III11
Il semble adéquat d’interrompre un instant le cours rapide de cette histoire pour dire brièvement quelques mots sur ses principaux protagonistes : Héraclès, fils de Phrinicos, du dêmos de Pontor, et Diagoras, fils de Jampsacos, du dêmos de Medonte. Qui étaient-ils ? Qui croyaient-ils être ? Qui les autres croyaient-ils qu’ils étaient ?
En ce qui concerne Héraclès, nous dirons que12. En ce qui concerne Diagoras13.
Et, une fois le lecteur au fait de ces détails concernant la vie de nos protagonistes, nous reprenons le récit sans perdre de temps avec la narration des faits survenus dans la ville portuaire du Pirée, où Héraclès et Diagoras partirent à la recherche de l’hétaïre appelée Yasintra.
Ils la cherchèrent dans les ruelles étroites où flottait, volatile, l’odeur de la mer, dans les embrasures sombres des portes ouvertes, ici et là, entre les petits groupes de femmes silencieuses qui souriaient quand ils s’approchaient et, sans transition, prenaient l’air grave quand ils les interrogeaient ; en haut et en bas, sur les versants et les côtes qui plongeaient au bord de l’océan, au coin où une ombre – homme ou femme – attendait silencieusement. Ils interrogèrent les vieilles femmes qui se maquillaient encore, dont les visages de bronze, inexpressifs, recouverts de céruse, semblaient aussi anciens que les maisons, déposèrent des oboles dans des mains tremblantes et crevassées comme des papyrus, écoutèrent le tintement des anneaux dorés quand les bras se dressaient pour indiquer une direction ou un nom : demande à Kopsias, Melka le sait, peut-être chez Talia, Amphitrite la cherche aussi, Eo vit depuis plus longtemps dans ce quartier, Clito les connaît mieux peut-être, je ne suis pas Tafia mais Meropis. Pendant ce temps, les yeux, sous des paupières surchargées de teintures, toujours à demi doses, toujours rapides, mobiles sur leurs trônes de cils noirs et dessins au safran, à l’ivoire ou à l’or rougeoyant, les yeux des femmes, toujours rapides, comme si les femmes n’étaient libres que dans leurs yeux, comme si elles ne régnaient que dans la noirceur des pupilles, qui étincelaient de… moquerie ? passion ? haine ? tandis que leurs lèvres tranquilles, leurs traits endurcis et la brièveté de leurs réponses dissimulaient leurs pensées ; il n’y avait que leurs yeux fuyants, pénétrants, terribles.
L’après-midi s’épuisait sans pause sur les deux hommes. Enfin, Diagoras, se frottant les bras sous son manteau avec des gestes rapides, se décida à parler :
— La nuit va bientôt tomber. La journée est passée très vite. Et nous ne l’avons pas encore trouvée… Nous en avons interrogé au moins vingt d’entre elles, et n’avons reçu que des indications confuses. Je crois qu’elles essaient de la cacher, ou de nous égarer.
Ils continuèrent à descendre l’étroite rue en pente. Au-delà des toits, la pourpre du soleil couchant révélait les limites de la mer. La foule et le rythme frénétique du port du Pirée restaient en arrière, et aussi les lieux les plus fréquentés par ceux qui cherchaient le plaisir ou la distraction : ils se trouvaient maintenant dans le quartier où elles vivaient, une forêt de trottoirs en pierre et d’arbres en terre séchée où l’obscurité arrivait avant et la Nuit se dressait prématurément ; une solitude habitée, secrète, regorgeant d’yeux invisibles.
— Au moins, ta conversation est plaisante, dit Diagoras sans faire d’effort pour dissimuler son irritation. Il avait l’impression de parler seul depuis des heures ; son collègue se contentait de marcher, grogner et, de temps en temps, de prendre une figue dans sa besace. J’adore ta facilité pour le dialogue, par Zeus… Il s’arrêta et tourna la tête, mais seul l’écho de leurs pas les suivait. Ces ruelles répugnantes, saturées d’ordures et de mauvaises odeurs… Où est la ville "bien construite", selon la définition habituelle du Pirée ? C’est ça, le fameux tracé "géométrique" des rues dont on dit que c’est Hippodamos de Milet qui l’a élaboré ? Par Héra, je ne vois même pas d’inspecteurs des quartiers, d’astynomes, d’esclaves ou de soldats, comme à Athènes ! Je n’ai pas l’impression d’être chez les Grecs, mais dans un monde barbare… Et puis, ce n’est pas que mon impression personnelle : ce lieu est dangereux, je peux sentir le danger comme l’odeur de la mer. Bien sûr, grâce à ta conversation animée, je me sens plus tranquille. Cela me console, me fait oublier par où je passe…
– Tu ne me paies pas pour parler, Diagoras, répondit Héraclès avec une indifférence suprême.
— Apollon en soit remercié, j’entends le son de ta voix ! ironisa le philosophe. Pygmalion ne fut pas plus étonné lorsque Galatée lui parla ! Demain je sacrifierai une chevrette en l’honneur de…
— Tais-toi, l’interrompit promptement le Déchiffreur. Voici la maison dont on nous a parlé…
Un mur gris crevassé se dressait avec difficulté sur un côté de la rue ; un conclave d’ombres était réuni devant le trou de la porte.
— Tu veux dire la septième, protesta Diagoras. J’ai déjà demandé en vain dans six autres maisons.
— Eh bien, en tenant compte de ton expérience croissante, je ne crois pas qu’il te soit difficile d’interroger ces femmes maintenant…
Les châles sombres qui dissimulaient les visages se transformèrent rapidement en regards et sourires quand Diagoras s’approcha.
— Excusez-nous. Mon ami et moi cherchons la danseuse Yasintra. On nous a dit…
De même que la branche tombée à terre sur laquelle marche involontairement le chasseur alerte sa proie qui fuit immédiatement la clairière afin de chercher la sécurité de la futaie, de même les paroles de Diagoras provoquèrent une réaction inattendue dans le groupe : l’une des jeunes femmes partit en courant dans la rue tandis que les autres rentraient précipitamment dans la maison.
— Attends ! cria Diagoras à l’ombre qui s’enfuyait. C’est Yasintra ? demanda-t-il aux autres femmes. Attendez, par Zeus, nous voulons juste… !
La porte se ferma précipitamment. La rue était déjà déserte. Héraclès poursuivit son chemin sans hâte et Diagoras le suivit, bien malgré lui. Un instant plus tard, il dit :
— Et maintenant ? Que sommes-nous censés faire ?
Pourquoi continuons-nous à marcher ? Elle est partie.
Elle a fui. Tu crois que tu vas la rattraper, à cette allure ? Héraclès émit un grognement et sortit calmement une autre figue de sa besace. Au comble de l’exaspération, le philosophe s’arrêta et lui adressa des mots assez vifs : Écoute-moi une bonne fois pour toutes ! Nous avons cherché cette hétaïre toute la journée dans les rues du port et de l’intérieur, dans les maisons les plus mal famées, dans la ville haute et la ville basse, ici et là, avec précipitation, faisant confiance à la parole mensongère des âmes médiocres, des esprits incultes, des viles entremetteuses, des femmes de mauvaise vie… Et maintenant que Zeus semblait nous avoir permis de la trouver, elle se perd à nouveau ! Et, toi, tu continues à marcher sans te presser, comme un chien satisfait, tandis que… !
— Calme-toi, Diagoras. Tu veux une figue ? Cela te donnera des forces pour…
— laisse-moi tranquille, avec tes figues ! Je veux savoir pourquoi nous continuons à marcher ! Je crois que nous devrions essayer de parler aux femmes qui sont entrées dans la maison et…
— Non : la femme que nous cherchons est celle qui s’est enfuie, dit tranquillement le Déchiffreur.
— Alors pourquoi ne courons-nous pas après elle ?
— Parce que nous sommes très fatigués. Moi du moins. Pas toi ?
— Si c’est comme ça – Diagoras était de plus en plus énervé – pourquoi continuons-nous à marcher ?
Sans s’arrêter, Héraclès s’autorisa un bref silence tout en mastiquant.
— Parfois, la fatigue se soigne par la fatigue, dit-il. De la sorte, après de nombreuses fatigues, on devient infatigable.
Diagoras le vit s’éloigner au même rythme, en descendant la rue et, à contrecœur, il le rejoignit.
— Et tu oses encore dire que tu n’aimes pas la philosophie ! souffla-t-il.
Ils marchèrent un moment encore dans le silence de la Nuit proche. La rue par laquelle la femme s’était enfuie se poursuivait sans interruption entre deux rangées de maisons délabrées. Très vite, l’obscurité serait complète et on ne pourrait même plus distinguer les maisons.
— Ces ruelles vieilles et ténébreuses… se plaignit Diagoras. Seule Athéna sait où cette femme a pu aller ! Elle était jeune et agile… Je crois qu’elle serait capable de courir sans s’arrêter avant d’être sottie de l’Attique…
Et il l’imagina fuyant en effet vers les forêts environnantes, laissant des traces dans la boue avec ses pieds nus, sous l’éclat d’une lune aussi blanche qu’un lys dans les mains d’une jeune fille, sans se soucier de l’obscurité – elle devait connaître le chemin –, sautant sur les lys, sa respiration agitant sa poitrine, le bruit de ses pas atténué par la distance, ses yeux de biche grands ouverts. Elle avait peut-être ôté ses vêtements pour courir plus vite, et la blancheur de lys de son corps nu traversait l’épaisseur comme un éclair sans que les arbres le dérangent, ses cheveux lâches se prenant à peine dans les cornes des branches, fines comme des tiges de plantes ou des doigts de jeune fille, rapide, nue et pâle comme une fleur de marbre qu’une adolescente tiendrait entre les mains en fuyant14.
Ils étaient parvenus à un carrefour. Plus loin, la rue se prolongeait par un passage étroit, semé de pierres ; une autre ruelle prenait sur la gauche ; à droite, un petit pont entre deux maisons hautes dissimulait un tunnel étroit dont l’extrémité se perdait dans l’ombre.
— Et maintenant ? s’irrita Diagoras. On doit tirer au sort notre chemin ?
Il sentit la pression sur son bras et se laissa conduire en silence, docilement mais avec rapidité, vers le carrefour le plus proche du tunnel.
— Nous attendrons ici, murmura Héraclès.
— Mais, et la femme ?
— Parfois, l’attente est une forme de poursuite.
— Tu penses qu’elle va revenir sur ses pas ?
— Bien sûr, Héraclès captura une autre figue. On revient toujours. Parle plus bas. La proie peut prendre peur.
Ils attendirent. La lune découvrit sa corne blanche. Un coup de vent fugace anima la quiétude de la nuit. Les deux hommes s’enveloppèrent davantage dans leurs manteaux ; Diagoras réprima un frisson, bien que la température fût moins désagréable que dans la ville en raison de la présence adoucissante de la mer.
— Quelqu’un vient, murmura Diagoras.
On aurait dit le rythme lent des pieds nus d’une jeune fille. Pourtant, ce qui leur parvint des rues étroites situées au-delà du carrefour ne fut pas une personne mais une fleur : un lys abîmé par les mains fortes de la brise ; ses pétales frappèrent les pierres proches de la cachette d’Héraclès et Diagoras et, en s’éparpillant, il poursuivit son chemin dans un air qui sentait l’écume et le sel, se perdant en haut de la rue, soutenue par le vent comme par une jeune fille éblouissante – yeux de mer, cheveux de lune – qui l’aurait tenue entre ses doigts tout en courant.
— Ce n’était rien. Juste le vent, dit Héraclès15.
Le temps mourut l’espace d’un bref instant. Diagoras, qui commençait à être transi de froid, découvrit qu’il parlait à voix basse avec l’ombre robuste du Déchiffreur, dont il ne pouvait plus voir le visage :
— Je n’aurais jamais imaginé que Tramaque… Je veux dire, tu me comprends… Je n’aurais jamais cru que… La pureté était une de ses vertus principales, c’était du moins ce qu’il me semblait. La dernière chose que j’aurais crue de lui, c’était ça… Frayer avec une vulgaire… Mais ce n’était même pas un homme ! Je n’aurais même pas pensé qu’il éprouvât les désirs d’un éphèbe… Quand Lysile me l’a dit…
— Tais-toi, dit soudain l’ombre d’Héraclès. Écoute.
C’étaient comme de rapides coups de griffe entre les pierres. Diagoras reçut dans l’oreille l’haleine tiède du Déchiffreur un moment avant d’entendre sa voix.
— Jette-toi sur elle rapidement. Protège ton entre-jambe d’une main et ne perds pas de vue ses genoux… Essaie de la calmer.
— Mais…
— Fais ce que je te dis ou elle va encore s’échapper. Je te seconderai.
"Que veut-il dire par je te seconderai ?’’ pensa Diagoras, indécis. Mais il n’eut pas le temps de se poser davantage de questions.
Agile, rapide, silencieuse, une silhouette s’étendit comme un tapis sur le sol du carrefour, projetée par un rayon de lune. Diagoras se jeta sur elle au moment où, à son insu, elle s’incarna en un corps à côté de lui. Une masse de cheveux parfumés s’agita violemment devant son visage et des formes musculaires s’agitèrent entre ses bras. Diagoras poussa cette chose vers le mur opposé.
— Par Apollon, ça suffit ! s’exclama-t-il, et il se jeta sur elle. Nous ne te ferons pas de mal ! Nous voulons juste te parler… Calme-toi… La chose cessa de bouger et Diagoras s’écarta un peu. Il ne put voir son visage : elle le cachait entre ses mains ; entre ses doigts, longs et minces comme des tiges de lys, brillait un regard. Nous allons juste te poser quelques questions… Sur un éphèbe appelé Tramaque. Tu le connaissais, non ? Il pensa qu’elle finirait par ouvrir la porte de ses mains, par repousser ces frontières ténues et montrer son visage, apaisée. Ce fut alors qu’il sentit un éclair au bas-ventre. Il vit la lumière avant de sentir la douleur : elle était aveuglante, parfaite, et anéantit son regard comme un liquide remplit rapidement un vase. La douleur attendit encore un peu, tapie entre ses jambes, avant de s’étendre rageusement et de monter rapidement jusqu’à sa conscience comme un vomissement de verre. Il tomba par terre en toussant, et ne sentit même pas le choc de ses genoux contre la pierre.
Il y eut une lutte. Héraclès Pontor se jeta sur la chose. Il la traita sans ménagements, comme l’avait fait Diagoras : il la prit par ses bras minces et la fit reculer rapidement jusqu’au mur, l’entendit gémir, un halètement d’homme, et utilisa à nouveau le mur comme une arme. La chose répondit, mais il appuya son corps obèse contre elle pour l’empêcher de se servir de ses genoux. Il vit Diagoras se relever avec difficulté. Il adressa alors quelques mots rapides à La jeune fille le regardait toujours en silence.
— Nous ne te ferons pas de mal, à moins que tu ne nous laisses pas d’autre choix. Et si tu frappes à nouveau mon compagnon, tu ne me laisseras pas d’autre choix. Diagoras s’empressa de l’aider. Tiens-la bien, cette fois. Je t’ai déjà dit de faire attention à ses genoux.
— Mon ami… dit la vérité… Diagoras reprenait son souffle à chaque mot. Je ne veux pas te faire de mal… Tu m’as compris ? La chose acquiesça de la tête, mais Diagoras ne relâcha pas la pression qu’il exerçait sur ses bras. juste quelques questions…
La lutte prit fin brusquement, comme le froid cède quand les muscles travaillent dans une course rapide. Soudain, Diagoras sentit la chose se transformer sans transition en femme. Il perçut pour la première fois la ferme projection de sa poitrine, la finesse de sa taille, l’odeur différente, la fluidité de sa dureté ; il remarqua la naissance des boucles sombres, l’émergence des bras sveltes, la formation des contours. Il surprit enfin ses traits. Elle était étrange, ce fut la première réflexion qui lui vint à l’esprit : il découvrit qu’il l’avait, sans savoir pourquoi, imaginée très belle. Mais ce n’était pas le cas : les boucles de ses cheveux formaient un pelage désordonné ; les yeux étaient trop grands et très clairs, comme ceux d’un animal, bien qu’il n’en distinguât pas la couleur dans la pénombre ; les pommettes, émaciées, faisaient ressortir le crâne sous la peau tendue. Il s’écarta d’elle, confus, sentant encore la douleur palpiter lentement dans son ventre. Il s’adressa à elle et ses paroles s’envolèrent dans la buée de sa respiration :
— Tu es Yasintra ?
Ils étaient tous deux essoufflés. Elle ne répondit Pas.
— Tu connaissais Tramaque…
— Méfie-toi de ses genoux… Il entendit la voix d’Héraclès à une distance infinie.
Il adressa alors quelques mots rapides à sa proie :
— Il te payait pour les visites ? Il ne comprit pas très bien pourquoi il avait posé cette question.
— Bien sûr, dit-elle. Les deux hommes pensèrent que de nombreux éphèbes ne possédaient pas une voix aussi virile : c’était l’écho d’un hautbois dans une caverne. Les rites de Bromios se paient en péans, ceux de Cypris en oboles.
Sans en connaître la raison, Diagoras se sentit offensé : l’offense résidait peut-être dans le fait que la jeune fille ne paraissait pas effrayée. Il lui semblait même avoir remarqué que ses grosses lèvres se moquaient de lui dans l’obscurité.
— Quand l’as-tu connu ?
— Lors des dernières Lénéennes. Je dansais dans la procession du dieu. Il m’a vue danser et il est venu me chercher ensuite.
— Il est venu te chercher ? s’exclama Diagoras, incrédule. Mais ce n’était pas encore un homme !
Beaucoup d’enfants viennent également me chercher.
— Tu parles peut-être de quelqu’un d’autre…
— Tramaque, l’adolescent tué par les loups, répliqua Yasintra. C’est de lui que je parle.
Héraclès intervint avec impatience.
— Qui croyais-tu que nous étions ?
— Je ne comprends pas – Yasintra tourna vers lui son regard aqueux.
— Pourquoi nous as-tu fuis quand nous t’avons demandée ? Tu n’es pas de celles qui fuient les hommes. Qui attendais-tu ?
— Personne. Je fuis quand j’en ai envie.
— Yasintra – Diagoras semblait avoir retrouvé son calme –, nous avons besoin de ton aide. Nous savons que Tramaque avait des soucis. Un problême très grave le tourmentait. Je… Nous avons été ses amis et nous voulons savoir ce qu’il avait. Ta relation avec lui n’a plus d’importance. Nous voulons juste savoir si Tramaque t’avait parlé de ses inquiétudes. Il voulut ajouter : "Oh, s’il te plaît, aide-moi. C’est beaucoup plus important pour moi que tu ne le crois." Il lui aurait demandé cent fois de l’aide, car il se sentait démuni, fragile comme un lys dans les mains d’une jeune fille. Sa conscience avait perdu toute trace d’orgueil et elle était devenue une adolescente aux yeux bleus et à la magnifique chevelure qui gémissait : "Aide-moi, s’il te plaît, aide-moi16" Mais ce désir, aussi léger que le frôlement de la tunique blanche d’une jeune fille par les pétales d’une fleur, et, à la fois, aussi ardent que le corps nubile et délectable de la même jeune fille nue, ne se traduisit pas en paroles".
— Tramaque ne parlait pas beaucoup, dit-elle. Et il n’avait pas l’air inquiet.
— T’a-t-il un jour demandé de l’aide ? demanda Héraclès.
— Non. Pourquoi l’aurait-il fait ?
— Quand l’as-tu vu pour la dernière fois ?
— Il y a une lune.
— Ne te parlait-il jamais de sa vie ?
— Qui parle aux femmes comme nous ?
— Sa famille approuvait-elle votre relation ?
— Il ne s’agissait pas d’une relation : il venait me voir de temps en temps, il me payait et s’en allait.
— Mais cela déplaisait peut-être à sa famille que son noble fils s’épanche auprès de toi de temps en temps.
— Je ne sais pas. Ce n’était pas à sa famille que je devais plaire.
— Ainsi donc, aucun membre de sa famille ne t’a interdit de continuer à le voir ?
— Je n’ai jamais parlé à aucun d’eux… répliqua Yasintra, sur un ton tranchant.
— Mais son père a peut-être eu vent de votre relation… insista calmement Héraclès.
— Il n’avait pas de père.
— C’est vrai, dit Héraclès. Je voulais parler de sa mère.
— Je ne la connais pas.
Il y eut un bref silence. Diagoras regarda le Déchiffreur, cherchant de l’aide. Héraclès haussa les épaules.
— Je peux m’en aller, maintenant ? demanda la jeune fille. Je suis fatiguée.
Ils ne lui répondirent pas, mais elle s’écarta du mur et s’éloigna. Son corps, enveloppé dans un grand châle sombre et une tunique, évoluait avec la belle économie de mouvements d’un animal de la forêt. Les anneaux et bracelets invisibles résonnaient sous ses pas. A la limite de l’obscurité, elle se retourna vers Diagoras.
— Je ne voulais pas te frapper, dit-elle.
Ils regagnaient la ville en pleine nuit, par le chemin des Grands Murs.
— Je suis désolé pour le coup de genou, dit Héraclès un peu peiné par le profond silence du philosophe depuis le début de la conversation avec l’hétaïre. Tu as encore mal ? Eh bien, on ne peut pas dire que je ne t’avais pas prévenu… Je connais parfaitement ce genre d’hétaïres danseuses. Elles sont très agiles et savent se défendre. Quand elle s’est enfuie, j’ai compris qu’elle nous attaquerait si nous l’abordions
Il fit une pause, escomptant que Diagoras dirait quelque chose, mais son compagnon continua à marcher tête baissée, la barbe appuyée sur sa poitrine. Ils avaient laissé derrière eux depuis longtemps les lumières du Pirée et la grande voie en pierre – peu fréquentée mais plus sûre et plus rapide que la route commune, d’après Héraclès –, flanquée par les murs construits par Thémistocle et abattus par Lysandre pour être ensuite reconstruits, qui s’étendait, sombre et silencieuse dans la nuit hivernale. Au loin, vers le nord, la faible lueur des murailles d’Athènes se détachait comme dans un rêve.
— Maintenant c’est toi, Diagoras, qui ne parles pas depuis un long moment. Tu es découragé ?… Bon, tu m’as dit que tu voulais participer à l’enquête, n’est-ce pas ? Mes enquêtes commencent toujours comme ça : on croit qu’on n’a rien, et puis… Tu trouves que c’était une perte de temps, de venir au Pirée pour parler à cette hétaïre ?… Bah, par expérience, je te dis que suivre une trace n’est jamais une perte de temps, bien au contraire : chasser, c’est savoir chercher des traces, même si elles ont l’air de ne nous mener nulle part. Ensuite, décocher la flèche dans le dos de l’animal, contrairement à ce que croit la majorité des gens, est le plus…
— C’était un enfant, murmura soudain Diagoras, comme s’il avait répondu à une question formulée par Héraclès. Il n’avait pas encore atteint l’âge d’éphèbe. Son regard était pur. Athéna elle-même semblait avoir trempé son âme…
— Cesse de te culpabiliser. A cet âge-là aussi nous avons besoin de nous épancher.
Diagoras détourna pour la première fois le regard du sombre chemin pour observer le Déchiffreur avec mépris.
— Tu ne comprends pas. A l’Académie, nous éduquons les adolescents pour qu’ils aiment la sagesse plus que tout et qu’ils refusent les plaisirs dangereux qui ne comportent qu’un bénéfice immédiat et éphémère. Tramaque connaissait la sagesse, il savait qu’elle est infiniment plus utile que le vice… Comment a-t-il pu l’ignorer dans la pratique ?
— De quelle façon enseignez-vous la sagesse à l’Académie ? demanda Héraclès, tentant pour la énième fois de distraire le philosophe.
— A travers la musique et le plaisir de l’exercice physique.
Nouveau silence. Héraclès se gratta la tête.
— Eh bien, disons que pour Tramaque le plaisir de l’exercice physique était plus important que la musique, commenta-t-il, mais le regard de Diagoras le fit taire à nouveau.
— L’ignorance est à l’origine de tous les maux. Qui choisirait le pire en sachant qu’il s’agit du pire ? Si la raison, à travers l’enseignement, te montre que le vice est pire que la vertu, le mensonge pire que la vérité, le plaisir immédiat pire que le plaisir durable, les choisirais-tu consciemment ? Tu sais, par exemple, que le feu brûle : mettrais-tu volontairement ta main au feu ?… C’est absurde. Aller voir cette… femme pendant un an ! Payer son plaisir ! C’est un mensonge… Cette hétaïre nous a menti. Je t’assure que… Qu’est-ce qui te fait rire ?
— Excuse-moi, dit Héraclès, je pensais à quelqu’un que j’ai un jour vu mettre la main dans les flammes de son propre gré : un vieil ami de mon dêmos, Crantor Pontor. Il pensait tout le contraire : il disait qu’il ne suffit pas de raisonner pour choisir ce qu’il y a de mieux, puisque l’homme se laisse guider par ses désirs et non par ses idées. Un jour, il a eu envie de se brûler la main droite, il l’a posée sur le feu et s’est brûlé.
Un long silence suivit ces paroles. Au bout d’un certain temps, Diagoras dit :
— Et toi… tu es d’accord avec cette opinion ?
— Absolument pas. J’ai toujours cru que mon ami était fou.
— Qu’est-il devenu ?
— Je l’ignore. Il a soudain voulu quitter Athènes et il est parti. Il n’est pas revenu.
Après un nouveau silence et quelques pas supplémentaires sur la voie en pierre, Diagoras dit :
— Eh bien, il existe de multiples sortes d’hommes, certes, mais nous décidons tous de nos actes, si absurdes semblent-ils, après un débat raisonné avec nous-mêmes. Socrate aurait pu éviter sa condamnation pendant le jugement, mais il a choisi de boire la ciguë parce qu’il savait pertinemment que c’était ce qu’il y avait de mieux pour lui. Ce qui était vraiment le cas, puisqu’il respectait de la sorte les lois d’Athènes, qu’il avait tant défendues tout au long de sa vie. Platon et ses amis ont tenté de le faire changer d’avis, mais il les a convaincus avec ses arguments. Quand on connaît l’utilité de la vertu, on ne choisit jamais le vice. C’est pour cela que je crois que cette hétaïre nous a menti… Dans le cas contraire, ajouta-t-il, et Héraclès perçut l’amertume de sa voix, il me faudra supposer que Tramaque ne faisait que feindre de suivre mon enseignement…
— Que penses-tu de cette hétaïre ?
— C’est une femme étrange et dangereuse, frissonna Diagoras. Son visage… son regard… Je me suis penché sur ses yeux et j’y ai vu des choses horribles…
Dans sa vision, elle lui était étrangère et faisait des choses imprévues : elle dansait sur les sommets enneigés du Parnasse, par exemple, portant pour tout vêtement la peau d’un petit faon ; son corps se mouvait sans réfléchir, presque sans le vouloir, comme une fleur entre les doigts d’une jeune fille, tournant dangereusement au bord des abîmes glissants.
Dans sa vision, elle pouvait incendier ses cheveux et fouetter l’air froid de cette masse dangereuse, ou rejeter en arrière sa tête enflammée tandis que l’os de sa gorge pointait entre les muscles du cou comme la tige d’un lys, crier comme si elle avait demandé de l’aide, appelant Bromios aux pieds de cerf, ou entonner le rapide péan dans l’oreibase nocturne, la danse rituelle que les femmes pratiquent en permanence au sommet des montagnes pendant les mois d’hiver. On sait que beaucoup d’entre elles meurent de froid ou de fatigue sans que personne ne puisse l’éviter ; on sait également, bien qu’aucun homme ne l’ait jamais vu, que les femmes, au cours de ces danses, manipulent de dangereux reptiles au venin foudroyant et nouent joliment leurs queues, comme une jeune fille tresserait, sans aide, une couronne de lys blancs ; et l’on soupçonne, bien qu’aucun homme ne le sache avec certitude, que dans ces nuits dangereuses aux tambours rapides, les femmes ne sont que des formes nues, brillantes de sang à cause des flammes et du jus de pampre, et laissent, avec leurs pieds nus, des traces pressées et audacieuses dans la neige, comme des proies blessées par le chasseur, sans écouter le cri de détresse de la sagesse qui, telle une adolescente à la svelte silhouette vêtue de blanc, exige en vain la fin des rituels. "Aide-moi", clame la petite voix, mais c’est inutile, parce que le danger, pour les danseuses, est comme un lys brillant posé sur l’autre rive du fleuve : aucune ne résiste à la tentation de nager rapidement, de chercher de l’aide, jusqu’à ce que ses mains atteignent la fleur et puissent la soutenir. "Attention : danger", s’exclame la voix, mais le lys est trop beau et la jeune fille n’écoute pas.
Tout cela faisait partie de sa vision, et il le tenait pour certain17.
— Tu vois d’étranges choses dans le regard des autres, Diagoras ! se moqua Héraclès de bonne foi. Je ne doute pas que notre hétaïre danse de temps en temps dans les processions des Lénéennes, mais, sincèrement, croire qu’elle se roule avec les ménades dans les extases en l’honneur de Dionysos, ces dangers rituels qui, s’ils persistent encore, ne sont pratiqués que par certaines tribus de paysans thraces dans des montagnes lointaines et désolées de l’Hellade, cela me semble exagéré. Je crains que ton imagination ne possède une vue plus acérée que celle du lynx…
— Je t’ai dit ce que j’ai pu contempler avec les yeux de la pensée, répliqua Diagoras, capables de distinguer l’Idée en soi. Ne les méprise pas si rapidement, Héraclès. Je t’ai expliqué que nous aussi nous sommes partisans de la raison, mais nous croyons qu’il y a quelque chose qui lui est supérieur, c’est l’Idée en soi, qui est la lumière devant laquelle nous tous, les êtres et les choses qui peuplons ce monde, ne sommes que de vagues ombres. Et parfois, seul le mythe, la fable, la poésie ou le rêve peuvent nous aider à la décrire.
— Soit, mais tes Idées en soi ne me sont pas utiles, Diagoras. J’évolue dans la limite de ce que je peux constater de mes propres yeux et raisonner selon ma propre logique.
— Et qu’as-tu vu chez cette jeune fille ?
— Peu de chose, répondit Héraclès avec modestie. Juste qu’elle nous mentait. Diagoras interrompit brusquement son pas rapide et se retourna pour contempler le Déchiffreur, qui sourit suavement avec une certaine culpabilité, comme un enfant qui se fait réprimander pour un mauvais tour. Je lui ai tendu un piège : je lui ai parlé du père de Tramaque. Comme tu le sais, Méragre a été condamné à mort il y a des années, accusé d’avoir collaboré avec les Trente18…
— Je sais. Ce fut un triste procès, comme celui des amiraux d’Arginuse, parce que Méragre a payé pour les fautes de beaucoup d’autres. Diagoras soupira. Tramaque ne voulait jamais me parler de son père.
— Précisément. Yasintra a dit que Tramaque ne lui parlait presque pas, mais elle savait parfaitement que son père était mort dans le déshonneur…
— Non : elle savait juste qu’il était mort.
— Pas du tout ! Diagoras, je t’ai déjà expliqué que je déchiffre ce que je peux voir, et je vois ce que quelqu’un me dit, tout comme je vois, en ce moment même, les torches de la porte de la ville. Tout ce que nous faisons ou disons est un texte susceptible d’être lu et interprété. Tu ne te rappelles pas ses propres mots ? Elle n’a pas dit : "Son père est mort", mais "Il n’avait pas de père". C’est la phrase que nous emploierions communément pour nier l’existence de quelqu’un dont nous ne voulons pas nous souvenir… C’est le genre d’expression que Tramaque aurait utilisée. Et je m’interroge : si Tramaque a parlé de son père à cette hétaïre du Pirée – un sujet qu’il ne voulait même pas partager avec toi –, qu’a-t-il pu lui dire d’autre que tu ignores ?
— Ainsi donc, l’hétaïre ment.
— C’est ce que je crois.
— Pourtant, je disais moi aussi la vérité quand j’affirmais qu’elle nous avait menti, dit Diagoras en insistant ostensiblement sur ses paroles.
— Oui, mais…
— Tu es convaincu, Héraclès, que les yeux de la pensée aperçoivent également la Vérité, même si c’est par le biais d’autres méthodes ?
— Je regrette de ne pas pouvoir être d’accord, dit Héraclès, parce que tu voulais parler de la relation de Tramaque avec l’hétaïre, et je crois, précisément, que c’est le seul point sur lequel elle ne nous a pas menti.
Après quelques pas rapides et silencieux, Diagoras dit :
— Tes paroles, Déchiffreur d’Énigmes, sont des flèches véloces et dangereuses qui sont venues se planter dans ma poitrine. J’aurais auparavant juré devant les dieux que Tramaque avait en moi une confiance absolue…
— Oh, Diagoras, dit Héraclès en secouant la tête, tu dois abandonner ce noble concept que tu sembles avoir des êtres humains. Enfermé dans ton Académie, à enseigner les mathématiques et la musique, tu me fais penser à une jeune fille aux cheveux d’or et à l’âme blanche comme un lys, très belle mais très crédule, qui ne serait jamais sortie du gynécée, et qui, rencontrant un homme pour la première fois, crierait : "A l’aide, à l’aide, je suis en danger."
— Tu n’en as pas assez, de te moquer de moi ? reprit le philosophe avec amertume.
— Ce n’est pas de la moquerie mais de la compassion ! Mais revenons au sujet qui nous intéresse : une autre chose m’intrigue, c’est la raison pour laquelle Yasintra a fui quand nous avons demandé où elle se trouvait…
— Je ne crois pas que les raisons lui manquent. Ce que je ne comprends pas encore, c’est comment tu as su qu’elle s’était cachée dans le tunnel…
— Où aurait-elle pu être ? Elle nous fuyait, en effet, mais elle savait que nous ne pourrions jamais la rattraper, parce qu’elle est agile et jeune alors que nous sommes vieux et maladroits. Je parle surtout pour moi, dit-il en levant une main obèse avec rapidité, arrêtant à temps la réplique de Diagoras. J’en ai déduit qu’elle n’avait pas besoin de continuer à courir et qu’il lui suffisait de se cacher… Quelle meilleure cachette que l’obscurité de ce tunnel si proche de chez elle ? Mais… pourquoi s’est-elle enfuie ? Son mode de vie consiste précisément à ne fuir aucun homme…
— Elle doit avoir plus d’un délit sur la conscience. Tu vas te moquer de moi, Déchiffreur, mais je n’ai jamais vu une femme aussi étrange. Le souvenir de son regard me fait encore frémir… Qu’est-ce que c’est que ça ?
Héraclès regarda dans la direction que lui indiquait son collègue. Une procession de torches passait dans les rues attenantes à la porte de la cité. Les participants portaient des tambourins et des masques. Un soldat s’arrêta pour leur parler.
— C’est le début des fêtes des Lénéennes, dit Héraclès. C’est l’époque.
Diagoras eut un mouvement de tête réprobateur.
— Ils sont bien pressés de s’amuser.
Ils passèrent la porte, après s’être identifiés devant les soldats, et continuèrent leur chemin vers l’intérieur de la ville. Diagoras dit
— Que va-t-on faire maintenant ?
— Se reposer, par Zeus. J’ai mal aux pieds. Mon corps a été fait pour tourner comme une sphère d’un endroit à l’autre, non pour s’appuyer sur ses pieds. Demain, nous irons parler à Antise et à Eunio. Enfin, toi tu parleras, et moi j’écouterai.
— Que dois-je leur demander ?
— Laisse-moi y réfléchit Nous nous verrons demain, mon bon Diagoras. Je te ferai porter un message par un esclave. Détends-toi, repose-toi le corps et l’esprit. Et ne te laisse pas dérober le sommeil par les soucis : rappelle-toi que tu as engagé le meilleur Déchiffreur d’Énigmes de toute la Grèce19…