Chapitre 14
Entre Hobart et Strahan, Tasmanie.
C’est sous un crachin persistant et une bruine qui lui cachait le panorama qu’il était sorti d’Hobart le lendemain matin en longeant la Derwent River. Dès qu’il fut hors de la ville, la nature avait repris ses droits et le paysage paraissait vide. Sauf qu’ici il n’y avait ni désert ni plaines infinies mais des champs cultivés, quelques rares fermes, des moutons. Tout était très vert, tout était à échelle humaine. Ou ce que les Européens croient être à leur échelle.
Puis des collines, puis la traversée tortueuse de l’île d’est en ouest. Il ne vit pas grand-chose des Cradle Mountains ni du lac Saint Clair noyés dans la brume qui, à partir des premiers contreforts, ne le quitta pas tout au long du trajet. À part quelques camions de bois surchargés qui le coursaient dans la montagne façon Duel de Spielberg, la route était déserte. Et dangereuse. Il n’avait aucune envie de tomber en panne ou de se faire accrocher par un de ces mastodontes surgi des forêts profondes. Pendant plus de deux cents kilomètres il ne vit pas un village, pas une station-service, pas un bistrot le long de la route. Le cœur de la Tasmanie semblait aussi abandonné qu’une coquille en attente d’un bernard-l’ermite à la fin de l’été, sur une plage de Saint-Tropez.
Jusqu’à Strahan, sur la côte ouest, dans le vent soufflant en rafales, il ne rencontra pas âme qui vive. À moins que les camionneurs, perchés dans les cabines surélevées de leurs engins rutilants et chargés jusqu’à la gueule de troncs d’arbres millénaires, n’aient une âme. Ce qui restait à prouver.
En réalité, la dernière personne à qui il avait parlé avant de se lancer dans la traversée de l’île c’était le pro du golf de Boswell.
On a beau être en mission, on n’en est pas moins homme. Ashe avait noté que le plus vieux golf de tout l’hémisphère Sud était là, à Boswell. À sa grande surprise le terrain, perdu au milieu des collines, n’était pas complètement désert. Un 4x4 couvert de poussière stationnait sur ce qui servait de parking. Il n’eut donc pas à déposer un billet de dix dollars dans la boîte réservée aux visiteurs comme on le fait partout sur ces golfs perdus dans la campagne. Il paya directement à l’homme qui servait de professeur, de secrétaire, de jardinier et de réparateur de clubs. Ensuite il joua neuf trous sous l’œil indifférent des moutons qui n’attendaient qu’une chose : qu’il s’en aille pour retourner à leur tonte de l’herbe et à leur digestion tranquille.
Au retour il s’attarda avec le vieux bonhomme en train de bricoler dans la cabane.
— Vous avez des visites, ici ?
— Pas souvent, c’est le village qui entretient le golf. Et les moutons. Tout le monde joue depuis près de deux siècles. Aujourd’hui c’est un petit peu à l’abandon et plus grand monde ne vient… Même pas les touristes. Pourtant c’est un lieu historique.
Dit-il en le regardant dans les yeux et en éclatant de rire. C’était un petit gaillard aux cheveux blanc neige qui avait largement dépassé la soixantaine et qui semblait toujours capable de jouer tous les jours. À ses pieds il y avait un adorable border collie qui somnolait.
— Le golf a été créé par un de mes ancêtres qui venait d’Écosse, il avait amené ses cannes de là-bas. Et c’est lui qui a fait jouer tout le monde sur ses terres qu’il avait défrichées.
— Dites-moi, à cette époque-là, il y avait encore des Aborigènes sur ces terrains…
Ashe avait lancé cela en l’air, sans réfléchir, pensant que l’homme pouvait juste lui apporter des éléments historiques inédits. Le pro cessa de sourire et le toisa des pieds à la tête pendant de longues secondes, puis :
— Vous êtes un de ces foutus étrangers, défenseur des droits de l’homme ou je ne sais quoi…. Ou un de ces foutus journalistes… Alors, ça oui ! C’est vieux, ce sont de vieilles histoires. Pourquoi faut-il toujours les ramener sur le tapis ? Jésus-Christ !
— Excusez-moi, je suis juste un touriste. Ce n’était pas pour vous offenser, juste par curiosité. N’en parlons plus.
— Mais si ! Mais si ! Vous êtes venu sans doute la semaine dernière pour participer à leur manif… ?
— Quelle manifestation ?
— Celle de ces trous du cul qui demandent tout le temps pardon…
Le bonhomme était devenu aussi rouge qu’un verre de merlot. Ashe sentait qu’il se contrôlait pour ne pas le foutre à la porte ou pour ne pas lui balancer à la figure un des clubs qu’il était en train de réparer.
— Ils n’étaient même pas cinquante, à Hobart. Ils traînaient avec eux une dizaine d’Abos. Mais ça a foutu tout un pétard. Quand est-ce qu’on en finira avec ces vieilles histoires ?
Finalement, Ashe réussit à le calmer en faisant dévier la conversation sur le golf, le vieux terrain, les moutons, le border collie (ah ! le border collie, c’était son nounours au mec, Ashe était presque pardonné de l’avoir caressé avec autant de gentillesse), les difficultés de l’entretien du gazon et la participation de tous les gars du village. Mais il était content de s’échapper. Il médita sa gaffe tout au long de la route de montagne dans le brouillard cotonneux. Il se promit d’en savoir plus dès qu’il pourrait se connecter à Internet.
Ce qu’il fit le soir même dans le café près de son hôtel de Strahan. Il était tard, l’ordinateur était libre et il y avait l’ambiance d’un vrai pub. En sirotant une bonne pinte de Cascade, il parcourut tout ce qu’il put trouver sur cette étrange manif. Elle avait bien eu lieu deux semaines auparavant et le journal local avait pris la peine d’en faire un long article avec à côté un portrait succinct du leader, en tout cas l’interlocuteur aborigène des associations organisatrices. Le journal disait qu’il était le fils d’une métisse, devenue célèbre parce qu’elle revendiquait depuis des années l’héritage d’un industriel des mines d’Australie-Occidentale. Elle se prétendait sa fille naturelle. Son fils, le meneur, reprenait le flambeau dans la contestation. Une photo sur laquelle on le voyait à la tête d’un groupe d’Aborigènes, au centre de Hobart pendant le défilé, illustrait l’article. Ashe eut un choc. C’était lui, c’était bien lui. Alistair.
Il ne faisait pas bien chaud en ce printemps tasmanien mais il sentit distinctement une sueur froide et déplaisante lui couler le long de l’épine dorsale.