139) – –Le texte est incomplet ! — Qu’est-ce qui te fait dire cela ? demande Montalo. – Il s’achève sur cette phrase : "Alors le Traducteur dit…" — Non, réplique Montalo. Il me regarde d’un air étrange. Le texte n’est pas incomplet. — Veux-tu dire qu’il y a des pages cachées ailleurs ? — Oui. — Où ? — Ici, répond-il en haussant les épaules. Mon embarras semble l’amuser. Il demande alors brusquement : — Tu as trouvé la clé de l’œuvre ? Je réfléchis un instant avant de murmurer en hésitant : — Peut-être le poème ?… — Et que signifie le poème ? Après une pause, je réponds : — Que la Vérité ne peut être raisonnée… Ou qu’il est difficile de découvrir la Vérité… Montalo a l’air déçu. — Nous savons qu’il est difficile de trouver la Vérité, commente-t-il. Cette conclusion ne peut être la Vérité… parce que, en ce cas, la Vérité ne serait rien. Et il doit y avoir quelque chose, non ? Dis-moi : quelle est l’idée finale, la clé du texte 7 Je crie : — Je ne sais pas ! Je le vois sourire, mais son sourire est amer. — La clé est peut-être ta propre colère, non ? dit-il. Cette colère que tu éprouves maintenant contre moi… ou le plaisir que tu as éprouvé quand tu imaginais que tu te roulais avec l’hétaïre… ou la faim quand je tardais à t’apporter la nourriture… ou la lenteur de tes intestins… Ce sont peut-être les seules clés. Pourquoi les chercher dans le texte ? Elles sont dans nos propres corps ! Je réplique : — Cesse de jouer avec moi ! Je veux savoir quelle relation existe entre cette œuvre et te poème de mon père ! Montalo adopte une expression sereine et récite, comme s’il lisait, sur un ton las : — Je t’ai déjà dit que le poème est de Philotexte de Chersonèse, écrivain thrace qui a vécu à Athènes les années de sa maturité et a fréquenté l’Académie de Platon. En se basant sur son propre poème, Philotexte a composé les images eidétiques de La Caverne des idées. Les deux œuvres se sont inspirées de faits réels survenus à Athènes à cette époque, en particulier le suicide collectif des membres d’une secte très similaire à celle qui est décrite ici. Ce dernier événement a beaucoup influencé Philotexte, qui voyait dans de tels exemples une preuve que Platon se trompait : les hommes ne choisissent pas ce qu’il y a de plus mauvais par ignorance, mais par impulsion, pour une raison inconnue qui repose en chacun de nous et qui ne peut être raisonnée ni expliquée par des mots… — Mais l’histoire a donné raison à Platon ! m’exclamé-je avec énergie. Les hommes de notre époque sont idéalistes et se consacrent à réfléchir, à lire et à déchiffrer des textes Beaucoup d’entre nous sont philosophes ou traducteurs.. Nous croyons fermement en l’existence d’Idées que nous ne percevons pas avec les sens… les meilleurs d’entre nous gouvernent les villes… Hommes et femmes travaillent à égalité dans les mêmes domaines et ont les mêmes droits. Le monde est en paix. La violence a été complètement éradiquée et… L’expression de Montalo me rend nerveux. J’interromps ma déclaration émue et lui demande : — Que se passe-t-il ? En poussant un profond soupir, les yeux rougis et humides, il réplique : — C’est l’une des choses que Philotexte s’est proposé de démontrer dans son œuvre, petit : le monde que tu décris… le monde dans lequel nous vivons… notre monde… n’existe pas… Et n’existera probablement jamais – et, d’un air sombre, il ajoute : Le seul monde qui existe est celui de l’œuvre que tu as traduite : l’Athènes de l’après-guerre, cette ville pleine de folie, d’extase et de monstres irrationnels. C’est là le monde réel, pas le nôtre. Pour cette raison, je t’ai prévenu que La Caverne des idées affectait l’existence de l’univers… Je l’observe. Il semble parler sérieusement, mais il sourit. — Maintenant, je crois vraiment que tu es complètement fou ! lui dis-je. — Non, petit. Souviens-t’en. Et soudain son sourire se teinte de bonté, comme si nous partagions tous deux le même malheur. — Tu te souviens, au chapitre VII, du pari entre Philotexte et Platon ? demande-t-il. — Oui. Platon affirmait qu’on ne pourrait jamais écrire un livre qui contiendrait les cinq éléments de la sagesse. Mais Philotexte n’était pas très convaincu… — C’est exact. Eh bien, La Caverne des idées est le résultat du pari entre Philotexte et Platon. L’entreprise semblait très ardue à Philotexte : comment créer une œuvre qui inclurait les cinq éléments platoniciens de la sagesse ?… Les deux premiers étaient simples, si tu t’en souviens : le nom est le nom des choses, simplement, et la définition, les phrases que nous disons sur elles. Les deux éléments figurent dans un texte normal. Mais le troisième, les images, constituait déjà un problème : comment créer des images qui ne soient pas de simples définitions, des formes d’êtres et de choses au-delà des paroles écrites ? Alors, Philotexte a inventé l’eidesis… Je l’interromps, incrédule : — Quoi ? "Inventé" ? Montalo acquiesce gravement. — L’eidesis est une invention de Philotexte : grâce à elle, les images acquéraient de l’aisance, de l’indépendance, ne s’appuyaient pas sur ce qui était écrit mais sur la fantaisie du lecteur… Un chapitre, par exemple, pouvait contenir la figure d’un lion, ou d’une jeune fille avec un lys !… Je souris devant le ridicule de ces propos. Je réplique : — Tu sais aussi bien que moi que l’eidesis est une technique littéraire employée par certains écrivains grecs… — Non ! m’interrompt Montalo, impatient. C’est une simple invention particulière à cette œuvre ! Laisse-moi continuer et tu vas tout comprendre !… Le troisième élément, donc, était résolu… Mais il manquait encore les plus difficiles… Comment réussir le quatrième, qui était la discussion intellectuelle ? Evidemment, il fallait une voix extérieure au texte, une voix qui discutât ce que le lecteur était en train de lire… un personnage qui contemplât à distance les événements de la trame… Ce personnage ne pouvait être seul, puisque l’élément exigeait un certain degré de dialogue… De sorte que l’existence d’au moins deux personnages extérieurs à l’œuvre était indispensable… Mais qui seraient-ils, et sous quel prétexte se présenteraient-ils au lecteur ?… Montalo fait une pause et hausse les sourcils d’un air amusé. Il poursuit : — La solution, c’est son propre poème qui l’a fournie à Philotexte, la strophe du traducteur "enfermé par un fou" : ajouter plusieurs traducteurs fictifs serait le moyen le plus approprié pour obtenir le quatrième élément… L’un d’eux "traduirait" l’œuvre, en la commentant avec des notes dans la marge, et les autres seraient reliés à lui d’une façon ou d’une autre… Avec cette astuce, notre écrivain est parvenu à introduire le quatrième élément. Mais il restait le cinquième, le plus difficile : l’Idée en soi !… Montalo fait une courte pause et émet un petit rire. — L’Idée en soi, ajoute-t-il, est la clé que nous cherchons en vain depuis le début. Philotexte ne croit pas à son existence, et c’est pour cette raison que nous ne l’avons pas trouvée… Mais en fin de compte, elle est également incluse : dans notre recherche, dans notre désir de la trouver… et avec un sourire insistant, il conclut : Philotexte a donc gagné le pari. Quand Montalo cesse de parler, je murmure, incrédule : — Tu es complètement fou… Le visage inexpressif de Montalo pâlit de plus en plus. — En effet : je le suis, admet-il. Mais maintenant je sais pourquoi j’ai joué avec toi puis t’ai enlevé et enfermé ici. En réalité, je l’ai su quand tu m’as dit que le poème sur lequel se base cette œuvre était de ton père… parce que moi aussi je suis sûr que ce poème a été écrit par mon père… qui était écrivain, comme le tien. Je ne sais que dire. Montalo poursuit, de plus en plus angoissé : — Nous faisons partie des images de l’œuvre, tu ne vois pas ? Je suis le fou qui t’a enfermé, comme le dit le poème, et toi le traducteur. Et le père des deux, l’homme qui nous a engendrés, toi et moi, et tous les personnages de La Caverne, s’appelle Philotexte de Chersonèse. Un frisson me parcourt le corps. Je contemple l’obscurité de la cellule, la table avec les papyrus, la lampe, le visage pâle de Montalo. Je murmure : — C’est un mensonge… Je… j’ai ma propre vie… J’ai des amis ! Je connais une jeune femme appelée Helena… Je ne suis pas un personnage… Je suis vivant !… Son visage se contracte soudain dans une absurde grimace de rage. — Sot ! Tu n’as pas encore compris ?… Helena… Elio… toi… moi. ! Nous avons tous été le QUATRIÈME ÉLÉMENT ! Abasourdi, furieux, je me jette sur Montalo. J’essaie de le frapper pour pouvoir m’enfuir, mais tout ce que je parviens à faire est de lui arracher le visage. Son visage est un nouveau masque. Derrière, cependant, il n’y a rien : l’obscurité. Ses vêtements, mous, glissent à terre. La table sur laquelle j’ai travaillé disparaît, de même que le lit et la chaise. Puis les murs de la cellule s’estompent. Je me retrouve plongé dans les ténèbres. Je demande : Pourquoi ?… Pourquoi ?… Pourquoi ?… L’espace réservé à mes paroles se réduit. Je deviens ainsi marginal que mes notes. L’auteur décide de m’achever ici. ↵