Chapitre 6

Zion Café, Hay Street, Perth City, wa.

— Allez, à la mine mon vieux !

— Pardon ?

— Il faut que tu t’y colles, qu’est-ce que tu crois…

— Que je me colle à quoi ? Sois un peu plus clair.

— Ashe, réveille-toi ! Tu as regardé le dossier que je t’ai donné l’autre jour ?

— Bien sûr mais il n’y avait pas grand-chose et je n’ai rien trouvé ailleurs, ni dans les journaux, ni sur Internet. Et j’avoue que depuis j’ai eu l’esprit un peu distrait…

— C’est pourquoi je t’envoie à la mine.

— Ah !

Ashe n’était pas très réveillé, c’est vrai. Avec Sarah ils avaient continué à boire la veille au soir une autre bouteille de cabernet sauvignon et la douceur émolliente d’un matin de printemps ne faisait rien pour le sortir de sa torpeur. À huit heures il avait eu le coup de fil de Cattrioni et c’est au radar qu’il avait conduit son coupé décapotable de Fremantle jusqu’au cœur de Perth. Pas grave puisque la circulation est comme le débit d’un fleuve lent. Personne ne dépasse la vitesse autorisée sur les autoroutes qui embrochent la City de part en part. Il suffit de se laisser porter par le flot. La multiplication des suv et la prolifération des grosses berlines allemandes le ramenaient à sa réflexion d’hier. La richesse de la ville augmentait plus vite que les moyens de transport, engorgeant doucement mais sûrement une métropole assoupie une décennie plus tôt.

— Tu veux que j’aille là-bas ?

— Oui, et le plus vite possible.

— Mais attends, je ne suis pas flic…

— Ne dis pas flic, s’il te plaît, même si tu ne les aimes pas. Enfin ça dépend dans quelle position…

Le PO ne pouvait s’empêcher de rire face au regard toujours un peu ahuri de son grand ami. Grand par la taille, par la fidélité, par le désir parfois. Une constante.

— C’est élégant ! À quel titre veux-tu que j’aille là-bas. Allô, bonjour, je m’appelle Ashe et je suis un touriste européen. J’aimerais savoir si on est souvent dévoré par les gros lézards chez vous ? C’est ça que tu veux que je fasse ?

— Je te croyais un peu plus malin. Tu as peur de te promener là-bas ?

— Idiot, ce n’est pas le problème…

Ashe n’avait jamais peur d’une mission que lui confiait Ange, aussi périlleuse et discrète soit-elle. Et il savait que celle-ci le serait, sinon le policier n’aurait pas choisi ce petit café sur Hay Street, désert à cette heure-ci, à un bon kilomètre du siège de la police, pour lui en parler. Le PO n’aimait pas trop voir Ashe au district. Non qu’il ait honte de son copain, ni qu’il craigne les ragots sur leur complicité. Mais quand il avait besoin des services du Français c’était toujours en marge des fonctions officielles. En marge de la légalité parfois. Comme pour cette mine où, malgré sa supériorité hiérarchique sur l’inspecteur Jankovic de la police de Port Hedland, il ne se sentait pas de lui faire l’affront de recommencer l’enquête. Au vu et au su de toutes les protections politiques et minières de l’inspecteur en question. Y aller en douce. En douceur et profondeur. Alors va pour Ashe. Et dans la discrétion. Inutile que tous les collègues du district d’Adelaide Terrace soient au courant.

— Donc ça te tente d’aller visiter la mine ?

— Ce n’est pas que ça me tente mais je sais que tu as besoin de moi. Seulement j’y vais comment là-bas ? Sous quel prétexte ? Ça me tente d’autant plus que je n’ai jamais été dans une mine…

— Le coup de la panne, ça te dit quelque chose ?

— Dis toujours.

— Tu vas prendre contact avec mon pote Bruce. Un Australien pur jus qui a suffisamment de dollars pour vivre ici sans faire grand-chose. Sinon de l’avion. Il sera ravi de t’emmener faire un tour au-dessus du désert.

— Et dans les mines, on arrive comme ça, bonjour bonsoir, c’est joli chez vous, on est passés pour vous regarder bosser avec vos camions, vos grues et tous vos jouets ultramodernes ?

— Qu’est-ce que tu en as pensé, Ashe, de ce que tu as lu dans le dossier ?

— Je ne crois pas que les varans bouffent comme ça le corps des humains. Ça ne s’est jamais vu. À ma connaissance.

— Bien vu. Quoi d’autre ?

— Apparemment ils étouffent l’affaire. Il faut que le minerai continue d’être extrait vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Les Chinois attendent et payent bien. C’est bien ça le contexte général, non ?

— Exact. Quoi d’autre ?

Les yeux de Cattrioni souriaient sans qu’un seul muscle de son visage ni de ses lèvres bouge. Regard bleu profond. Lourd et intelligent. Plus la grâce des gens un peu enrobés quand ils dansent. Ce que le PO était bien incapable de faire. Restait la grâce. Le bistrot était complètement désert à part un serveur affairé à nettoyer son frigo. Ashe appréciait ce moment de paix et s’amusait à répondre à son copain comme un premier de la classe à un professeur insistant.

— Ce que je pense, c’est que ce n’est pas non plus une bagarre de chantier. Tout le monde détestait Colin Philippoussis. Mais même avec trop d’alcool, même avec de la drogue – et je crois qu’ils sont assez sévères là-dessus – personne ne l’aurait mis en pièces comme ça. Ce n’est pas un crime ordinaire.

ok, tu as tout compris. Là-bas tu vas renifler, ba­­varder, ouvrir tes yeux sans te faire remarquer. Ce que d’habitude tu sais faire.

— C’est un test d’aptitude ?

— Avec Bruce vous allez vous poser là-bas. Il saura trouver une excuse. À toi de te bouger après. Mais tu n’auras pas beaucoup de temps. Ils ne sont pas vraiment chaleureux quand on vient à l’improviste.

— Qui, ils ?

— Pas les mineurs, tu peux en être sûr. Ceux qui surveillent pour les patrons, leur police interne. Ils sont assez paranos. Soi-disant qu’ils ont peur des espions… Les mineurs, de toute façon, fermeront leurs gueules. À toi de trouver le moyen d’en savoir un peu plus.

Ça l’amusait assez. Ça le faisait sourire, même s’il ressentait une petite inquiétude d’avoir laissé son bob rouge porte-bonheur sur le siège passager de sa décapotable. Tout était réglé ou presque, Ange lui avait donné les coordonnées du copain baroudeur du ciel et il avait sûrement dix mille dossiers à traiter sitôt rentré à son bureau. Mais le ciel était trop beau dehors, Perth était trop accueillante. Et l’opportunité de cette affaire le rapprochait une nouvelle fois du PO. Il avait bien le droit de prolonger encore un peu l’instant.

— Un jeune mec qui a tenté de se suicider dans une maison d’East Fremantle en août dernier, ça te dit quelque chose ?

Ashe entreprit de lui rapporter succinctement ce que lui avait dit sa proprio la veille au soir. Malgré la franchise de Sarah, il restait beaucoup de zones d’ombre dans ce fait divers troublant. Ange promit de regarder dans ses dossiers. A priori cela ne lui disait rien. Rien du tout.

Au regret d’Ashe, ils se séparèrent, le laissant regagner son coupé Mazda dans la douceur du matin. Avec au cœur un chatouillement de plaisir. Au moment du big hug, cette étreinte que pratiquent tous les Australiens gay ou hétéros, cette manière de se serrer dans les bras après s’être frottés les joues, Cattrioni avait ajouté un petit supplément très personnel. Il l’avait embrassé sur les lèvres. Personnel.

Moins d’une demi-heure plus tard, le téléphone avait sonné dans la voiture alors qu’il se trouvait encore sur la Canning Highway.

— Voilà, j’ai retrouvé.

— Retrouvé quoi ?

— Ce n’est pas le nom du môme “suicidé” chez ta copine que tu voulais ?

— Chez ma propriétaire.

— Il s’appelait Dwayne Nuranga, ça t’avance à quelque chose ?

— Ce n’est pas un nom…

— Oui, c’était un blackfellah, comme on dit, un môme aborigène. Elle ne te l’a pas dit, ta proprio ?

— Sarah. Non, elle ne le savait pas.

— Elle ne le savait pas ou elle ne voulait pas le savoir ? Demande-lui.

— Sûrement pas, je veux garder de bonnes relations avec elle.

— Peut-être que c’est tout ce sang noir répandu chez elle qu’elle ne supportait pas…

— Elle ne savait même pas s’il était vivant ou mort. Alors sa couleur de peau…

— Mort et bien mort. Il l’était quand les gars ont dé­­barqué. Je suis sûr qu’ils lui ont dit.

— Elle a préféré… C’est quelqu’un de bien, je t’assure, elle n’est sûrement pas raciste…

— Quelqu’un de bien sûrement. Mais toujours embarrassé quand des Aborigènes débarquent.

— Il y a des moyens plus civilisés de débarquer chez les gens…

— Plus civilisés tu dis… C’est ça, tu as raison…

— Excuse-moi.

Seul dans sa voiture, Ashe avait rougi. Il était resté silencieux pendant un moment. Cattrioni de son côté aussi, un peu malheureux d’avoir gêné son pote, son mate comme ils disent. Mais pas mécontent de lui mettre sous le nez une réalité que la plupart des habitants de ce pays persistent à ignorer. Et puis le PO, de son bureau, avait repris :

— Ça ne fait qu’un suicide adolescent aborigène de plus.

— Pourquoi tu dis ça ?

— Parce que c’est un vrai problème et que tout le monde s’en fout. Nous on se les coltine. Il y a cinq fois plus de suicides chez les enfants ou les ados aborigènes que dans les familles blanches. Tu le savais ?

Et comme ils ne pouvaient plus rien ajouter ni l’un ni l’autre, Ange s’est contenté de lui dire avant de rac­­­­­­crocher :

— Allez, bon vol. Ciao mate !

Les mâchoires du serpent
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