquoi vouliez-vous absolument faire cette randonnée ?

— Vous avez vu mon nom, n’est-ce pas !

Franklin a souri franchement pour la première fois. Ils étaient assis sur un banc et il n’y avait quasiment personne autour, hormis un énorme lézard qui rampait vers eux comme s’il voulait écouter leur conversation sans se faire remarquer. Il s’enfuit quand l’étudiant, de sa grosse voix, ajouta :

— Plus tard, il y avait nos examens, nous n’aurions pas eu le temps. C’est le genre de randonnée que font tous les étudiants à un moment ou à un autre. En Tasmanie, c’est plus rare mais comme j’avais le même nom que la rivière, je voulais à tout prix faire ça un jour. J’espère qu’on recommencera.

— Vous connaissez l’histoire de la Tasmanie ?

— Une histoire atroce, oui. Les convicts, l’horreur des camps de prisonniers, l’extermination des Aborigènes, la loi de la jungle pendant un siècle et demi.

— On vous l’enseigne ?

— Un peu, pas trop. Qui a envie de revivre ce passé-là ?

— Vous avez entendu parler des autres crimes identiques ?

— Identiques, pas vraiment. Mais je sais qu’il y a eu un serial killer ou quelque chose comme ça. Ce qui s’est passé en Tasmanie a un peu occulté le reste. Pour nous en tout cas.

— Il y a au moins un élément qui rapproche tous ces crimes. Mais dites-moi d’abord ce que vous pensez du problème aborigène.

— Oh là là ! Vous savez quand j’étais jeune, dans ma famille qui venait des fermes, de la campagne, on était tous plus ou moins racistes. Ça change à la fac, au contact des étudiants étrangers, des Indiens, des Chinois, on se fait des copains. Denys est originaire d’Indonésie, et même complètement indonésien quand on le regarde. Et puis il y a les Aborigènes. Si loin de nous. Je n’avais pas d’opinion, pas vraiment, ils me semblaient juste un peu dangereux, ceux que je voyais vivre dans le centre de Melbourne, près des organismes sociaux. Et puis nous sommes partis l’année dernière sur les routes. Avec Melody, Denys et deux ou trois autres copains. On a traversé jusqu’à Alice et on s’est baladés dans les communautés. Cela n’a rien à voir. Ils nous ont toujours bien accueillis. Beaucoup d’étudiants font cela et ça change leur perception du problème.

— Elle a changé pour vous ?

— Du tout au tout. Je voudrais vraiment qu’on arrive à s’entendre avec eux.

— Ce n’est pas l’opinion générale…

— Ne croyez pas ça. C’est en train de changer. Y compris chez les jeunes Aborigènes. Ils ont Internet, eux aussi.

Et pendant qu’ils parlaient tous les deux, quelque chose de plus profond lui taraudait l’esprit depuis un moment. Cela n’avait rien à voir avec l’étudiant de Melbourne. Juste au fait qu’il l’avait rencontré très facilement. Comme tout avait été facile dans ses interviews chez les flics de Zeehan, chez les gens de Strahan, tout au long de son périple éclair en Tasmanie. Il y avait bien longtemps qu’une enquête n’avait pas été aussi aisée quels que soient les identités ou les motifs qu’il donnait à ses interlocuteurs. Mais depuis qu’il avait quitté Perth, qu’il se soit présenté comme journaliste ou comme enquêteur pour la police, personne ne lui avait fermé la porte au nez. Un sentiment idiot. Qui pouvait avoir intérêt à ce qu’il avance dans son enquête ? À part Ange, bien sûr.

Le soleil s’était caché derrière de gros cumulus et ils eurent envie de bouger. La fraîcheur était revenue d’un coup après le lézard. La matinée s’avançait, les rayons du soleil évanoui ne les réchauffaient plus.

— Vous savez qu’il y a des rumeurs autour de ces crimes, sur des vengeances aborigènes…

— Quelle bêtise ! Cela n’a rien à voir évidemment. Ce n’est pas du tout leur mentalité. Ces gens-là n’ont pas l’esprit de revanche, cela ne les concerne pas, c’est tout.

— On ne sait jamais…

— Bien sûr, il y a des fous partout. Un crime, deux à la rigueur, dans la même région. Mais là on parle de meurtres aux quatre coins du pays. Il faudrait une organisation, des groupes. Ce n’est pas du tout ça….

— Je peux quand même vous dire ce qui rapproche tous ces crimes.

— Dites toujours.

— Toutes les victimes ont eu les parties génitales coupées. Vous n’êtes pas obligé de le répéter, je vous fais confiance, d’accord ?

— D’accord. Et alors ?

— Alors je voulais voir votre réaction, c’est tout.

— Ma réaction c’est que ce sont bien des actes de pervers. Mais on ne peut rien en conclure d’autre.

— Merci Franklin. Je comprends que vous ayez envie de la descendre un jour, cette rivière. Elle vous ressemble.

Ce qui les fit rire tous les deux. Franklin partit aussitôt assister à un cours. Avant de se séparer le jeune homme lui avait dit sans avoir l’air d’y prêter attention qu’il trouvait tout ça bizarre. Depuis deux nuits, il avait reçu des coups de fil alors qu’il dormait. Personne n’avait parlé à l’autre bout du téléphone. Juste quelques soupirs. Puis plus rien.

Ashe ne voulut pas l’affoler mais il n’en pensait pas moins.

Les mâchoires du serpent
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