Chapitre 39
Greys, wa.
Cattrioni n’était jamais venu à Greys et il aurait préféré voir ce lieu insolite dans de tout autres circonstances. L’arrivée, juste avant le lever du soleil, dans le village oublié, relevait de la fiction ou même de la science-fiction. Un décor fantomatique qui, lorsqu’il franchit la première dune, ne révélait que des ombres de cabanes dans un désert ondulé.
Ange avait garé la grosse berline banalisée sous la pancarte d’avertissement de l’entrée. Il avait laissé l’homme menotté sur la banquette arrière sous la surveillance d’un de ses adjoints, le lieutenant Paterson, celui dont il avait la totale confiance, celui à qui il avait demandé de l’accompagner cette nuit sans lui dire ni le lieu ni le but du voyage.
Greys était plus vide que jamais. Il n’en revenait pas de l’ampleur du squat, de ces centaines de baraques qui commençaient à surgir de la nuit, des allées de sable qui mangeaient les terrasses improvisées et de la répétition à l’infini des bungalows, des citernes, des girouettes, des antennes et des ironiques panneaux de signalisation. Il était près de cinq heures, le soleil n’était pas encore levé mais la clarté souterraine donnait à l’endroit des contours surréalistes comme dans une peinture de Magritte.
Il n’eut pas longtemps à attendre son guide. Cinq minutes après qu’il eut garé la voiture de la police, le coupé d’Ashe se rangeait un peu à l’écart. Cela ennuyait Cattrioni d’avoir embarqué son vieux copain dans cette recherche incertaine. Mais c’était le Français qui l’avait mis sur la piste. Et s’ils avaient une chance de trouver la bonne cabane, c’est à lui qu’il le devrait ou plutôt aux informations qu’Ashe avait obtenues du jeune Nigel, celui dont le papa pêchait à Greys.
Le timing ne pouvait être plus parfait. En pleine nuit ils n’auraient rien vu. Dans la journée ils n’auraient pas été à l’abri de l’arrivée intempestive d’un squatter ou d’un pêcheur. À l’aube tout était silencieux et mort. Les seuls bruits étouffés qui parvenaient jusqu’à eux étaient ceux des vagues lentes qui, en l’absence de vent, crevaient sur la plage, au-delà des dunes, dans un éclatement exténué.
— Maintenant vous allez nous suivre.
Le boss, Lee Stadler, menotté, n’opposa aucune résistance comme il l’avait d’ailleurs fait depuis le début. Il ne répondit pas non plus, les policiers ne l’avaient pas entendu prononcer un seul mot depuis le grand barnum de l’intervention nocturne à Myaree. Certains des Rock Rebells avaient hurlé d’arrogance ou peut-être de peur, d’autres avaient menacé les forces de l’ordre jusqu’au district, d’autres encore avaient nié avec morgue. Stadler n’avait pas ouvert la bouche et son visage affichait toujours, dans le petit matin, la même moue insolente. Dans ses yeux pourtant, s’ils avaient pu les voir, ils auraient noté une nuance d’inquiétude. Pour la première fois depuis qu’ils lui avaient passé les bracelets métalliques.
Cattrioni ne pouvait s’empêcher de penser qu’en vieillissant le leader du gang devenait imprudent. Lorsqu’il avait décidé l’assaut, il avait évalué ses chances d’y débusquer Stadler à une sur deux tout au plus. Sans compter que Stadler aurait pu trouver le moyen de s’échapper du piège comme il l’avait déjà fait tant de fois. À moins qu’il ne se soit senti plus que jamais intouchable.
Cette fois encore c’est sa belle moto qui allait le perdre. Enfin c’est ce qu’espérait Cattrioni. Il n’était pas sûr de retrouver l’engin, pas plus qu’il n’était sûr, la nuit précédente, de mettre la main sur le chef du gang. Auquel cas son coup de bluff ne serait qu’un coup d’épée dans l’eau. Mais depuis hier soir, la chance semblait tourner en faveur de la police.
Trois ans auparavant, Lee Stadler avait failli tout perdre lors de sa première arrestation à cause de cette moto justement. Jusque-là il avait été un boss très discret. Sans cette discrétion, qui était telle que même la police ne connaissait pas son visage, il n’aurait pas amassé un dixième de sa fortune. Sa moto l’avait perdu ou plutôt l’orgueil de posséder une Genny Shovel de 1969, un engin vintage, la Rolls des Harley-Davidson. Il n’avait pas résisté à la montrer en photo dans oz Biker, la revue des motards. Et à se montrer avec, ce qui le conduisit à sa perte. Lors de cette première capture, il avait sûrement perdu beaucoup d’argent et une bonne partie de son business était passée sous la coupe de ses concurrents, peut-être même des White Cheaters. Grâce à ses protections, il n’était resté que trois mois derrière les barreaux et aujourd’hui il avait reconquis la plus grande partie de son territoire. À plusieurs reprises Cattrioni avait cru mettre la main sur lui mais à chaque fois le gangster était passé entre les mailles du filet. Il est vrai que le PO n’avait jamais tenté une opération de l’envergure de celle de la nuit dernière.
Les quatre hommes, Stadler menotté, Paterson, Cattrioni et Ashe marchaient maintenant au milieu du hameau abandonné. D’une dune à l’autre, sous les premiers rayons du soleil, les ombres immenses révélaient les mêmes abris, les mêmes cahutes, serrées les unes contre les autres dans un désordre aléatoire. Paterson et son chef ouvraient de grands yeux étonnés. Ashe frissonnait non pas à cause du froid mais parce qu’il commençait à ressentir la fatigue et les émotions de la nuit. Lee Stadler était impassible et marchait au milieu d’eux sans jamais détourner la tête d’un improbable horizon. Peut-être aussi pour cacher la peur qui l’avait gagné. Il avait une petite quarantaine et un corps de sportif sans la bedaine de la plupart de ses acolytes, buveurs de bière. D’ailleurs il n’avait jamais touché à l’alcool, cette sobriété était peut-être à l’origine de sa fortune. Une fortune très confortable. Peu de gens le savaient à part ses associés directs. Et les banquiers qu’il rencontrait lorsqu’il plaçait dans leurs coffres l’argent de la drogue. La plupart des Rock Rebells ne se doutaient pas de l’ampleur du business. Ils se contentaient d’en profiter à la marge, c’est-à-dire assez peu.
Stadler avait tenu à enfiler une veste sombre lors de son arrestation. Le même type de vêtement qui l’avait rendu invisible, où tout au moins discret, aux obsèques de Jack Cockburn. Sa veste cachait ses tatouages aux bras. Ses cheveux étaient courts et il se rasait la barbe. Une allure respectable et on aurait pu le prendre pour un entraîneur de rugby. En cela il se distinguait du gros de la troupe, ceux qui paradaient le week-end le long des plages ou au cœur des villes en arborant cuirs, chaînes, ventres gonflés et piercings incongrus. Le boss en avait sûrement mais seulement sur la queue et les couilles.
Ils finirent par arriver tout au bout du camp. Ashe reconnut aussitôt le dernier bungalow, tout neuf, celui où il avait vu le corps pendu d’Alistair. Il ne put s’empêcher de frissonner un peu plus, l’émotion lui montait aux yeux. Stadler était toujours muet mais sa démarche s’était ralentie, incertaine. Ils durent même le bousculer un peu, il ne dit rien.
D’un regard, Ashe fit comprendre au Police Officer qu’il s’agissait sans doute de l’une des constructions alentour. Selon les indications du jeune Nigel, sur la plage de Swanbourne quarante-huit heures plus tôt. Le jour, maintenant levé, leur permettait de regarder à l’intérieur. Toutes contenaient du matériel de pêche. Sauf une. C’est Paterson qui découvrit le pot aux roses. Une très bonne cachette, personne n’avait eu l’idée jusqu’à maintenant de la fouiller même après la bagarre des bandes rivales. Cattrioni, qui surveillait le gangster pendant que les deux autres cherchaient, ne pouvait s’empêcher de maudire la légèreté des policiers de Lancelin. Ils manquaient peut-être d’effectifs mais ils n’avaient rien trouvé, rien remarqué d’anormal. Même si le trésor était bien planqué sous des bâches pleines de graisse
— On défonce la porte ou tu nous indiques si l’une des clés peut l’ouvrir ?
Le trousseau qu’il montrait au gangster était celui qu’il avait récupéré dans son bureau à Myaree. Il ne répondit rien. Il s’était assis sur un muret et ne semblait pas vouloir se relever, ni les aider le moins du monde. Mais dans ce regard qu’il baissait maintenant de temps en temps ils commençaient à discerner une lueur de défaite. Ils durent essayer chaque clé l’une après l’autre, aucune ne fonctionnait. Cattrioni hésita un moment, il n’était pas sûr de faire complètement confiance ni à Ashe ni à ce que lui avait dit Nigel.
— Tant pis, on défonce la porte.
La première chose qu’ils virent lorsqu’ils soulevèrent la bâche, c’était une moto de collection. S’ils avaient été plus férus en grosse cylindrée, ils auraient su qu’il s’agissait d’une Genny Shovel. Et s’ils avaient encore douté de son propriétaire, le gémissement qu’avait poussé Lee Stadler, au moment où Paterson souleva le taud, aurait suffi. C’était bien l’engin que le jeune Nigel avait vu passer plusieurs fois dans le squat et se garer dans cette cabane tout au bout. Et le pilote qu’il avait décrit à Ashe ressemblait trait pour trait à l’homme menotté qui les accompagnait. C’est d’ailleurs ce qui avait mis la puce à l’oreille d’Ashe puisqu’il l’avait vu récemment à l’enterrement du richissime propriétaire des mines.
Dans l’éclat de la lumière du matin, Stadler était blanc, la barbe qui bleuissait ses joues accentuait l’apparence de son malaise. Il serra les dents lorsqu’ils poursuivirent leur fouille sous ses yeux. Il savait que cette fois il aurait du mal à s’en sortir. Mais il ne se doutait pas encore de l’attaque et des accusations que Cattrioni s’apprêtait à lui servir.
Il regardait, pétrifié, les trois hommes qui allaient de surprise en surprise. Surtout Ange et Ashe qui savaient bien que la cabane n’était pas seulement un abri pour les motos. Mais ils s’attendaient plutôt à y trouver un stock d’armes, comme celui sur lequel ils avaient déjà mis la main la nuit dernière. Ici, à côté de quelques caisses d’alcool qui prenaient beaucoup de place, il y avait des centaines de doses d’amphétamines, bien insérées dans des cartons qu’ils mirent un temps fou à ouvrir. Entre ces dunes oubliées, c’était une couverture idéale. Ashe avait du mal à cacher sa surprise. Et aussi sa joie parce qu’il savait que cette fois il avait mis dans le mille et qu’il était en train de regagner la confiance de son copain. Quand Cattrioni s’adressa à Stadler, après leurs découvertes successives, le chef des bikers fut pris de court.
— Pourquoi avez-vous fait tuer le routier Kevin Stratos près de Sydney il y a deux mois ? Parce qu’il était un White Cheater ?
— Vous êtes fou, je n’y suis pour rien, ce n’est pas moi qui l’ai tué…
La surprise l’avait fait sortir de son mutisme. Il s’attendait à tout sauf à ça et Cattrioni continuait :
— Albury, ça vous dit quelque chose ? Greg Albury est bien un de vos hommes…
— Mais je n’y suis pour rien, c’est lui qui l’a tué…
— Comment savez-vous que c’est Albury qui a commis ce crime ?
— Mais, mais…
Pris au piège. Il réalisait son erreur trop tard. Un aveu sur lequel il aurait du mal à revenir et il le savait. Il savait aussi que la présence de sa moto à côté du stock de drogue et sa complicité avouée du meurtre de Stratos par un de ses lieutenants, que tout cela aurait du mal à passer auprès de ses soutiens politiques. Les trois hommes regardaient le gangster et plus personne ne parlait.
Lorsque, quelques semaines auparavant, Ange Cattrioni avait interrogé les trois lascars blessés dans la fusillade entre bandes rivales, ceux qui étaient en état de répondre, il n’avait pas obtenu grand-chose. Il aurait pu en être ulcéré devant l’impuissance permanente de la police face à ces gangs. Mais ces arrestations s’étaient tout de même soldées par deux ou trois informations inattendues.
Dès le début, il avait eu cette idée derrière la tête, un lien avec les meurtres. Partant du raisonnement qu’en matière de banditisme rien ne pouvait se faire en Australie-Occidentale sans l’intervention, de près ou de loin, des bikers, il avait tenté d’obtenir le plus de données possible sur ces braves garçons. Il avait par exemple demandé qu’on fasse des prises de sang à tous ceux qui avaient été arrêtés. Aux premières analyses on trouva tout ce qu’on pouvait attendre comme traces, drogues et alcool en quantité. Ce n’est pas ce qui l’intéressait. Il demanda des analyses approfondies, des analyses d’adn par exemple. La réponse du labo avait été longue. Il n’avait pas pressé le mouvement pour ne pas éveiller le moindre soupçon car il avait toujours peur des fuites. En comparant les adn de tous ces messieurs avec les traces trouvées sur les corps mutilés dont les découvertes avaient défrayé la chronique ces derniers mois, Cattrioni n’avait pas été déçu.
Des traces de l’adn d’Albury avaient été repérées sur les membres découpés de Kevin Stratos, le camionneur dont on avait retrouvé les morceaux sous le Crocodile Park, dans les environs de Sydney.
Tout aussi intéressant, il s’avéra – et cela il l’avait appris par hasard, vu que le niveau de collaboration entre la police de Nouvelle-Galles du Sud et celle de Western Australia était proche de zéro – que ce même Kevin Stratos, pendant les heures où il ne traversait pas le continent d’est en ouest pour livrer des minerais dans son camion de trente tonnes, était un membre des White Cheaters…
Le gang rival des Rock Rebells, celui-là même qui avait massacré quelques bikers ennemis un soir de printemps dans le camp désert d’un village de pêcheurs nommé Greys. Une vengeance ? Ce même village où ils se retrouvaient ce matin avec Lee Stadler, le boss, le leader des Rock Rebells…
— Et maintenant, on va où ?
Paterson s’impatientait. Il ne connaissait pas tous les tenants et les aboutissants de cette histoire dont les ramifications commençaient à s’étendre jusqu’aux affaires criminelles non résolues. Il trouvait qu’ils avaient déjà mis la main sur un gros magot.
— On ne va nulle part. On reste ici et Monsieur Stadler va nous aider pour la suite.
Le ton de Cattrioni n’admettait aucune réplique.