Chapitre 22
Matilda Bay, Perth, wa.
— J’ai une mauvaise nouvelle pour toi.
— Quoi donc ?
— Enfin, mauvaise, je ne sais pas, on ne sait pas encore. Comment était l’étudiant Franklin River ou Rivers quand tu l’as rencontré ? Tu m’as bien dit au téléphone qu’il avait l’air cool…
— C’est ce que je t’ai dit, oui. Décontracté, un peu horrifié encore par ce qu’ils avaient vu dans la forêt. Mais très maître de lui. Pourquoi ?
— Quand l’as-tu rencontré exactement ?
— On est mercredi et je suis rentré hier. Donc c’était lundi en fin d’après-midi sur le campus…
— On ne l’a pas revu depuis.
— Hein ! Qu’est-ce que tu racontes…
Les deux hommes buvaient un café au Jojo’s, un ponton amarré sur la Swan à Matilda Bay, pas très loin de l’appartement du Police Officer. Ashe réalisait en regardant les immeubles qui bordent la rivière qu’il ne savait même plus où son copain habitait. Quelles que soient leurs relations, proches, profondes, amicales ou même tendres parfois, Cattrioni ne l’avait plus jamais invité chez lui. Son territoire secret. Jamais depuis la première nuit qu’ils avaient passée ensemble, juste après leur rencontre sur un golf. Ashe était reparti aux aurores, le cerveau embrumé à cause d’un joint partagé, alors lequel de ces immeubles… Mais il n’y attachait pas grande importance, leur amitié était ailleurs. Au moins, il avait pu contredire Alistair sur ce point : cette amitié-là était indéfectible.
— Je te raconte ce que je sais depuis une heure. Par hasard je regardais les avis de disparition. Le nom me disait quelque chose. J’ai téléphoné à Melbourne. La copine du gamin, Melody quelque chose – mais pas Melody Nelson – est allée voir la police ce matin. Elle était très inquiète, elle disait qu’il n’était pas rentré dormir au campus depuis deux nuits. Elle ne voulait pas prévenir ses parents, je crois qu’elle ne les aime pas beaucoup, ils habitent au fin fond du Victoria. La police l’a fait aussitôt et eux non plus n’avaient pas de nouvelles…
— Tu penses que cela a un rapport avec ma visite ?
— Avec ta visite, je n’en sais rien. Mais avec ce qu’ils ont vu en Tasmanie, sûrement. Soit il est tombé sur des gens qui veulent les faire taire, soit, et je l’espère, il se planque à cause de ça.
— Merde, merde, merde !
Il n’y avait quasiment personne au Jojo’s. C’est ce que voulait Ange. Toujours cette volonté de discrétion. Ashe n’avait jamais de mandat officiel et n’en aurait jamais. Mais il était capable de franchir des lignes jaunes et de lui apporter ce qu’aucun autre collaborateur ne pouvait lui donner. Sa débrouillardise, son expérience, son entêtement. Sa marginalité aussi. Sur le ponton flottant ils pouvaient parler tranquillement.
— Il était inquiet ?
— Pas vraiment. Ah si ! Des coups de fil en pleine nuit avec personne au bout. Ça avait sûrement un rapport…
— Il faudrait localiser ces communications. Mais… il est sûrement parti avec son portable.
— Qu’est-ce que tu vas faire ?
— Rien. Attendre pour l’instant.
— Et la police de Melbourne, elle coopère ?
— Oui. Mais ils ne peuvent qu’attendre eux aussi. Pourquoi demandes-tu ça ?
— Parce que, côté coopération, en Tasmanie, ça se pose là…
— Avec toi, c’est normal. Tu t’es fait passer pour un journaliste. Et vis-à-vis des médias ils gardent la même ligne. Pas de vagues. Ils savaient, bien sûr, qu’il y avait un message dans le meurtre de McPhee mais ils ne voulaient pas affoler la population, c’est tout à leur honneur.
— Et tu crois que la police aurait pu mettre Franklin au chaud ?
— Non, franchement non. Il était à Melbourne, pas en Tasmanie.
— Mais ils m’ont peut-être vu lui parler.
— Ils ne savent pas que tu étais là-bas…
Le printemps s’affirmait et la saison des régates avait repris. Comme chaque mercredi, les voiliers des clubs chic de la rive droite gîtaient en cadence sous la pression du vent d’ouest. Ils venaient des yacht-clubs de Peppermint Grove et de Nedlands. Ils tiraient des bords tout près d’eux, à cent mètres à peine là où une bouée avait été mouillée sur ce plan d’eau de la Swan River, comme un lac, à quelques kilomètres seulement de l’océan. Les deux compères s’étaient arrêtés de parler pour regarder les voiles blanches croiser leurs trajectoires puis contourner la marque de parcours. Hypnotique, le charme de Perth, son rituel hebdomadaire. Ils se remirent à parler quand les premiers bateaux envoyaient leurs spinnakers multicolores et s’enfuyaient de l’autre côté de la baie. C’est Ashe qui le premier rompit le silence :
— Et l’enquête ici, ça avance ?
— Sur le meurtre d’Andrew, non. Enfin ça suit son cours. Analyses de tout ce qui a été trouvé sur les lieux du crime, expertises toxicologiques, etc. Tout ça prend du temps.
— Pas de résultats ?
— Pas pour l’instant…
— Parce que dans ce rituel des meurtres, il n’y a pas que le sexe tranché…
— Il n’y a pas que le sexe dans la vie !
— Tu l’as dit ! Mais, sans plaisanter, il y a aussi ces corps démembrés. À quoi cela te fait-il penser ?
— À rien, je ne veux pas y penser.
— Mais tu y penses quand même…
— Tu lis trop les livres d’histoire maintenant, l’histoire de la Tasmanie par exemple…
— C’est très instructif. Alors raconte-moi plutôt où en sont les enquêtes dans les communautés aborigènes.
— Ça ne donne pas grand-chose non plus. Mais je m’y attendais. Tiens, regarde ces dossiers, j’en ai au moins cinq comme ça. On a envoyé des policiers et on a fait travailler ceux qui sont sur place. Tu penses bien que les Aborigènes n’ont rien à leur dire. Ils écoutent avec sérieux, ils font semblant de s’intéresser mais ils répondent ce qu’ils veulent. Pour eux, les flics ce sont des gars qui viennent les arrêter quand ils ont fait trop de grabuge ou quand ils ont estropié leurs femmes. Et qui les gardent au poste jusqu’à ce qu’ils aient dessaoulé… Alors…
— C’est plus agité que d’habitude ?
— Au contraire. J’ai impression qu’en ce moment ils se tiennent à carreau. Ils savent bien que nous les surveillons particulièrement. Regarde, dans ce rapport. Fitzie, un gars en qui j’ai confiance, a interrogé le chef Dooda de la communauté des Warandis, c’est une vieille communauté qui vit dans le Sud. Je le connais lui aussi, c’est un mec sérieux, responsable, il gère bien son truc. Il a dit à Fitzie que ce n’était sûrement pas des Aborigènes qui avaient fait ça, que les rituels qu’il lui décrivait ne correspondaient à rien. On peut le croire ou ne pas le croire. C’est sûr qu’il défend sa communauté, mais bon ! Il a demandé si on avait retrouvé un flying fox mort, une grande chauve-souris, à côté des corps. Fitzie ne savait pas mais personne ne l’a mentionné. Le flying fox c’est le symbole de la mort pour certaines tribus, ça aurait une vraie signification d’après lui. Et le chef Dooda affirme que la violence n’existe plus chez eux.
— Et c’est vrai ?
— En tout cas il y a encore la violence domestique, elle existe bien. Quand ils sont bourrés, ils tapent sur leurs femmes. C’est comme ça.
— Tu crois qu’il n’y a qu’eux qui tapent sur leurs femmes ?
— Non, je sais bien. Ici, avec l’alcoolisme des Blancs, l’Australie doit détenir un record en matière de violence conjugale. Mais en tout cas jusqu’à présent, ils n’ont jamais été très agressifs envers les Blancs. Normal, nous avions les armes à feu et pas eux. Mais ça ne veut rien dire. C’est un peuple qui peut être brutal, regarde leurs initiations. Et les vendettas très cruelles. On dit même que s’ils sont parfois violents c’est parce qu’ils n’ont jamais eu à se battre contre des bêtes féroces. Il n’y en a pas ici, il y avait bien le loup marsupial ou le tigre de Tasmanie. Mais ce n’est rien à côté des animaux africains ou asiatiques. Alors, la violence, celle que tout homme a en lui, ils la retourneraient contre d’autres hommes, d’autres tribus. Ou peut-être un jour contre nous, va savoir !
Des voiliers, on ne voyait plus maintenant que les taches multicolores des spis au fond de la baie. Minuscules. Les deux hommes ne disaient plus rien. Ashe regardait son compère en souriant intérieurement. Habillé de son costume sombre et de sa cravate, il ne perdait rien de sa séduction, au contraire. Le Français se demandait toujours comment Ange avait pu – et comment il pouvait encore – s’intéresser à lui. En tant que partenaire sexuel tout au moins. Pour le reste il savait que leur amitié reposait sur une complémentarité rare, un humour identique et une commune exigence de vérité. Plus la passion du golf. Le PO avait encore grossi ces derniers mois, cela ajoutait un peu de bonhomie à sa silhouette si sérieuse. Les italianissimes poils bruns qui dépassaient des manches de sa chemise accentuaient sa virilité. Et ses yeux bleu océan, son regard franc l’attiraient plus que jamais. Un quadra dans la force de son âge et de son pouvoir. Se rendait-il compte de l’emprise de ce pouvoir ? Aujourd’hui chef adjoint de la police de Perth, Cattrioni ne le montrait jamais. Ni à lui ni à tous ceux qu’ils connaissaient, des gars de la communauté gay par exemple. Personne ne lui avait jamais fait de remarque désagréable sur Ange, son implication, sa rectitude, sa modestie. Il y avait bien son obsession du secret. Et encore, c’était juste à propos de sa vie intime. Ce qui n’était peut-être que de la pudeur.
— Je regrette de n’avoir pas essayé de rencontrer en Tasmanie les responsables des compagnies forestières…
— Cela n’aurait servi à rien.
— Pourquoi ?
— C’est le genre de boîte qui se protège au maximum. Avec les écolos sur le dos, tu penses qu’ils ne laissent rien filtrer de leurs activités illégales ou même légales. Toutes t’auraient dit qu’elles ne connaissaient pas McPhee.
— Et les deux mecs mystérieux que Philip, le pilote, a emmenés ensuite sur les lieux dans la forêt, c’étaient des types d’une de ces compagnies ?
— C’est possible, nous ne le saurons sans doute jamais. Tu penses bien qu’ils n’ont pas laissé de traces.
— Dommage.
— Et tu penses bien que mes confrères de là-bas n’ont aucune envie de perdre leur temps à les rechercher, histoire de se mettre à dos ces sociétés qui les font vivre. Ainsi va le monde…
Ange avait dit ça sans même sourire avec juste ce ton fataliste nécessaire pour énoncer un cliché de cette nature. C’était toujours comme cela quand il atteignait le point de non-retour de son humour. Son compère le lui fit remarquer en riant.
— Rigole, rigole. Ces compromissions, ces petites ententes, ces gens qui ne respectent pas la légalité. C’est comme le racisme de mes confrères. Quelles que soient leurs belles paroles, tu crois que ça ne transparaît pas dans les rapports que j’ai là, dans ce qu’ils racontent sur les Aborigènes ? Quand ils disent qu’ils se contentent de taper sur leurs femmes et que ça leur suffit. Et la passivité des Blacks… ? Oui leur passivité, elle m’irrite aussi. Tout ça ne me fait pas rire, si tu veux savoir.
Ashe se garda bien d’ajouter quoi que ce soit à cette tirade énervée. Le Police Officer devait retourner à son bureau. Il avait largement mordu sur son temps d’absence acceptable. Un rang à respecter. Il avait dit à sa secrétaire qu’il avait un rendez-vous et il avait coupé son portable. Au moment de le remettre en route, il ajouta :
— J’ai encore autre chose à te dire. Mettons une bonne et une mauvaise nouvelle…
— Vas-y, mais commence par la mauvaise.
— Enfin, mauvaise, je ne sais pas. Je ne sais pas d’ailleurs si ça signifie quelque chose…
— Dis toujours.
— Alistair connaissait Andrew Tacchini-Brown.
— Ah ! Beaucoup de gens le connaissaient, non ?
— Je veux dire, mieux que ça. Ils avaient même fricoté ensemble il y a deux mois…
Petit pincement au cœur pour Ashe. Qui n’ignorait pas la pointe de sadisme de son ami. Il ne lui avait pas caché l’intérêt qu’il portait au jeune homme aborigène. Et Ange ne l’avait pas quitté des yeux une seconde en assénant cela. Ses manières de flic. Cela devait faire partie intégrante de la panoplie.
Un regard interrogateur qui allait bien au-delà de leurs relations intimes. Car au même moment Cattrioni se demandait pourquoi il faisait toujours confiance à son pote. Les manières d’agir du Français, sa façon de ne pas respecter les règles, son cynisme étaient à l’opposé de sa morale à lui. Ashe ne lui avait jamais dit comment il faisait pour vivre de l’air du temps mais il se doutait que ses méthodes n’étaient pas très orthodoxes. De même il ne lui avait jamais avoué s’il avait vraiment tué de ses propres mains un Chinois mégalomane l’année précédente. Ashe avait laissé planer le doute et il n’avait pas osé lui poser la question directement. Malgré cela le regard d’Ange était aussi un regard de tendresse sur cet homme dégingandé, mal à l’aise avec son corps, son côté pierrot lunaire. Cet après-midi Ashe avait tenu à mettre une veste en lin beige. Cattrioni savait que c’était pour lui, Ashe n’en mettait jamais en temps normal. Il avait même posé son bob rouge sur la table à côté de son assiette. Ce rendez-vous devait rester professionnel et discret et effectivement n’importe qui aurait pu les prendre pour deux cadres en train de discuter boulot. Ce qu’ils étaient, après tout.
Après avoir laissé l’information pénétrer dans les neurones de son enquêteur fantôme, le PO avait ajouté :
— Ça ne veut rien dire du tout. Je suis juste certain qu’ils se sont vus plus d’une fois en tête à tête. De source sûre, ils sont partis du Court tous les deux, plusieurs fois, il y a quelques mois. Après on ne sait pas…
— Soyons clairs, tu veux dire qu’il devient suspect ?
— Non, je ne crois pas. Et la bonne nouvelle, c’est que je vais te demander de l’interroger. Je ne veux pas qu’il soit sous le feu des projecteurs. Pour rien au monde. Mais ses activités politiques radicales sont connues et il faut absolument fouiller de ce côté-là. D’accord ?
— Tu sais où il est en ce moment ?
— Tu dois le savoir mieux que moi…
Une pointe d’ironie, encore.
— Pas du tout, tu crois qu’il m’a laissé ses coordonnées… !
— C’est bien là le hic. Personne ne l’a vu depuis deux jours.
— Ne me dis pas qu’il a disparu…
— Ça m’en a tout l’air. À toi de jouer.