Chapitre 11

Court Hotel, Northbridge, quartier de Perth City, wa.

Ashe n’était pas retourné au Court depuis bien longtemps. Ça lui manquait et la dernière mission confiée par Ange l’avait mis en appétit. Elle avait réveillé son goût affadi de la socialisation. Quitter le désert et retrouver ses congénères. Quitter aussi sa vie de langueur, de rêveries et d’isolement pour retrouver ses copains. C’est plus facile qu’on ne le croit de se laisser dériver.

Ils n’étaient pas bien nombreux dans le bar, le seul bar véritablement gay de tout Perth. Et il ne s’attendait certainement pas à y faire cette rencontre-là, ce soir-là. Trop évident. Et il ne s’attendait sûrement pas à ressentir un tel coup au cœur. Disproportionné. Mais il n’y a pas de hasard, jamais. Il l’avait appris à son profit depuis des années qu’il avait débarqué en Australie. Qu’il s’y était trouvé confronté à la cupidité, à la violence et à quelques crimes. Qu’il les avait résolus et, en même temps, mis la main sur un fric non réclamé qui lui valait maintenant de vivre de l’air du temps sur les rivages de moins en moins indolents de l’Australie-Occidentale. Même au Court cela se voyait que la région était en train de flamber. Les jeans étaient plus neufs même s’ils étaient toujours aussi déchirés. Les godasses étaient en cuir plus souple et les babioles en or plus nombreuses autour des cous, autour des poignets. Sur la queue même parfois. À Perth c’est la première fois qu’Ashe avait vu de ses yeux un mec avec un cockring en or. Les lesbiennes, elles aussi, portaient davantage de bijoux.

La musique était toujours la même. Un mélange de techno et de disco, cette vieille nostalgie. Ce soir ça pulsait encore dans les pièces presque vides où les mecs étaient quand même en majorité. Le Court a cette particularité de la mixité. Filles et garçons, jeunes et vieux, surtout le week-end quand les soirées venteuses de Perth les accueillent pour se frotter les uns contre les autres au son de Kylie Minogue ou du dernier dj à la mode. Sous les lumières stroboscopiques des boules de ball­rooms on y croise de jeunes mecs aux jeans cigarettes et aux cheveux ras, de vieux ours patauds avec autant de tatouages et moins de cheveux, des adolescentes effrontées en jupe ras des fesses au bras de mécaniciennes en salopette coiffées comme des hommes.

En semaine, à l’heure d’un dernier verre avant dodo, c’était assez calme. D’ailleurs ils avaient fermé la plus grande pièce pour tenter de recréer une ambiance cosy.

Ashe l’avait reconnu tout de suite et son cœur s’était mis à battre plus fort. Bien qu’il ait été seul à siroter sa bière, bien que sa peau foncée le distingue et le classe, Alistair ne paraissait pas isolé. Cette manière tranquille de ne rien attendre. En fait, il ne détonnait pas du tout ici. Et curieusement Ashe avait parlé de lui deux heures plus tôt au téléphone avec Ange pour rendre compte de sa “mission”.

— Tu aurais vu leur tête quand Bruce a dit qu’il avait réparé l’avion et qu’on allait repartir.

— Ils ne vous en ont pas empêchés ?

— Ils ont bien failli. Ils étaient peut-être un peu endormis, ça a été de justesse.

Ashe ne lui avait pas tout raconté et pour cause. Il n’allait pas s’étendre sur ses exploits intimes de la nuit. Sur ce qu’il avait appris, si.

— Tu y crois à cette histoire de guéguerre entre les Aborigènes et les mines ?

— Plus que tu ne penses. Tu vas être surpris en lisant les journaux demain matin. Ils n’en parleront pas à la télé ce soir. Ils évoqueront le meurtre d’Andrew mais ils n’en diront qu’un minimum. Je le sais, j’ai eu les journalistes au téléphone tout à l’heure.

— Et pourquoi le West Australian en dira plus demain ?

— Tu te souviens de Dick Cheney ?

— L’ancien secrétaire d’État américain…

— Idiot, tu le fais exprès. Mon pote qui bosse au West Australian.

— Ce n’est pas celui qui nous avait présentés ?

— Bien sûr, pour une partie de golf !

Et ils éclatèrent de rire tous les deux. Cela s’était passé quelques années plus tôt. Dick Cheney, qui travaillait alors à la rubrique sportive, les connaissait l’un et l’autre mais pas par le milieu gay, ce qu’il n’était pas du tout. Ange était un de ses informateurs. Et Dick avait refilé des tuyaux à Ashe pour une enquête dans le milieu du golf professionnel entre overdoses, dopage et crimes sexuels. Le journaliste, connaissant leur passion pour le golf, les avait rassemblés tous les trois pour une partie sur le parcours de Wembley. Ses deux contacts s’étaient si bien entendus sur les greens, qu’ils avaient terminé la nuit dans le même lit. Le début d’une complicité indéfectible.

— Je crois que Dick ne l’a jamais su, a ajouté Cattrioni.

— Et puis même… Il sait bien qu’on continue à se voir. Il sait bien aussi qu’on est pédés !

— Qui ne le sait pas à Perth !

— Tu crois vraiment ?

— Pour toi, je ne sais pas mais comme je me suis occupé des relations de la police et de la communauté, ça ne fait de doute pour personne.

— Dont acte. Et qu’est-ce qu’il dit le secrétaire d’État à la défense ?

— Demain, son canard, The West, sort un long article sur la remontée de la violence chez les Aborigènes. The Australian l’a déjà fait avec une double page sur la transformation d’Alice Springs en coupe-gorge où rôdent des bandes incontrôlées de Blacks. Cette fois c’est dans les banlieues de Perth que ça se passe. Soi-disant. Ils vont y aller à fond. Dick était gêné quand il me l’a raconté tout à l’heure.

— Le journal ne parle pas des meurtres ?

— Pas directement. Mais la mort d’Andrew et ses mystères seront dans un autre papier le même jour. Aux lecteurs de faire eux-mêmes le rapprochement.

Cattrioni, un peu plus tôt, lui avait raconté sa nuit mouvementée et toutes les questions que soulevaient l’assassinat du financier et sa mise en scène. Il n’avait pu se reposer qu’en milieu de journée pour une sieste profonde mais courte. Au bout du fil, il semblait sur les nerfs.

— Cette campagne de presse est une vraie saloperie. Le big boss du journal et ses copains mettent le paquet. On dirait que certains ont décidé d’étaler du sel sur les plaies. Les connards !

Et soudain, le PO avait ajouté :

— Tu as revu Alistair ?

— Non, où veux-tu que je le voie ?

— Je ne sors pas beaucoup.

— Sauf dans la nuit du désert…

Et ils avaient de nouveau rigolé. Après, Ange était parti se coucher pour récupérer et Ashe était retourné à Fremantle, chez lui, pour écouter les nouvelles. Mais son escapade en avion et cette discussion avec son pote lui avaient donné des fourmis dans les jambes. Le moment de se socialiser. Au Court par exemple.

Maintenant Alistair buvait sa bière seul sur un coin du bar. Le garçon noir ne l’avait pas reconnu. Même pas regardé. Ashe ne le quittait pas des yeux. L’envie d’en savoir plus ou la sensualité du garçon ? Ce qui est sûr c’est qu’il s’était mis à transpirer, cela ne lui arrivait pas souvent. S’il avait réfléchi, il se serait dit que c’était à cause de la curiosité, pas du désir. Et il se serait menti à lui-même. Quoique le désir dans cette affaire ne fût pas seul en cause. Ou plutôt c’était un désir beaucoup plus vaste qui aurait sauté tous les obstacles de race, de communauté, de culture, de peau.

Il avait d’abord bavardé avec deux ou trois amis, des beach boys comme il les appelait. Des mecs qu’il croisait l’été sur la plage dans le coin le plus éloigné de la grève de Swanbourne. Des amis sans importance, sans gêne et sans protocole. Ce soir ils parlaient de tout et de rien, surtout de rien. Ce qui convenait parfaitement à Ashe qui n’avait aucune envie de leur raconter ses aventures récentes. De la pluie et du beau temps. De rien donc. Ce qui lui permettait d’observer le garçon aborigène tout à son aise. Son cœur battait de plus en plus vite, une irrépressible envie d’entrer en contact. Et plus, si affinités. Il savait bien que c’était mission impossible. Mais c’est de ce genre d’impossibilité que naissent les obsessions. Ashe ne se doutait pas encore de ce qui était en train de lui arriver mais il savait inconsciemment que le cours de sa vie était en train de changer, au moins pour les prochains mois. Les mains moites, il s’approcha et prit les devants.

— Tu bosses aussi dans les mines ?

— Non, pourquoi tu dis ça ? Parce que je suis black ?

— Au contraire, je n’ai pas l’impression qu’il y ait beaucoup de Blacks, comme tu dis, qui bossent là-bas.

— Pas comme vous l’entendez, sûrement…

Alistair se mit à rire doucement. Le Français se dit qu’il ne l’avait pas reconnu, qu’il avait sûrement oublié leur rencontre dans l’obscurité du sauna. Il était surpris, agréablement, de n’être pas rembarré. D’autant que le jeune homme continuait de le regarder avec bienveillance :

— En vacances ici ?

Ashe comprit. Le garçon l’avait pris pour un touriste, ce qu’il était d’ailleurs. Sa villégiature sans fin.

— Pas vraiment, dit-il en bégayant, je travaille aussi, je cherche des lieux pour les photos de pub.

Et il lui resservit cette fable nouvelle sur ce prétendu job qui le faisait voyager et même voler en petit avion au-dessus du désert. Cela ne lui avait pas si mal réussi la veille au soir. Il se mit à espérer que cette rencontre fortuite au bar pourrait avoir des prolongements. Tout près de lui, tout contre, il y avait le sourire dans les yeux d’Alistair et son torse épais, qu’une large chemise colorée ne parvenait pas à dissimuler. Le désir, mais pas seulement. L’essentiel c’était de parler le plus possible pour ne pas rompre ce lien ténu en train de se tisser. Mais pendant le même temps il était préoccupé par quelque chose d’autre, quelque chose qu’il avait oublié de faire. Une idée sur le bout de la langue en quelque sorte. Confusion, transpiration. Toutes sortes de choses se mélangeaient dans sa tête mais il pensait que c’était à cause de sa nouvelle tâche, sa nouvelle enquête souterraine pour aider Ange. Il ne voulait pas croire que son cerveau ne bouillonnait que depuis quelques minutes, depuis qu’il avait reconnu Alistair au Court. Ce n’était pas le nouveau projet avec Ange qui le sortait brusquement de sa solitude. C’était quelque chose de beaucoup plus intime. Il ne trouva rien d’autre à dire que :

— Tu viens souvent ici ?

La question la plus bête qu’on pouvait poser dans un endroit pareil. La plus fréquente aussi. Mais que lui demander d’autre ? Si c’était facile pour un Aborigène de draguer dans les lieux gay ? Or il devait absolument parler, parler, maintenir le fil de la conversation. Quoi-que… Le garçon ne répondait pas et se contentait de sourire encore et ce sourire était en train d’achever le Français. Depuis combien de temps n’était-il pas tombé amoureux ? Six mois, deux ans ? La dernière fois c’était encore un cas désespéré. Un charmant menteur, un peu truand, qui l’avait vampirisé pendant des mois. Le mec n’avait dû son salut, après avoir commis quelques crapuleries, qu’à la bienveillance de Cattrioni qui l’avait laissé s’échapper d’Australie juste à temps, avant qu’il ne se fasse arrêter. Il s’était dissous en Asie et Ashe n’avait plus jamais entendu parler de lui. Il en était resté meurtri.

Depuis, ce n’était pas le désert mais rien ne l’avait marqué. Pas en manque, non, pas en manque de sexe bien sûr, cela on peut l’avoir facilement. Mais rien de notable, rien qui l’ait fait palpiter comme ce soir, rien qui l’ait fait transpirer comme ici, comme jamais. Ce soir le monde basculait, le monde se colorait comme un arc-en-ciel.

C’est en prenant conscience de ses questions idiotes à Alistair et de son attitude pathétique en face du jeune Black qu’il mesurait le vide affectif qui avait jalonné ses derniers mois. Peut-être, après tout, suffisait-il de faire durer éternellement ce silence et le courant qui le parcourait depuis quelques minutes continuerait de l’électriser. Juste au moment où il se voyait bien devenir muet pour l’éternité, Alistair demanda :

— Tu restes ici longtemps?

— Pour l’instant, je reste. Quelques semaines au moins, peut-être plus… peut-être pour toujours…

Il n’aurait pas dû dire ça, il vit le garçon se rembrunir si l’on peut oser cette expression à propos d’un homme à la peau déjà très foncée.

— Peut-être aussi que je serai parti la semaine pro­­chaine…

Alistair hésitait. Il y eut un nouveau silence mais cette fois carrément embarrassant. La musique s’était faite plus douce, au fil de la soirée. Ils avaient enchaîné sur un standard de Madeleine Peyroux, Half of a Perfect World qui apportait un peu de tendresse à l’atmo­sphère masculine et alcoolisée. Ici, en Australie, c’était plutôt deux moitiés d’un monde imparfait. Alistair et lui-même. Si imparfait qu’Ashe finit par dire, une sorte d’acte manqué :

— On s’est déjà vus au Steam Works, non… ?

Le jeune homme n’a pas répondu, il eut juste un éclair dans les yeux. Ashe vit les muscles de ses épaules se contracter sous la chemise. Et il dit juste :

— Tu veux une autre bière ?

— Pourquoi pas, si tu…

Peut-être eût-il dû refuser et vite parler d’autre chose ? Sûrement, il aurait dû. Car Alistair quitta aussitôt son tabouret avec une grâce inattendue. Il ne l’avait pas remarqué au sauna, ils étaient trop proches et il l’avait à peine vu se déplacer avant qu’il ne disparaisse pour de bon. Alistair se dirigeait vers le bar comme un athlète souple dont la force se cachait sous le tissu de la chemise. Une élégance à mourir. Il le vit aller vers le barman à la boucle d’oreille en or qui n’avait pas vingt ans et qui était décidément trop maigre sous le tee-shirt délavé des Doors.

Et c’est à ce moment-là, alors qu’il le regardait désabusé, énervé de ses gaffes, alors qu’il allait le perdre de vue, puis le perdre tout à fait, alors que la grande salle était maintenant presque vide, seulement éclairée par les lumières des billards, qu’une ampoule s’alluma dans les méandres de sa mémoire. À ce moment-là que lui revint à l’esprit ce qu’il avait oublié de faire. De dire à Ange. Mais c’était peut-être sans intérêt, après tout. Il serait bien temps de le lui raconter, ce n’était vraiment pas le moment d’y penser. Pourtant cet épisode lui agaçait les neurones. Comme un minuscule caillou dans une chaussure lorsqu’on ne peut absolument pas se déchausser pour l’ôter.

Cela avait eu lieu pendant la nuit à la mine. L’obscurité avait commencé à pâlir. Ils n’avaient pourtant pas traîné avec l’électricien venu des mers du Nord. Le désir et l’impatience du malabar blond avait eu raison de la tension électrique de leur rencontre. Après ils étaient retournés silencieux au campement. Ni rancœur, ni enthousiasme, juste le sentiment d’une complicité interdite. Soudain ils s’étaient arrêtés en même temps. Le mineur avait mis un doigt sur sa bouche au moment où une autre ombre surgissait dans la nuit. Comme ils traversaient le parking, ils s’étaient cachés derrière un bulldozer. Le Lituanien tenait Ashe par le bras et l’empêchait d’avancer. L’ombre s’était précisée et était passée à quelques mètres de l’engin de terrassement. L’homme n’avait pas tourné la tête vers la grosse pelle qui les dissimulait. À ce qu’il avait pu en voir, il était dégarni, massif, sa démarche chaloupée indiquait qu’il avait beaucoup bu. Il s’était arrêté pour pisser et Ashe avait eu tout loisir de l’observer. Il devait avoir son âge et portait des vêtements inusités dans le coin. Un pantalon de toile au pli net et une chemise blanche à manches longues qui se détachaient dans la nuit. Une silhouette de vieil ours fatigué. L’homme avait poursuivi sa balade vers le cratère de la mine et il avait été avalé par l’obscurité et la terre sombre. Ils avaient regagné leurs chambres en chuchotant. L’électricien avait juste répondu à sa question :

— Tout le monde le connaît ici mais on ne doit pas le voir…

— C’est Mystery man ?

— Plus que ça.

— Le patron, le boss ?

— Plus que ça. C’est lui qui possède tout ici. Et beaucoup plus encore. Une dizaine d’autres mines…

— Il vient souvent ?

— C’est peut-être lui qui l’a découverte. Les autres, il les a héritées de son père. Alors il vient respirer l’odeur de ses dollars. On n’est pas censés savoir qui il est. Je t’en ai déjà trop dit. Ciao, mate

L’électricien avait disparu dans la pénombre parce qu’il ne voulait pour rien au monde qu’on le voie avec l’un des mecs de l’avion en panne.

Voilà. C’était ça qu’il aurait dû raconter à Ange. Il aurait dû interroger le PO sur ce propriétaire de la mine. Qu’est-ce qu’il foutait là, ce milliardaire, à trois heures du matin ?

Le Court était presque désert maintenant. Il avait depuis longtemps fini sa bière. Alistair n’était jamais revenu lui en apporter une autre mais son cœur battait toujours bizarrement. Il savait, avec une évidence aveuglante, que s’il ne le retrouvait pas très vite, il ne se le pardonnerait jamais.

Les mâchoires du serpent
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