54) – Je viens de faire une découverte étonnante ! Si je ne me trompe pas, et je ne crois pas me tromper, les étranges énigmes liées à cette œuvre commenceraient à revêtir un sens… non moins étrange cependant et, en ce qui me concerne, beaucoup plus inquiétant. Ma trouvaille a été, comme cela arrive si souvent, le fruit du hasard : cette nuit, je revoyais la dernière partie du chapitre VI dans l’édition de Montalo, que je n’avais pas fini de traduire, quand je constatai que les bords des feuilles collaient entre eux avec une obstination irritante – cela m’était déjà arrivé, mais, simplement, je ne m’en étais pas soucié. Je les examinai de près : elles semblaient normales, mais le mélange liquide qui les unissait était encore frais. Je fronçai les sourcils, de plus en plus inquiet. J’étudiai feuille par feuille le sixième chapitre et fus absolument persuadé que les dernières avaient été ajoutées récemment au livre. Mon cerveau bouillonnait d’hypothèses. Je retournai au texte et constatai que les passages "nouveaux" correspondaient à la description de la statue de Ménechme. Mon cœur se mit à battre avec force. Que signifiait cette folie ? Je remis mes déductions à plus tard et achevai la traduction du chapitre. Alors, soudain, en regardant par la fenêtre – il faisait déjà nuit – et en contemplant dans la pénombre la rangée de pommiers qui délimite mon jardin, je me rappelai l’homme qui avait l’air de m’épier et qui avait fui quand je m’étais aperçu de sa présence… et le soupçon que j’eus, la nuit suivante, que quelqu’un était entré chez moi. Je me levai d’un saut. J’avais le front moite et mes tempes battaient à intervalles de plus en plus rapprochés. La déduction me semble évidente : quelqu’un a échangé dans mon bureau, les feuilles du texte de Montalo, contre d’autres, identiques, et il l’a fait il y a peu de temps. Il s’agit peut-être de quelqu’un qui me connaît, du moins en ce qui concerne mon aspect physique, et qui a donc pu ajouter les étonnants détails de la description de la sculpture ? Mais qui serait capable d’arracher les feuilles d’une œuvre originale et de les remplacer par son propre texte à seule fin de tourmenter le traducteur ? Quoi qu’il en soit, évidemment, je ne pourrai plus dormir tranquille à partir d’aujourd’hui. Ni travailler tranquille, car, comment saurais-je de qui est l’œuvre que je traduis ? Pire encore : parviendrai-je à avancer de phrase en phrase sans m’arrêter à penser que l’une d’elles peut-être – ou toutes – constitue des messages directs à moi adressés par le mystérieux inconnu ? Aujourd’hui où je suis en proie au doute, comment pourrais-je être sûr que d’autres paragraphes, dans les chapitres précédents, n’ont rien à voir avec moi ? La fantaisie de la littérature est si ambiguë qu’il n’est même pas nécessaire de briser les règles du jeu : le simple soupçon que quelqu’un puisse avoir déchiré les feuilles, donne un tour terrible à tout cela. Soyons sincères, lecteur : n’as-tu pas parfois la sensation affolante qu’un texte, par exemple celui-là même que tu es en train de lire, s’adresse à toi personnellement ? Et quand cette sensation s’empare de toi, n’agites-tu pas la tête, en clignant des paupières, et en pensant : "Quelle sottise ! Il vaut mieux oublier ça et continuer à lire" ? Juge alors quelle n’est pas ma frayeur de savoir avec une certitude absolue qu’une partie de ce livre me concerne sans aucun doute possible !… Et je dis bien : "frayeur", en effet. J’ai toujours vu les textes à distance… et soudain je me trouve pris dans l’un d’eux ! Ainsi donc, je dois faire quelque chose. J’interromprai donc mon travail jusqu’à ce que cette affaire soit résolue. Mais j’essaierai également de capturer mon visiteur inconnu… (N.d.T.) ↵