Chapitre 8

Dans le ciel, wa.

Ashe dans les nuages et une terre ocre à l’infini sous les ailes de l’avion. Et puis soudain des rochers un peu plus rouges pour rompre la monotonie du tapis qui déroulait son immensité sous eux. Comme une ponctuation. Ils volaient à mille mètres d’altitude et ils distinguaient parfaitement le sol. Sauf qu’il n’y avait rien, rien de rien, à part le sable ocre et des rochers de temps en temps.

Mieux qu’en roulant sur des pistes interminables et monotones, c’est en survolant le pays qu’on mesure sa dimension vide et absurde. En partant du petit aéroport de Serpentine aux abords de Perth, il y a les maisons, les collines et les forêts, mais tout cela disparaît en dix minutes. Après ce sont les étendues immenses des lacs salés asséchés. Puis la ceinture de champs cultivés. Mais très vite il n’y a plus rien, plus de stations, plus de fermes de milliers d’hectares qui paraissent toujours assoiffées, même quand les fleurs et la verdure surgissent pour quelques semaines. Plus de clôtures, plus de citernes, plus d’éoliennes. Et seulement cette terre sombre à force d’être ocre.

Le soleil tapait sur le plexiglas du cockpit du petit rv7. Le dénommé Bruce avait ouvert des écoutilles sur le côté pour les laisser respirer. Ils étaient serrés l’un contre l’autre et Ashe bougeait le moins possible. Il était contrarié. D’abord il avait eu bien du mal à caser son grand châssis sur le siège passager. L’impression d’être dans un modèle réduit pour adolescents. La simplicité du tableau de bord et la bonhomie apparente du pilote ne l’entraînaient pas à l’optimisme. Bruce maniait les commandes comme il l’aurait fait pour un camion d’un modèle ancien. Avec brusquerie et fermeté. Il avait depuis longtemps coupé la radio, dernier lien avec le monde civilisé, et Ashe avait le sentiment qu’ils partaient se perdre dans un no man’s land où personne ne les retrouverait jamais. De temps en temps, l’Australien lui parlait dans le casque avec un accent si prononcé qu’il n’en com­prenait pas la moitié. Il se contentait de murmurer des réponses brèves qui n’engageaient à rien. Dessous, des cail­loux, de la poussière écarlate. Et c’était tout.

Ils virent un troupeau de chameaux. Une vingtaine d’animaux, les descendants de ceux qui avaient permis de construire la grande ligne de chemin de fer qui transperce le pays du nord au sud. Ils ont été importés d’Asie car ils étaient les seuls animaux capables de porter le matériel sous la chaleur inhumaine du désert. On les a abandonnés quand le train a fini par circuler. Ils se sont tant multipliés que l’Australie est le pays au monde qui compte aujourd’hui le plus de chameaux. Mais personne ne les voit jamais, ils se cachent dans les déserts infinis avec quelques rares Aborigènes.

C’est à propos des Aborigènes que la discussion s’était mal engagée avec Bruce avant même le départ. Cela expliquait la distance qu’Ashe mettait dans leurs rapports malgré la proximité physique qui les collait l’un à l’autre dans le cockpit minuscule du monomoteur.

— C’est sans doute un Abo qui a fait le coup.

Brutal coup d’arrêt dans la conversation alors que le premier contact avait été excellent. Direct, franc, rieur, le vieux bonhomme se réjouissait de rendre service à son mate Ange Cattrioni. Il se réjouissait surtout d’avoir une opportunité de se balader une fois de plus dans les airs. Ashe lui avait expliqué les tenants et les aboutissants de leur “mission”. Il lui avait donc raconté le meurtre de Colin Philippoussis, l’hypothèse du varan et les soupçons du PO à ce sujet.

Bruce écoutait avec attention. Il lui avait promis de l’emmener à la mine. Simuler une panne et atterrir à Deadwood Lake ne posait, selon lui, aucun problème. Il affirmait être connu dans le coin et il se faisait fort de parvenir à s’introduire là-bas, même si les responsables des mines se méfiaient des visiteurs et veillaient sur leurs trésors plus sévèrement que les Américains sur Fort Knox. Il disait qu’on le respectait dans ces régions car il avait sauvé la vie de mineurs en panne de 4x4 dans le désert au prix d’un atterrissage resté dans les annales. Ashe se doutait qu’il se vantait un peu. Mais jusque-là, l’allure du bonhomme, sa queue de cheval grisonnante, sa faconde, ses joues rouges tannées par le soleil et le front blanc à cause de la casquette vissée sur la tête – il la soulevait de temps en temps pour se gratter le sommet du crâne – sa grosse chaîne en or, sa gourmette et ses bagues assorties, tout ce côté caricatural du bushman enrichi, tout cela faisait sourire le Frenchie.

Et puis Ashe lui avait raconté la triste fin de Co­­lin Philippoussis. Et Bruce avait eu ce jugement in­­­­tem­­­­pestif :

— C’est sans doute un Abo qui a fait le coup.

Ashe faillit lui répliquer qu’on ne disait plus “Abo” mais en réalité il ne savait même pas quoi répondre à cette assertion brutale. Sa contrariété était si visible sur son visage que Bruce avait cru bon d’enchaîner :

— Vous ne connaissez pas le désert. Je le fréquente depuis plus de quarante ans. J’y ai passé ma vie et j’y ai fait fortune….

L’Australien marqua un silence voyant que le Français ne réagissait pas. Sans mépris mais avec un léger sentiment d’impatience, il finit par ajouter :

— Vous ne soupçonnez pas la violence des rapports entre les Aborigènes et les compagnies minières. Je vous raconterai et vous verrez par vous-même.

Si ce n’était pas Ange qui l’avait expressément envoyé, s’il n’avait pas senti que l’enquête qu’il s’apprêtait à faire était importante justement à cause de tout ce contexte, il aurait envoyé balader Bruce et son avion.

Mais c’était.

Et maintenant il était serré contre lui à plus de mille mètres d’altitude. Et il lui répondait de la manière la plus neutre possible dans le casque qui les reliait. À ce moment-là l’Australien lui dit :

— Gaffe ! Tenez-vous bien, ça va secouer.

Le vieux pilote avait repéré des courants de chaleur invisibles dans l’atmosphère immaculée. La tête d’Ashe était trop près du dôme du cockpit pour ne pas entrer violemment en contact avec lui, avant même qu’il ait eu le temps de se cramponner. Son crâne cogna fort et pendant quelques secondes, suspendu dans ce minuscule shaker volant, il ne sut plus trop bien s’il se trouvait en train de voguer vers le paradis ou vers l’enfer.

— Je vous avais bien dit que ça allait bouger. Je vais monter à huit mille pieds et on sera plus tranquilles.

Il fit ce qu’il promettait. Ils se retrouvèrent bientôt beaucoup plus haut, beaucoup plus près du paradis.

L’avion ronronnait maintenant sans à-coups et Ashe ne distinguait plus que l’immensité. Elle avait perdu de sa couleur et de sa substance. D’ocre elle était devenue marron et brumeuse, le monde sous eux s’était aplati, l’horizon arrondi et le relief effacé. Tout était cotonneux et fade mais le rv7 ne bougeait plus. Ils survolaient un monde abandonné, sans vie. L’un des derniers trous noirs de notre planète.

Bruce ne disait plus rien.

Bruce en avait trop dit et il avait même fini par s’excuser. Il avait autant de bagues que de femmes qu’il avait aimées. Quelques bagues seulement. Un solitaire. Lui, pas la bague. Il préférait maintenant les bordels. Il disait que c’était plus chaleureux et qu’on n’était pas obligé de dîner après ou de faire la conversation. En préparant l’avion il avait tenté de convaincre Ashe de l’accompagner un jour. C’était juste pour parler d’autre chose, pour retarder le moment de lui expliquer pourquoi il avait accusé un Aborigène du crime.

Il s’appelait Bruce McGahan. Il se vantait d’être un “vrai” Australien, de ceux qui peuvent remonter à trois générations au moins. Et qui ont forcément un ancêtre convict, un de ces déportés, un de ces pauvres gars que l’Angleterre aristocratique avait envoyés au bagne à l’autre bout du monde pour le vol d’un rôti à l’étalage ou pour une accusation mensongère. Aujourd’hui c’est la noblesse de l’Australie d’avoir un de ceux-là dans son pedigree…

Lui, était né dans une ferme, au fin fond de la Nouvelle-Galles du Sud, chez des parents qui avaient tout raté à une époque où personne ne se vantait d’avoir du sang de condamné dans les veines. Un temps où on trimait dur et où on gagnait peu à tenter de cultiver quelque chose entre désert et pays de mousson. Les déluges ravageaient tout, une année sur quatre. À moins que ce ne soit la sécheresse. Et les gros propriétaires finissaient par tout rafler à bas prix. Ses parents avaient tout perdu. Même leur fils qui s’était échappé de l’enfer le plus vite possible. Qui avait zoné dans les coins sombres de Port McQuarie et qui avait fait tous les métiers avant de s’associer un soir de beuverie à un autre ivrogne sur une histoire foireuse d’opales dans le désert. Contrairement à son compère, Bruce avait pris l’affaire au sérieux. Il avait cessé de boire – enfin presque – et s’était mis au boulot. Creuser, fouiller, apprendre, trouver. Et c’était venu. En quelques mois, après des années de survie, il était devenu un de ces héros qui font encore rêver au xxie siècle. Un mythe australien. Aujourd’hui, les grosses compagnies minières ont mis la main sur tout le territoire. Mais lui, à l’époque, l’avait fait.

— Après, les avions, tout ça, c’est du bonus, mate !

Du bonus qui les faisait planer tous les deux au-dessus d’un monde perdu. Un monde où les aventuriers n’avaient même plus leur place face à la force de frappe et les moyens mis en œuvre par les grandes compagnies. Cela ne fait que trois ou quatre décennies que l’Australie a réalisé qu’elle était vraiment riche dans son sous-sol. Depuis elle s’est rattrapée et elle garde jalousement ses trésors. À moins que l’appât du gain, les cours de la Bourse et les bénéfices des actionnaires finissent par inciter les propriétaires à vendre tout aux Chinois qui n’attendent que ça. La lutte est âpre. Comme elle l’est encore parfois avec les Aborigènes, poussés à l’écart des grandes villes. Les seuls qui vivent encore sur ces terres inhumaines qu’ils occupent depuis au moins soixante mille ans.

Bruce avait fini par lui expliquer le contexte et Ashe s’était radouci. Il avait même pensé que le vieil Australien avait un peu plus de jugeote que les autres et que c’est cela qui lui avait permis de faire fortune. Avec beaucoup de chance.

— Ils ont fini par faire reconnaître leurs droits sur cette terre. Les politiques ont cédé avec l’“arrêt Mabo” en 92. Maintenant les sociétés leur reversent des royalties. Mais, crois-moi si tu veux mate, elles ne le font pas de gaieté de cœur. Elles font tout pour les éliminer. Certains résistent. Ou se vengent…

— Vous croyez vraiment qu’à Deadwood Lake… ?

— Sais pas mate, mais ça m’amuse d’aller voir.

Un rien l’amusait. Surtout en avion. Ils étaient maintenant redescendus plus près du sol et Ashe se doutait qu’ils approchaient de leur destination. Bruce semblait aussi à l’aise que s’il conduisait une berline automatique sur une autoroute. Toujours fermement. Il lui avait dit qu’il possédait quatre avions dont un vieux Spitfire, un vétéran de la dernière guerre qu’il avait racheté en Europe et fait transporter en pièces détachées. Il avait tout remonté de ses propres mains.

Ils apercevaient maintenant une espèce de fourmilière. Bruce la survola une première fois en agitant les ailes pour signaler qu’il avait un problème. Il avait rebranché la radio et confirmait qu’il devait atterrir d’urgence. La discussion avait l’air rude mais le vieil Australien, impassible, répondait du tac au tac.

Alors qu’ils commençaient à descendre Ashe distinguait mieux l’immense cratère creusé dans la terre rouge. D’énormes marches en spirale bordaient les flancs de la mine sur lesquels des engins de chantier jaune vif – camions, bulldozers, pelles mécaniques, grues roulantes – circulaient en un mouvement continu et mystérieux. Comme des jouets d’enfant télécommandés. Pas la moindre silhouette humaine.

C’est en descendant de l’avion qu’il comprit le problème. Ou plutôt les problèmes.

D’abord il sut pourquoi on ne voyait jamais les hommes. Ils se terraient dans l’abri climatisé des cabines. On était en octobre, au début du printemps, la chaleur lui tomba sur les épaules à l’instant même où il sortit de la carlingue. Pas une sensation, un poids. Brutal en fin d’après-midi. Pas loin de cinquante degrés. Un court instant il eut le souffle coupé et il se sentit vaciller. Bruce le prit par le bras et le dirigea fermement d’un pas qui se voulait martial vers les malabars du comité d’accueil.

Ne pas se laisser intimider. C’était le deuxième problème. Non seulement les trois types étaient grands et costauds mais ils étaient armés. L’un d’entre eux ne portait à la hanche qu’un Taser mais les deux autres étaient munis d’un fusil, sûrement chargé, sûrement avec des balles bien réelles. Ils ne s’en servaient sans doute que pour abattre, à l’aube, les kangourous qui s’aventuraient sur la piste d’atterrissage avant le départ des avions. Mais de ce fait même, ils devaient être des tireurs hors pair. Et les fusils étaient braqués ostensiblement sur eux. Une décharge de Taser ou une balle pour gros gibier, aucune de ces perspectives n’enchantait Ashe qui avait, d’un coup, repris tous ses esprits. Se montrer assuré, servir un discours clair. Car les trois gars ne souhaitaient qu’une chose, c’était de les voir remonter illico dans l’appareil et décamper aussi vite.

Bruce se chargea de plaider mais ce ne fut pas facile. Au moins les convaincre de ne pas avoir à redécoller immédiatement, ce qu’il sut faire avec des explications techniques à en perdre son latin. Et même à perdre les malabars qui n’y connaissaient pas forcément grand-chose et se noyaient dans le vocabulaire spécialisé.

Ils furent conduits séparément dans le hangar qui servait tout à la fois de tour de contrôle et de hall d’accueil. Puis, isolé chacun dans une pièce, on les interrogea longuement. Au moins les locaux étaient climatisés. Ostensiblement, on ne leur proposa rien à boire. À questions précises, réponses succinctes. Bruce avait fait la leçon à Ashe. Jouer les ahuris, les aventuriers inconscients, les aviateurs en balade. Le coup de la panne. Ashe vit Bruce ressortir deux fois, sous bonne escorte, pour aller leur montrer de nouveau le moteur. Tenter de le faire redémarrer. Le vieil Australien était trop malin. Sa manœuvre et son scénario furent un succès. Les gros bras acceptèrent de les laisser passer la nuit. Bruce promit de réparer avant l’aube. Il montra les pièces de rechange. Ashe jouait le copain embarqué dans l’aventure sans trop savoir. Le faux timide, avec mimiques embarrassées et plates excuses, il savait très bien faire.

Après, ils furent conduits dans une minuscule chambre. Avec interdiction d’en sortir sinon pour se rendre au mess où on leur servit, sur une table à l’écart, un repas copieux. Et de la bière. Au moins ça.

Cela allait lui éclaircir le cerveau pour réfléchir à la suite imminente de l’aventure.

Les mâchoires du serpent
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