Chapitre 31

Cathédrale Sainte Mary, Victoria Square, Perth wa.

L’église était comble et le printemps semblait solidement installé. Ashe se disait que les enterrements ont toujours lieu les jours de beau temps. Pas étonnant à Perth, vu le nombre de jours de soleil chaque année. Ici, il fallait vraiment se lever tôt pour avoir des obsèques sous la pluie. Le soleil faisait ressortir les costumes sombres et briller les montures des Ray-Ban noires.

L’église était comble mais le parvis au bout de Murray Street aussi. Le peuple de la ville s’était déplacé en masse. Pas question de louper l’événement de l’année, pas question de manquer l’occasion de voir défiler tous les vip de l’État, du “Premier” aux candidats de télé réalité qui avaient eu leur semaine de célébrité éphémère la saison dernière. L’occasion pour tous de se montrer et de récupérer ainsi quelques miettes de l’héritage. Tout le monde observait avec gourmandise à défaut de chagrin. Est-ce qu’une personne, une seule, dans toute l’assemblée en avait ? Il en doutait fortement.

Il avait eu un mal de chien pour trouver une invitation. Le consul de France, un quinquagénaire australien moustachu qui avait fait fortune dans les céréales lui avait opposé une fin de non-recevoir polie mais ferme car il était assailli de nombreuses autres demandes. Alors il s’était adressé directement au service de presse. Sa fausse carte du Monde avait fait impression. Il avait affirmé qu’il voulait faire un article élogieux sur Jack Cockburn qui intéresserait sûrement les Français. Ce qui restait à démontrer. De toute façon, et sa carte de presse et son projet étaient faux et resteraient à l’état de projet. Mais il était maintenant dans la nef et fort bien placé en plus. Un peu trop devant pour observer tout le monde mais peu importe.

Ce qui lui avait demandé le plus de travail c’était de trouver une tenue adéquate. Il y avait perdu un temps fou. D’abord il avait ressorti de son placard un costume gris qui faisait encore bonne figure. Il avait bien une chemise blanche mais pas de cravate. Il courut chez David Jones pour en trouver une. Quand la vendeuse lui en dénicha une, noire à motifs gris clair, elle lui demanda avec quoi il allait la porter. Soudain il eut honte de son vieux complet. Il allait fréquenter les people, toutes ces célébrités bourrées de thune qui ne mégotaient pas sur le show off. Alors il se crut obligé d’acheter un ensemble noir en tissu poudré. Sa grande carcasse n’était pas exactement une taille mannequin. Il fallait faire beaucoup de retouches mais ils ne pouvaient pas s’en charger, débordés ce jour-là comme par hasard. Il ne devait pas être le seul à s’acheter une tenue de milord ce vendredi. Ashe sut parfaitement faire l’empoté désolé auprès de la vendeuse qui, à bout de patience, lui indiqua l’adresse d’une amie. Il téléphona à la couturière qui habitait loin, à Como. Il courut chez elle. Elle poussa des hauts cris, vu l’ampleur du travail. L’argent, une fois de plus, résolut tout, comme toujours en Western Australia. À huit heures le lendemain matin il récupérait le costume qui lui tombait pile poil. Mais il avait largement dépassé la limite des deux mille dollars qu’il s’était fixée.

Ce qui devait être une tenue anonyme ne l’était pas tout à fait. Car il y avait son chapeau. Partagé entre le désir d’être élégant, celui de ne pas se faire remarquer et celui de ne pas déroger à ses superstitions, il n’avait pas su choisir.

De surcroît, il n’avait pas prévu qu’il y aurait autant de paparazzis et de caméras de télévision à l’entrée de la cathédrale. Une photo – même la sienne – avait toutes les chances de passer inaperçue mais elle pouvait se retrouver à circuler sur Internet. Un des collègues d’Ange Cattrioni aurait tôt fait de s’interroger sur sa présence. Le PO aurait tôt fait d’être dans l’embarras. Et Ashe aurait tôt fait de perdre encore un peu sa confiance.

D’autant qu’il tenait à porter ce chapeau bordeaux. Un panama classique qu’il avait trouvé la veille dans une boutique couture à côté des grands magasins. Un truc chic et cher, ce qui avait encore augmenté la note. Il savait bien qu’il devrait le retirer sitôt entré dans l’église mais il ne pouvait déroger à son grigri favori, sa règle de conduite. Depuis qu’il avait fait fortune quelques années auparavant en récupérant un magot illicite abandonné. Ce jour-là il portait un bob rouge sur la tête. Fétichisme en cas d’affaire difficile à régler.

C’était le cas.

Toutes les chaînes de télé et tous les photographes étaient en alerte ce matin devant Sainte Mary, au cœur de la City, pour retransmettre l’événement. Ce qui n’arrive qu’une fois tous les dix ans dans une ville qu’on surnomme parfois Dullsville, la ville triste. Malgré son soleil et ses plages, les plus belles du monde. En réalité si Perth a jamais été Dullsville, c’était avant le boum économique. Depuis lors la cité s’est animée et il s’y passe beaucoup de choses même si elles n’arrivent pas à la connaissance du grand public. Elles irriguent les immeubles des compagnies minières, font exploser les cours de Bourse, elles enrichissent ou ruinent en quelques mois. Jusqu’à mort d’homme parfois. La presse se contente de donner les faits bruts, sans enquêter sur les causes ni sur les responsables.

Ce matin la famille Cockburn et les dirigeants des différentes sociétés du groupe entendaient profiter de la mort du patriarche pour réaffirmer leur pouvoir et leur munificence.

Tout ce qui compte en Australie-Occidentale était là, dans un curieux mélange. Le gratin et les pièces rapportées du gratin. Des requins de la finance évidemment, des marchands d’art aborigène, des artistes extravagants, des patrons d’industrie, des putes de luxe et des rugbymen cocaïnomanes. Ashe profita de l’arrivée d’un autre sportif célèbre, le capitaine de l’équipe nationale de cricket. Il était au bras de sa dernière fiancée, une bimbo siliconée, sans aucun talent, sinon celui de ses caprices et de ses frasques. Elle venait, selon la rumeur, de jeter de colère sa bague de fiançailles à trois cent mille dollars dans les toilettes de leur somptueux appartement de Peppermint Grove. Le plombier accouru à la rescousse se refusait à toute déclaration. Ce matin, au bras du talentueux cricketeur, elle était tout sourire et la meute des reporters s’était jetée sur eux. Voie libre pour Ashe. Il fut dans la place et enleva son chapeau.

Qui fit attention à la cérémonie ? Personne, jusqu’à l’homélie de Mgr Simpson qui soudain fit tomber un iceberg dans cet océan d’hypocrisie.

Avant cela les participants ne faisaient que s’observer à la dérobée. Qui était là ? Où ? Avec qui ? Parfois ils se retournaient et l’assemblée prenait, pendant les prières, une allure de pensionnat agité.

Ashe, plus discrètement que les autres et en respectant les usages, observait lui aussi. Il n’était pas difficile d’être plus correct que ces barons de l’industrie, ces rois de la Bourse ou ces impératrices des bordels.

Il vit alors Irina, la veuve éplorée. Une Malaise mal à l’aise. Enfin, en apparence. Il se demanda comment la deuxième épouse du tycoon pouvait avoir autant de larmes pour une cérémonie aussi longue. Encore belle, petite et mince, une miniature. Des yeux de feu que personne n’avait envie de croiser. Elle portait un de ses élégants saris de soie sauvage mais cette fois il était plus noir que toute l’encre de la Chine. Son grand moment eut lieu vers la fin de la cérémonie quand elle s’approcha du cercueil, s’effondra dessus en sanglots bruyants et finit par perdre connaissance. Personne ne fut dupe et personne ne lui vint en aide. Surtout pas le fils, Jack Jr, à qui elle allait bientôt disputer l’héritage en justice.

C’était l’homme qu’Ashe avait brièvement aperçu dans la mine de Deadwood Lake, lors de sa virée nocturne. Il était encore plus massif que dans son souvenir. Plus immobile aussi, comme pétrifié. Un crâne dégarni, un visage très rouge mais ce n’était pas à cause du deuil. Son air ahuri tenait plus à l’alcool qu’au chagrin.

Comme beaucoup d’autres, Jack Jr était anglican et semblait dérouté par les rituels catholiques. Costume noir, chemise blanche, cravate noire. Curieusement, il portait tout cela avec une certaine élégance, ce que n’avait jamais réussi à acquérir son milliardaire de père. Le prix du costume et surtout la fréquentation, même épisodique, de la “high society”. Il n’avait pas de lunettes et on pouvait remarquer son regard perdu, vague plutôt qu’hébété. Quand il sortait de sa torpeur, c’était pour lancer des coups d’œil interrogateurs et inquiets à ses voisins. Il aurait préféré que la cérémonie se déroule, deux rues plus loin, à la cathédrale anglicane Saint George. Mais Irina, la veuve, avait converti le vieux chercheur d’or et avait tenu à ce qu’une messe soit célébrée pour les funérailles, ce qui choquait dans cette assemblée majoritairement wasp. La plupart des participants avaient été élevés dans des collèges presbytériens, méthodistes ou anglicans, là où la haine du catholique était soigneusement entretenue au cours des matchs de rugby scolaires et universitaires. Il ne fallait pas chercher plus loin l’origine des coups échangés dans les mêlées. Lorsqu’ils arrivaient à l’âge adulte, ils connaissaient à peine les Aborigènes et leurs problèmes mais ils tenaient toujours compte de l’appartenance religieuse pour évoluer dans la société.

Ce qui le surprit le plus ce fut la présence au dixième rang, tout près de lui, de Zina Garrison, la vraie – fausse (selon les points de vue) fille naturelle du défunt. La bâtarde de l’homme le plus riche d’Australie. Et… la mère d’Alistair. Que faisait-elle ici ? Qui l’avait invitée ? Comment avait-elle franchi les barrages érigés à l’entrée par la garde rapprochée du magnat ? Elle était pourtant là, seule et digne pour porter son double deuil, dans une robe noire égayée de quelques motifs jaunes et rouges. Un rappel du drapeau aborigène. Tout le monde l’ignorait mais tout le monde l’avait vue et bien vue. Elle était le scandale de la cérémonie, beaucoup plus que la comédie – la tragédie même – de la veuve numéro deux.

La présence de Zina aurait même été le scandale de la journée s’il n’y avait eu l’homélie de l’évêque. À un moment, Ashe croisa le regard de la femme métisse, elle le vit mais il n’est pas sûr qu’elle l’ait reconnu. Il se promit de tenter de l’aborder à la sortie. Il n’en eut jamais l’occasion.

Mgr Simpson paraissait très grand derrière son pupitre à côté de l’autel, à moins que le lutrin ait été volontairement abaissé. Il émanait de sa personne un ascendant naturel aisément perceptible même devant cette assemblée hétéroclite peu disposée à se faire sermonner. La tache de vin qui illuminait son front lui donnait un faux air de Gorbatchev et accentuait son autorité. Il parla peu du défunt, enfin pas directement. Il se plaça d’emblée sur un plan plus général et se contenta de rappeler quelques paraboles de l’Évangile sans en faire le moindre commentaire. Il cita d’abord saint Luc :

“Le domaine d’un riche propriétaire avait rapporté de façon exceptionnelle. L’homme se mit à réfléchir. Que faire ? se demandait-il. Je n’ai pas assez de place pour engranger toute ma récolte. Ah ! Je sais. Je vais démolir mes greniers pour en construire de plus grands et j’y entasserai tout mon blé et mes autres biens. Après quoi je pourrai me dire : mon ami te voilà pourvu pour de nombreuses années. Repose-toi, mange, bois et jouis de la vie. Mais Dieu lui dit : « Pauvre fou que tu es, cette nuit tu vas mourir. Et tout ce que tu as gagné et préparé pour toi, qui va en profiter ? »”

Le prélat marqua alors une longue pause. L’assemblée, jusqu’alors assez distraite, se figea quelques secondes au fur et à mesure que les saintes paroles pénétraient dans des cerveaux plus habitués aux chiffres – et plus préoccupés à compter ce que cet événement allait leur rapporter – qu’à entendre un prêche. À l’instant où ils étaient tous saisis au vol, l’évêque continua en citant cette fois saint Matthieu :

“Regardez les oiseaux du ciel, ils ne sèment ni ne moissonnent et ils n’amassent rien dans des greniers. Et vo­­­tre père céleste les nourrit. Ne valent-ils pas mieux que vous… ?”

Personne n’entendit le murmure mais tout le monde l’imagina. À ces mots, une douzaine de regards se tournèrent vers Zina Garrison, la femme issue d’un peu­­ple qui ne semait ni n’amassait rien. Ils n’étaient qu’une douzaine, les plus cultivés ou les moins hypocrites, mais ceux-là savaient que Mgr Simpson avait parlé pour elle.

Le reste de l’assemblée se fixa sur la nuque d’Irina, la veuve malaise, la veuve noire. Ce ne pouvait être qu’elle qui avait manigancé tout cela. En donnant à son mari des obsèques catholiques, elle défiait cette assemblée de protestants et d’anglicans rougeauds de peau, blancs de race et satisfaits d’eux-mêmes, ceux qui l’avaient toujours ignorée. Comme Jack Jr, le fils du défunt. Une claque envers lui, avec qui elle allait se battre pour beaucoup d’argent. Et peut-être même un coup de pouce pour la fille illégitime, Zina. On racontait qu’Irina l’avait reçue en secret dans sa somptueuse résidence de Dalkeith pendant que son mari agonisait à l’hôpital.

Et si tout cela n’était qu’une initiative personnelle du prélat ? Ashe se souvint alors que c’était le même évêque qui était aux côtés de la femme métisse quand elle avait donné sa première conférence de presse, lorsqu’elle avait révélé sa filiation. Ashe, que toute cette comédie de l’argent, du pouvoir et de la religion réjouissait profondément, se promit de le rencontrer.

Plus personne n’écoutait la fin du rituel. La suite de la cérémonie se déroula dans un silence de chiffons froissés et de lunettes noires relevées sur le front. Qui ne fut rompu que par les sanglots longs d’Irina, effondrée pendant de longues secondes sur le cercueil de son époux adoré.

Une belle tranche de vie autour d’un mort.

À la sortie, sur le parvis, il tenta de saisir des indiscrétions, des bribes, des exclamations, des secrets peut-être. Mais tous se parlaient à l’oreille, sans doute encore fâchés de l’arrogance du Monseigneur. À moins que ce ne soit le respect que l’on doit à un défunt. Mais qui avait la moindre notion de respect parmi tous ces rapaces ?

Brusquement il se trouva en face d’une belle femme, une Française de sa génération. Elle détonait par la coupe de sa robe et un chic qu’aucune des femmes ne pouvait égaler malgré leurs vêtements siglés Prada ou Donna Karan. Ashe ne l’avait pas revue depuis une éternité.

— Que fais-tu là ?

— Je pourrais t’en demander autant.

Il n’avait pas préparé la moindre réponse, il choisit de poursuivre en douceur :

— Tu connais la famille ?

— Non, dit-elle, mais j’ai été invitée par les services du Premier ministre. Je travaille sur un programme dans les prisons. As-tu vu Zina Garrison ?

Ache se souvint à ce moment-là que son amie s’appelait Christine et qu’elle était psychologue. Elle était grande, brune. La couleur de sa robe, marron glacé, lui seyait parfaitement et donnait à son teint une nuance dorée. Mais ce n’est pas cela qu’Ashe vit tout de suite, il remarqua son strabisme. Mais au lieu de l’affliger d’un regard gênant, il accentuait la curiosité qu’elle inspirait.

— Bien sûr que je l’ai vue. D’ailleurs tout le monde ne regardait qu’elle…

— Je m’occupe, entre autres, de sa fille. Une jeune femme qui était récemment en prison pour pas grand-chose. Difficile à apprivoiser mais attachante.

— Sa fille ?

— Oui, sa fille, pourquoi ?

— La sœur d’Alistair ?

— Je crois en effet qu’elle a un frère qui s’appelle ainsi.

— Malheureusement il vient de mourir. Tu penses que je pourrais rencontrer cette jeune femme ?

— Difficile mais pas impossible.

C’est pendant ce dialogue qu’Ashe l’aperçut au milieu du jardin de Victoria Square. Que faisait-il au milieu de cette société respectable ? Enfin respectable en principe. Il était seul, vêtu comme les autres d’un costume sombre, d’une cravate noire et de lunettes assorties. Mais il était sûr que c’était bien lui, bien que personne ne puisse apercevoir sous ce déguisement les tatouages agressifs et même obscènes dont Ashe se souvenait très bien. Ses cheveux blonds étaient coupés très court, presque ras, ce qui faisait ressortir sa nuque épaisse. Avec ses larges épaules, on aurait pu le prendre pour un garde du corps. De face, son regard était bien trop intelligent pour qu’il y ait la moindre confusion.

Son nom lui revint aussitôt en mémoire. Lee Stadler. La première fois qu’il en avait entendu parler c’était en lisant un magazine intitulé oz Bikers. Stadler y était présenté comme un collectionneur de Harley-Davidson de grand prix. Cette interview l’avait perdu, il n’aurait pas dû sortir de sa discrétion habituelle. Car en réalité Stadler était l’un des chefs de ces gangs de motards qui régissent le commerce de la drogue et la prostitution dans toute l’Australie. À cause de cet article, cet homme que la police ne parvenait jamais à coincer avait été arrêté. Évidemment quelques mois plus tard il était ressorti libre et toutes les charges qui pesaient sur lui avaient été abandonnées.

Que faisait-il là, seul, le regard lointain, un regard d’oiseau de proie ? Pourquoi se montrait-il à la sortie des funérailles de Jack Cockburn ? En tout cas personne ne faisait attention à lui.

Les mâchoires du serpent
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