Chapitre 24

La même route, en sens inverse.

En réalité, Ashe ne comptait pas en apprendre plus sur Zina Garrison. Il en savait déjà beaucoup, il avait fouillé sur Internet avant de venir dans les nombreux articles que la presse lui avait consacrés. De son irruption dans la vie publique le jour de sa première conférence de presse avec l’évêque de Perth jusqu’à sa tentative avortée de rencontrer Jack Cockburn mourant, son présumé père, au Royal Perth Hospital. En passant par toutes les étapes de la vie de cette femme étrange. Son enfance volée, l’ombre du chercheur de minerai devenu milliardaire, son attachement à sa communauté, ses combats. Et surtout ses revendications qu’il comprenait mieux maintenant qu’il avait vu la détresse dans les yeux des enfants.

Mais que pouvait-elle lui apprendre de plus ? Rien qui fût utile à son enquête. Sauf une chose. Sauf ce qu’elle aurait pu lui dire sur Alistair. Au fond, c’était uniquement pour cela qu’il avait fait tout ce chemin, ces centaines de kilomètres vers le nord dans la chaleur du printemps revenu et les odeurs entêtantes d’eucalyptus. C’est parce qu’il suivait une piste. Une obsession plutôt. Alistair était le fils de cette femme. Et au lieu d’en obtenir quelques renseignements il s’était fait claquer la porte au nez dès qu’il avait prononcé son nom. Tout ça pour ça !

Que signifiait son refus ? Juste de l’amour frustré ou la manifestation spontanée d’une brouille familiale ? Ou, plus gravement, la volonté pour cette femme de protéger son enfant ? Que savait-elle d’ailleurs de ses activités ? Il avait l’impression qu’elle s’était braquée au moment où il avait parlé de son activisme politique. C’était seulement une impression, aussi fugace que l’ombre qu’il avait vue passer sur le visage de la femme métisse. Il ne se souvenait plus à quel moment il avait observé ce changement d’attitude. Lorsqu’il avait prononcé le nom d’Alistair ou lorsqu’il avait parlé de son militantisme ?

Cela ne changeait rien, elle ne lui avait rien dit et sa quête d’un fantôme n’avait pas avancé d’un pouce. S’il n’y avait eu le murmure d’un enfant. Mais que signifiait Greys ? Ce nom ne lui disait pas grand-chose. Une communauté ? Un village ? Il n’en savait fichtre rien.

Mais il était sûr qu’il allait s’obstiner. Pourquoi ces refus, pourquoi ces ombres d’inquiétude dans les yeux de ceux à qui il en parlait ? Pourquoi ces dérobades ou ces disparitions soudaines du jeune homme ? Ashe ne pouvait se le cacher, tout cela attisait sa curiosité. Et son désir. De mieux le connaître au moins, d’en apprendre plus sur lui. De comprendre ce qu’il pouvait avoir dans la tête alors qu’il n’en avait laissé échapper que des bribes. Comprendre sa colère, le décalage de sa vie intime avec la culture de son peuple. La schizophrénie qui devait en résulter. Ou pouvait-il se sentir à l’aise ? Chez les gays, blancs pour la plupart ou bien au sein de sa communauté, au milieu des siens. Les siens qui, à l’âge de la puberté, lui avaient fait subir un calvaire et l’avaient mutilé à vie. Il y avait encore sa force qu’il trouvait peut-être encombrante. Son regard sombre, sa sensualité. Et le désir d’Ashe qu’il n’avait pas pu ne pas remarquer. Était-ce aussi pour cela qu’Alistair s’était remis volontairement sur son chemin à Melbourne ? Et d’ailleurs comment l’avait-il retrouvé ?

En quittant le campement qui entourait la maison de Zina, la première chose qu’il pensa à faire fut de trouver un café Internet à Geraldton et chercher ce que disait M. Google. Au cas où M. Google eût connaissance d’un lieu nommé Greys.

Il avait repris sa voiture et se rapprochait du centre-ville lorsque son portable sonna. L’alerte d’un message écrit. De la main d’Ange. Laconique comme souvent. Comminatoire comme rarement. Le PO lui disait de le rejoindre le plus vite possible à Wembley, une de ces banlieues de Perth proches de la mer. Il ne put que répondre aussitôt un autre sms, tout aussi laconique : “Suis à Geraldton. Je ne pourrai être là qu’en fin d’après-midi.”

Il ne reçut pas de réponse mais il se remit aussitôt au volant pour affronter dans l’autre sens la cohorte des road trains rugissants qui remontaient à vide vers les richesses du nord de l’État.