Chapitre 1

Octobre, Steam Works Sauna, Perth, West Australia.

Ashe avait d’abord été attiré par ses muscles et ses tatouages. Il n’avait compris qu’après qu’il était aborigène. Il l’avait compris au moment clé de leur rencontre, mais il était trop tard.

Pourquoi n’y avait-il pas pensé plus tôt ? Sans doute à cause de ses préjugés. Il ne pouvait imaginer rencontrer un blackfellah dans un endroit pareil. Gay et aborigène sont deux mots rarement associés. D’ailleurs qu’est-ce que gay signifie pour eux ? Qu’est-ce que leur sexualité a à voir avec la nôtre ? Que peuvent-ils appréhender de notre mode de vie ou plutôt du mode de vie des Australiens blancs qui mettent les gens dans des cases ? Gay comme ghetto. Sans doute pas chez eux. Qu’est-ce qu’il en savait ? Ses préjugés.

Au moins ses préjugés ne faisaient pas entrer en ligne de compte la couleur du bonhomme. Il n’en a jamais été question. Ashe, justement, avait été attiré par sa peau noire. Même si c’était dans l’obscurité.

Quand il l’avait revu sous la douche un peu plus tard, il avait saisi la différence avec les Blacks qu’il avait déjà rencontrés. Le jeune homme lui tournait le dos ostensiblement, comme il l’avait déjà fait dans une cabine auparavant pour d’autres raisons. Malgré l’eau qui ruisselait sur sa peau et malgré ses tatouages sur le dos – il croyait encore que c’étaient des tatouages et ce n’est qu’en le voyant là, dans la lumière des douches, qu’il avait compris qu’il s’agissait de scarifications. Sa peau était d’un noir mat, sans éclat, tout le contraire des Africains à la peau luisante. Comme si le soleil ne se réfléchissait plus sur la peau de ce torse costaud qu’il avait serré un peu plus tôt contre lui. À leur premier contact, lorsque le garçon s’était brusquement retourné, Ashe avait senti son haleine chargée d’alcool. Peut-être en avait-il besoin pour se donner le courage d’entrer dans un endroit pareil. Peut-être.

Ashe n’avait jamais vu d’Aborigènes dans des lieux homos. Hormis une fois, au Court, le bar gay de la ville. Ce jour-là, le gars avait des cheveux frisés et teints en roux, comme sa barbe, sales. Il portait une sorte de robe sac en satin rose avec un collier assorti. Il était folle comme dix lapins et Ashe n’avait pas aimé cette caricature. Ses préjugés.

Ashe allait de temps en temps au Steam Works. Pour l’atmosphère, pour le plaisir et pour les amis. Il en avait rencontré beaucoup dans ce sauna, le seul de Perth. Il y retrouvait parfois, de plus en plus rarement, son compère Ange Cattrioni, son ami flic et fidèle, son copain des bons et des mauvais jours qui l’avait parfois sorti de situations inextricables. Et qu’il avait parfois aidé dans d’autres situations tout aussi compliquées.

Ashe y était donc cet après-midi un peu par désœuvrement, sûrement pas par ennui. Le Français ne s’ennuyait jamais ici, sur les côtes de l’Australie-Occidentale où il poursuivait son errance interminable. Il vérifiait juste de temps en temps que le magot d’un truand dont il avait hérité par hasard – le hasard fait bien les choses quand on sait le tourner à son profit – ne s’amenuisait par trop sur son compte à la Westpac. Parfois il avait l’impression qu’il ne diminuait pas malgré toutes ses dépenses. Quand il l’avait récupéré illégalement après sa première enquête, il n’avait même pas voulu savoir à combien il se montait précisément. Les chiffres dansaient devant ses yeux sur les relevés bimensuels et il en oubliait, d’une quinzaine sur l’autre, les montants improbables. Un jour peut-être ils arriveront à zéro. Ce n’est pas demain la veille.

Il ne s’ennuyait pas mais la pluie du début de printemps qui tombait sans discontinuer ce jeudi l’empêchait de taper des balles de golf à Wembley. Ou de marcher le long de la plage de Swanbourne. Cette marche roborative, léchée par les vagues dont il ne se lassait jamais. Alors va pour le Steam Works, ses suées, ses effluves, ses corps nus et ses langueurs inentamées. Au moins il en ressortirait rincé.

Il n’en espérait pas plus mais ce jour-là il avait aperçu Alistair. Il ne sut son nom qu’à la fin de sa visite. Bien après que le garçon eut quitté brusquement la cabine où ils s’étaient isolés sans un mot et dont il était ressorti trop vite, muet. Après Ashe l’avait cherché partout et il ne l’avait pas trouvé. Il avait tourné en rond, dans les vapeurs du hammam, dans la salle de repos, dans le sauna sec et c’est finalement au vestiaire qu’il avait fini par le dénicher alors que le gars se rhabillait. Ashe s’était jeté à l’eau :

— Comment t’appelles-tu ?

— Alistair.

Le jeune homme sembla le regretter aussitôt. Ashe fit le tour de la salle pour s’éloigner parce qu’il avait le sentiment de l’avoir gêné. Comme il l’avait gêné auparavant dans la cabine avec son geste instinctif et curieux qui avait braqué le garçon et fait retomber la magie de l’instant.

Il voulait se rattraper. Son nom, Alistair. Il souhaitait lui faire des excuses pour ses gaffes et sa maladresse après avoir contourné les casiers des vestiaires mais le bonhomme avait déjà disparu. Son corps massif, musclé, sa silhouette un peu empâtée. Il prenait de la place pourtant, même avec des vêtements légers, bermuda sombre et vareuse en coton à motifs colorés. Évaporé.

Ashe n’avait jamais eu l’intention de l’embarrasser ou de le choquer. Et il savait qu’il l’avait vraiment choqué. D’ailleurs il n’avait compris qu’à ce moment clé, dans la cabine, et à ce moment-là seulement, qu’Alistair était aborigène. Était-ce cela qui l’avait inconsciemment attiré ? Sa jeunesse aussi peut-être, il n’avait pas trente ans. Et ses traits durs, son air de vous toiser. Une fierté.

D’abord il y avait eu un premier regard, l’hésitation d’Ashe et l’embarras de l’autre, presque vingt ans de différence tout de même. Ça ne compte pas ces choses-là dans le milieu mais il se posait toujours des questions. Incorrigible. Alors, il avait poussé Alistair dans une cabine, comme un défi. Ils s’étaient regardés dans l’ombre. Il avait voulu le caresser, l’embrasser peut-être. Au début le jeune homme s’était laissé faire, sur le torse, sur les cheveux crépus, sur les bras. Quand Ashe avait voulu descendre plus bas il s’était retourné brusquement, semblant préférer une étreinte rapide et peut-être violente. Ce n’était pas ce que voulait Ashe qui avait envie de tendresse, de sensualité, d’amitié peut-être. Alistair voulait plus, plus fort, tout de suite. Ashe s’était alors rapproché, il poursuivait une idée. Il avait passé son bras devant, vers le sexe. Le garçon bandait. À cet instant précis, Alistair s’était rebiffé et, sans un mot, il était sorti en vitesse de la cabine en laissant Ashe sur sa faim. Et sur sa gaffe.

Ashe avait touché son sexe et il avait senti sa particularité. Il avait compris en une seconde d’embarras foudroyant qu’Alistair était vraiment aborigène. Mais comment pouvait-il savoir cela avant ?

De sa main il avait caressé la bite du jeune homme, et il avait eu un choc. Il avait insisté une seconde de trop. D’accord, il n’aurait pas dû. Mais il avait bien senti le gland ouvert, coupé en deux, comme on le ferait pour un fruit. Une mutilation, sans doute au cours d’une cérémonie d’initiation barbare. Cela l’avait pétrifié et il était resté sans bouger pendant de longues minutes sur le lit de repos. L’autre s’était enfui.

Ensuite il l’avait cherché au vestiaire, car il n’avait eu qu’une envie, le retrouver, lui sourire, s’excuser, lui offrir un verre, enfin tout ce qu’on peut faire, tout ce qu’on veut faire dans ces moments-là entre gens civilisés.

Civilisés.

Questions. Culpabilité. Ashe était bien au cœur du problème. Il y était brutalement confronté sans le vouloir. Il réalisait qu’il avait toujours évité de regarder cette réalité en face depuis qu’il vivait en Australie. Une réalité invisible. Comme eux, les Aborigènes. Transparents, immobiles. Comme nos yeux sur eux. Le regard qui glisse, et qui ne s’arrête jamais. Et comment on les oublie aussitôt.

Cette fois Ashe n’avait pas envie d’oublier.

Les mâchoires du serpent
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