Prologue
Septembre, Wild Rivers National Park, Tasmanie.
C’est en septembre qu’on en avait parlé pour la première fois. Mais peu. D’ailleurs personne ne fit le rapprochement avec les corps découverts dans d’autres États quelques semaines plus tard. C’est tout juste si la police fit une enquête. Et pourtant, pourtant, il y avait matière, vu les circonstances de la découverte et l’état dans lequel le corps fut retrouvé. Il est vrai que le sort de cet homme n’intéressait personne.
Il est vrai aussi que le cadavre pourrissait depuis plusieurs jours, qu’il était en plusieurs morceaux, que c’était horrible à voir et que même à cet endroit sauvage et isolé de la forêt, tout cela sentait très fort. Tous ceux qui avaient eu à l’approcher, paramédicaux, policiers, coroner, n’avaient eu aucune envie de s’attarder. Ils avaient fait enlever le corps avant que les journalistes arrivent sur les lieux.
C’est l’odeur qui avait attiré les trois randonneurs. Ils pensaient que c’était une charogne, ils avaient cru que c’était celle d’un kangourou ou d’un wombat. Ces étudiants aussi furent victimes. De leur curiosité.
Ils étaient trois, deux garçons et une fille qui fêtaient en ce week-end prolongé l’approche de leur diplôme d’ingénieur dans une université de Melbourne. Si l’un des deux garçons ne s’était pas appelé Franklin, s’il n’était pas né en septembre, si, pour cette occasion, il n’avait pas voulu célébrer son anniversaire en descendant la Franklin River en canoë, s’ils avaient manqué le petit avion de Strahan, à l’extrémité ouest de cette partie quasiment inviolée de la Tasmanie, si le ranger, loueur de canoë, ne les avait pas attendus tard la veille au soir, ils n’auraient pas eu leur week-end gâché.
Mais avec des si, on a de beaux cadeaux d’anniversaire. Pas la découverte des restes éparpillés d’un homme dans un lieu aussi immaculé, là où aucune âme ne semble être jamais passée avant vous.
Franklin et ses amis étaient des jeunes gens prudents, ils avaient décidé de porter le canoë plutôt que de descendre ces rapides qui leur paraissaient dangereux. Le soleil perçait à travers les immenses Huon Pines multicentenaires. Il marquait l’arrivée précoce d’un printemps frais. Un vent glacé, un reste des tempêtes hivernales, ramenait de la mer tout proche des frissons polaires. Mais ils étaient bien équipés. Et au moins il ne pleuvait pas, ce qui était une vraie chance. À cette époque, tout près de la côte ouest de l’île de Tasmanie, battue par les vents et les dépressions du grand océan du Sud, la période d’équinoxe est propice à un déluge constant. C’est pourquoi ils n’avaient rencontré personne depuis ce matin. C’est pourquoi le loueur de bateaux avait paru surpris de leur désir de descendre la Franklin River.
Midi était passé depuis longtemps et ils avaient choisi de s’arrêter pour manger dans cette clairière de paradis terrestre où le tapis de mousse était si intense qu’il semblait fluorescent. Ils étaient presque arrivés à la jonction de la Franklin et de la Gordon River, dans cette partie vierge du parc qui avait été l’objet d’affrontements violents et récents entre les écolos et les industriels du bois. Pour l’instant les verts tenaient la corde mais rien n’était réglé et cela n’empêchait pas les compagnies forestières d’envoyer leurs bûcherons couper les arbres et mettre tout le monde devant le fait accompli.
C’est lorsqu’ils sortirent la nourriture de leurs sacs qu’ils sentirent l’odeur. Leur curiosité. Ils n’eurent jamais le temps ni l’envie de finir leur repas.
Disloqué, dévoré. Ce sont les deux adjectifs qui vinrent immédiatement à l’esprit des trois copains lorsqu’ils mesurèrent l’étendue du problème. Si la tête et le tronc étaient encore ensemble, presque entiers, il manquait une jambe et un bras qu’ils n’eurent aucun mal à apercevoir dans les basses branches un peu plus loin. Le reste du corps reposait contre un tronc, comme pour une sieste mortelle. Le visage était lacéré, une oreille manquait, la mâchoire pendait, retenue d’un seul côté.
Ils ne purent s’approcher. La petite amie de Franklin, qui s’appelait Melody, vomit malgré son estomac vide. De la bile. Heureusement les griffures du corps et les perforations du ventre étaient cachées sous les vêtements en lambeaux. Déchirés. Dévorés. Voilà ce qu’ils pensèrent aussitôt et qu’ils dirent plus tard, chacun à son tour, aux policiers qui gâchaient définitivement leur week-end. Au moins ils auraient quelque chose à raconter à leur retour à l’université.
Wilfrid McPhee ne venait de nulle part et n’allait sans doute pas beaucoup plus loin. On ne lui trouva aucune famille et personne ne fit beaucoup d’efforts pour connaître les raisons du drame. Il avait surgi de l’arrière-pays du Queensland, d’une de ces fermes aujourd’hui à l’abandon. Il avait commencé à travailler comme bûcheron en Tasmanie une dizaine d’années plus tôt et changeait d’entreprise au gré des nouvelles coupes et selon les saisons. Il ne restait jamais longtemps avec le même employeur. Ni jamais longtemps au même endroit. Queenstown, Strahan, il fuyait tous ces lieux où il y avait toujours beaucoup de monde, des touristes, des randonneurs, d’autres bûcherons. Il les voyait rarement, sauf au pub lorsque le soir il éclusait une vingtaine de pintes comme les autres. Les autres qui le connaissaient à peine. Taiseux, solitaire, c’est ce qu’ils dirent tous. Mais personne n’avait envie de parler de lui. Pas plus les patrons des compagnies forestières qui l’employaient – illégalement la plupart du temps. Pas plus les prostituées du bordel de Queenstown qui affirmèrent ne l’avoir jamais reçu. Pas plus les rangers du parc qui reconnurent du bout des lèvres l’avoir croisé une fois ou deux. Ils semblaient le craindre, sa carrure, sa barbe, ses poings. Dans la cabane qu’il occupait dans les bois, on ne retrouva qu’une valise et quelques vêtements. Et un koala en peluche, tout neuf, à côté de son sac de couchage. Plus une bible au fond de la valise.
Il lui manquait des dents de devant. Elles avaient sauté récemment, peut-être pendant l’agression. À l’autopsie, à la morgue ils virent des tatouages, des pattes d’ours soigneusement dessinées, faites par un professionnel en ville. Une sur l’épaule gauche, une sur la fesse droite. D’autres tatouages aussi, plus banals, sur les bras. Et une inscription obscène qui partait du nombril. Ils ne purent lire la fin de la phrase qui se terminait sur le sexe.
Car sa bite avait été arrachée.
Par un animal ? C’est en tout cas ce qui fut raconté. Sûrement pas par un wallaby ou un kangourou même enragé, ils sont végétariens. Pas un wombat pour les mêmes raisons. Le diable, cet animal nocturne si vilain, paraissait trop petit pour avoir fait autant de dégâts, même s’il avait peut-être ajouté la touche finale au tableau.
Restait un dingo affamé. On les avait rarement surpris à une telle sauvagerie. Mais cela arrangeait tout le monde. Les collègues violents, les autorités de l’État et les sociétés d’exploitation qui ne voulaient pas qu’on vienne regarder de trop près leurs comptes. D’autant que depuis le xixe siècle, où paraît-il des convicts perdus dans la sauvagerie de cette terre inexplorée s’étaient livrés à des actes de cannibalisme, personne n’avait entendu parler d’une telle sauvagerie entre humains. Cela arrangeait notamment les policiers qui n’eurent pas envie d’approfondir quoi que ce soit. Ni le syndicat d’initiative, ni les journalistes paresseux. Restait le ou les dingos.
Ou le tigre, oui le tigre, la belle affaire ! Les journalistes qui n’avaient pas envie de se fouler à enquêter, ni d’aller voir les restes de McPhee de trop près, s’engouffrèrent dans la brèche. Et la rumeur revint.
Presque un siècle qu’on n’avait pas vu de tigre de Tasmanie. Le dernier représentant de l’espèce est mort au zoo de Hobart juste avant la Seconde Guerre mondiale. Le marsupial au pelage à rayures, ses flancs tigrés de noir, ce monstre à la fabuleuse mâchoire qu’il ouvrait – paraît-il – à cent vingt degrés. Peu d’êtres vivants peuvent encore le confirmer mais c’est ce qui se dit, se raconte de-ci de-là. Le tigre de Tasmanie, disparu depuis près de quatre-vingts ans, comme avaient disparu avant lui les kangourous géants, victimes des effets conjugués de la chasse, des maladies et des constructions de l’homme.
Ce qui se disait, ce qui se racontait. Et on disait aussi que tel chasseur solitaire, tel bûcheron perdu dans la forêt en avaient aperçu un furtivement. Que ces animaux se cachaient bien, fuyaient l’homme mais existaient toujours dissimulés dans les recoins inviolés de cette partie de la Tasmanie qui reste encore aujourd’hui terra incognita. On le disait, on le racontait et les récits de bistrots alimentaient les fantasmes.
Ils ressurgissaient brutalement avec la découverte du corps du bûcheron. Ou de ce qu’il en restait. Il y avait des traces de morsures. Personne ne voulait croire qu’elles avaient été faites post-mortem par un petit diable ou même par un homme. Personne n’avait envie de le croire. Ils préféraient tous le tigre assassin.
Ou les dingos pour les plus raisonnables.
Ce qui arrangeait bien tout le monde. Et surtout la police qui laissa planer le doute pour éviter de chercher plus avant. Et personne ne pleura Wilfrid McPhee.