II5
Les esclaves préparèrent le corps de Tramaque, fils de la veuve Etis, selon les usages : on purifia les horribles dilacérations avec des onguents provenant du lécythe, des mains aux doigts agiles glissèrent sur la peau crevassée pour y passer des essences et des parfums, il fut enveloppé dans la fragilité du suaire et habillé de vêtements propres, le visage laissé à découvert, la mâchoire maintenue par des bandages serrés pour empêcher le terrifiant bâillement de la mort, sous l’onctuosité de la langue on déposa l’obole qui rétribuerait les services de Charon. Puis on décora un lit avec du myrte et du jasmin sur lesquels on plaça le cadavre, les pieds tournés vers la porte, pour être veillé tout au long de la journée ; la présence grise d’un petit Hermès tutélaire le surveillait. A l’entrée du jardin, l’ ardanion, l’amphore contenant l’eau lustrale, servirait à rendre publique la tragédie et à purifier les visiteurs du contact avec l’inconnu. Les pleureuses que l’on avait engagées entonnèrent leurs cantiques sinueux à partir de midi, quand les témoignages de compassion se multiplièrent. Dans l’après-midi, une file ondulante d’hommes serpentait le long du trottoir du jardin : chacun, sous la froide humidité des arbres, attendait en silence son tour pour entrer dans la maison, défiler devant le corps et présenter ses condoléances aux membres de la famille. Daminos, le dêmos de Clazobion, l’oncle de Tramaque, servit d’amphitryon : il possédait une certaine fortune en bateaux et en mines d’argent de Laurion, et sa présence attira de nombreuses personnes. Par contre, peu vinrent en souvenir de Méragre, le père de Tramaque – qui avait été condamné et exécuté comme traître à la démocratie, de nombreuses années auparavant –, ou par respect envers la veuve Etis, sur qui avait rejailli le déshonneur de son époux.
Héraclès Pontor arriva au coucher du soleil, car il avait décidé de participer également à l’ekphora, le cortège funèbre, qui avait toujours lieu de nuit. Il pénétra avec une lenteur cérémonieuse dans le sombre vestibule, humide et froid, à l’air rendu huileux par l’odeur des onguents, effectua un tour complet autour du cadavre en suivant les pas de la file sinueuse de visiteurs, et embrassa en silence Daminos et Etis, qui le reçut dissimulée sous un péplum noir et un châle à grande capuche. Ils n’échangèrent pas un mot. Leur étreinte fut une étreinte parmi d’autres. Pendant le trajet, il distingua quelques hommes qu’il connaissait et d’autres non : il y avait le noble Praxinoe et son fils, le très bel Antise, dont on affirmait qu’il avait été l’un des meilleurs amis de Tramaque ; également Isiphènes et Ephialtès, deux commerçants réputés qui étaient sans doute venus pour Daminos ; et, présence qui ne laissa pas de le surprendre, Ménechme, le sculpteur poète, vêtu avec la négligence qui le caractérisait, qui brisa le protocole en disant quelques mots à voix basse à Etis. Enfin, à la sortie, dans le froid humide du jardin, il crut remarquer la forte silhouette du philosophe Platon attendant entre deux hommes qui n’étaient pas encore entrés, et en déduisit qu’il était venu en souvenir de son ancienne amitié avec Méragre.
Le cortège qui emprunta le chemin du cimetière par la voie Panathénienne ressemblait à une immense et sinueuse créature : la tête était formée, d’abord, par les va-et-vient du cadavre porté par quatre esclaves ; derrière, les proches directs, Daminos, Etis et Elea, plongés dans le silence de la douleur, et les joueurs de hautbois, des jeunes gens en tuniques noires qui attendaient le début du rite pour commencer à jouer ; au bout, les péplums blancs des quatre pleureuses. Le corps était constitué par les amis et connaissances de la famille, qui avançaient sur deux rangs.
Le cortège quitta la ville par la porte du Dipylon et s’engagea sur la Voie sacrée, loin des lumières des habitations, dans la froideur du brouillard nocturne. Les pierres du Céramique tremblèrent en ondoyant sous l’éclat des torches : de tous côtés apparaissaient des statues des dieux et des héros recouvertes par l’huile douce de la rosée nocturne, des inscriptions sur de hautes stèles décorées par des silhouettes ondulantes et des urnes aux lourds contours sur lesquelles grimpait le lierre. Les esclaves déposèrent soigneusement le cadavre sur le bûcher funèbre. Les joueurs de hautbois firent glisser dans l’air les notes sinueuses de leurs instruments ; les pleureuses, dans un mouvement chorégraphique, déchirèrent leurs vêtements tout en entonnant la froideur oscillante de leur chant. Les libations en l’honneur des dieux des morts commencèrent. Le public se dispersa pour contempler le rite : Héraclès choisit la proximité d’une gigantesque statue du héros Persée ; la tête décapitée de Méduse que le héros tenait par les vipères de sa chevelure se trouvait à la hauteur de son visage, et semblait le contempler de ses yeux vides. Les cantiques prirent fin, on prononça les dernières paroles, et les têtes dorées de quatre torches s’inclinèrent devant les bords du bûcher : le Feu polycéphale s’éleva, se tordit, et ses multiples langues ondoyèrent dans l’air froid et humide de la Nuit6.
L’homme frappa plusieurs fois à la porte. Comme personne ne répondit, il frappa à nouveau. Dans le sombre ciel athénien, les nuages à plusieurs têtes commencèrent à s’agiter.
La porte finit par s’ouvrir, et un visage blanc, sans traits, enveloppé dans un long suaire noir, apparut derrière elle. Presque apeuré, confus, l’homme hésita avant de parler :
— Je souhaite voir Héraclès Pontor, que l’on appelle le Déchiffreur d’Enigmes.
La silhouette se glissa dans l’ombre en silence et l’homme, encore indécis, pénétra dans la maison. A l’extérieur, le fracas irrégulier des coups de tonnerre se poursuivait.
Héraclès Pontor, assis à la table de sa petite chambre, avait cessé de lire et se concentrait distraitement sur le trajet sinueux d’une grande fissure qui descendait du plafond jusqu’au milieu du mur porteur, quand la porte s’ouvrit soudain doucement et Ponsica apparut sur le seuil.
— Une visite, dit Héraclès en déchiffrant les gestes harmonieux et ondulants des mains fines de son esclave masquée, aux doigts agiles. Un homme. Il veut me voir – les mains s’agitaient ensemble, les dix têtes des doigts bavardaient en l’air. Oui, fais-le entrer.
L’homme était grand et mince. Il portait un modeste manteau de laine imprégné des écailles onctueuses du serein nocturne. Sa tête, bien formée, révélait une calvitie lustrée, et une barbe blanche taillée avec soin lui ornait le menton. Dans ses yeux il y avait de la clarté, mais les rides qui les entouraient révélaient l’âge et la fatigue. Après le départ de Ponsica, toujours en silence, le nouveau venu, qui n’avait cessé de l’observer d’un air étonné, s’adressa à Héraclès.
— Ta renommée est-elle justifiée ?
— Que dit ma renommée ?
— Que les Déchiffreurs d’Enigmes peuvent lire sur le visage des hommes et dans l’aspect des choses comme sur du papyrus. Qu’ils connaissent le langage des apparences et savent le traduire. C’est pour cette raison que ton esclave dissimule son visage derrière un masque sans traits ?
Héraclès, qui s’était levé pour prendre un saladier rempli de fruits et un cratère de vin, eut un léger sourire et dit :
— Par Zeus, ce ne sera pas moi qui démentirai une telle renommée, mais mon esclave se voile la face plus pour ma tranquillité que pour la sienne : elle a été séquestrée par des bandits lydiens quand elle n’était encore qu’un bébé, une nuit de beuverie ils se sont amusés à lui brûler le visage et à lui arracher sa petite langue… Prends un fruit, si tu veux… Il semblerait que l’un des bandits ait eu pitié d’elle, ou qu’il ait entrevu une possibilité de faire une bonne affaire, et il l’adopta. Puis il la vendit comme esclave pour des travaux domestiques. Je l’ai achetée au marché il y a deux ans. Je l’aime bien parce qu’elle est silencieuse comme un chat et efficace comme un chien, mais ses traits dévastés me gênent…
— Je comprends, dit l’homme Tu as pitié d’elle…
— Oh non, ce n’est pas ça, répondit Héraclès. Son visage me distrait. Il se trouve que mes yeux se laissent tenter trop fréquemment par la complexité de tout ce qu’ils voient : avant ton arrivée, par exemple, je contemplais distraitement le parcours de cette intéressante fissure sur le mur, sa source et ses affluents, son origine… Eh bien, le visage de mon esclave est un nœud en spirale et infini de fissures, une énigme permanente pour mon regard insatiable, de sorte que j’ai décidé de le dissimuler en l’obligeant à porter ce masque sans traits. J’aime être entouré de choses évidentes : le rectangle d’une table, le cercle des coupes… des géométries simples. Mon travail consiste précisément à faire l’inverse : déchiffrer ce qui est compliqué. Mais installe-toi sur le divan, s’il te plaît… Dans ce saladier il y a des fruits frais, des figues douces surtout. Moi, les figues me passionnent, pas toi ? Je peux aussi t’offrir une coupe de vin non coupé…
L’homme, qui avait écouté les paroles tranquilles d’Héraclès avec une surprise croissante, s’assit lentement sur le divan. L’ombre de sa tête chauve, projetée par la lumière de la petite lampe à huile qui était posée sur la table, se dressa comme une sphère parfaite. L’ombre de la tête d’Héraclès, un gros cône tronqué couronné d’une mousse rase de cheveux argentés, atteignait le plafond.
— Merci. Pour l’instant, je me contenterai du divan, dit l’homme.
Héraclès haussa les épaules, écarta quelques papyrus de la table, approcha le saladier de fruits, s’assit et prit une figue.
— Que puis-je faire pour toi ? demanda-t-il aimablement.
Un gros coup de tonnerre retentit au loin. Après une pause, l’homme dit :
— En fait, je ne sais pas. J’ai entendu dire que tu résolvais des mystères. Je viens t’en offrir un.
— Montre-le-moi, répondit Héraclès.
— Quoi ?
— Montre-moi le mystère. Je ne résous que les énigmes que je peux contempler. S’agit-il d’un texte ? D’un objet ?…
L’homme adopta à nouveau son expression étonnée, sourcils froncés, lèvres entrouvertes, tandis qu’Héraclès arrachait d’un coup de dents net la tête de la figue7.
— Non, ce n’est rien de tout ça, dit-il lentement. Le mystère que je viens t’offrir est quelque chose qui fut, mais qui n’est plus. Un souvenir. Ou l’idée d’un souvenir.
— Comment veux-tu que je résolve pareille chose ? sourit Héraclès. Je ne traduis que ce que mes yeux peuvent lire. Je ne vais pas au-delà des mots…
L’homme le regarda fixement, comme pour le défier.
— Il y a toujours des idées au-delà des mots, même si elles sont invisibles, dit-il. Et elles sont la seule chose importante8, l’ombre de la sphère descendit quand l’homme inclina la tête. Nous, au moins, nous croyons en l’existence indépendamment des Idées. Mais je me présente : je m’appelle Diagoras, je suis le dêmos de Medonte, et j’enseigne la philosophie et la géométrie à l’école des jardins d’Akadêmos. Tu sais… celle qu’on appelle l’"Académie". L’école que dirige Platon.
Héraclès acquiesça de la tête.
— J’ai entendu parler de l’Académie et je connais un peu Platon, dit-il. Bien que je doive admettre que je ne l’ai pas beaucoup vu ces derniers temps…
— Ça ne m’étonne pas, répondit Diagoras. II est très occupé à l’écriture d’un nouveau livre pour son dialogue sur le gouvernement idéal. Mais ce n’est pas de lui que je viens te parler, mais de… un de mes disciples : Tramaque, le fils de la veuve Etis, l’adolescent que les loups ont tué il y a quelques jours… Tu vois de quoi je veux parler ?
Le visage charnu d’Héraclès, à demi éclairé par la lumière de la lampe, ne refléta aucune expression. "Ah, Tramaque était un élève de l’Académie, pensa-t-il. C’est pour cela que Platon est allé présenter ses condoléances à Etis." Il acquiesça à nouveau de la tête.
— Je connais sa famille, dit-il, mais je ne savais pas que Tramaque était un élève de l’Académie…
— Oui, répliqua Diagoras. Un bon élève, de surcroît.
— Et le mystère que tu m’apportes a un rapport avec Tramaque… dit Héraclès, croisant les bouts de ses gros doigts.
— Direct… acquiesça le philosophe.
Héraclès resta songeur pendant un instant. Il fit alors un geste vague de la main.
— Bien. Raconte-le-moi du mieux que tu pourras, et nous verrons.
Le regard de Diagoras de Medonte se perdit dans le contour effilé de la tête de flamme qui se dressait, pyramidale, sur la mèche de la lampe, pendant que sa voix égrenait les paroles :
— J’étais son mentor principal et je me sentais fier de lui. Tramaque possédait toutes les nobles qualités que Platon exige chez ceux qui prétendent devenir les sages gardiens de la ville : il était beau comme seul peut l’être quelqu’un qui a été béni des dieux, il savait discuter avec intelligence, ses questions étaient toujours pertinentes, sa conduite, exemplaire ; son esprit vibrait en harmonie avec la musique et son corps svelte avait été modelé par la pratique de la gymnastique… Il allait atteindre sa majorité, et brûlait d’impatience de servir Athènes dans l’armée.
Bien que je fusse triste de penser qu’il quitterait bientôt l’Académie, car je l’appréciais, mon cœur se réjouissait de savoir que son âme avait appris tout ce que je pouvais lui apprendre et qu’elle était bien préparée à connaître la vie…
Diagoras fit une pause. Son regard ne se détournait pas de la tranquille ondulation de la flamme. Il poursuivit, d’une voix lasse :
— Ce fut alors, il y a un mois environ, que je me suis aperçu qu’il lui arrivait quelque chose d’étrange… Il avait l’air soucieux. Il n’était pas concentré sur les leçons : au contraire, il se tenait éloigné du reste de ses camarades, appuyé au mur le plus éloigné du tableau, indifférent à l’armée de bras qui se dressaient comme des têtes à long cou quand je posais une question, comme si la connaissance avait cessé de l’intéresser… Au début, je n’ai pas voulu accorder trop d’importance à ce comportement : tu sais que les problèmes, à cet âge, sont multiples, et naissent et disparaissent avec une douce rapidité. Mais son manque d’intérêt continua. Et même, il s’aggrava. Il manquait de plus en plus souvent les cours, ne venait plus au gymnase… Certains de ses camarades avaient également remarqué le changement, mais ils ne savaient pas à quoi l’attribuer. Serait-il malade ? Je décidai de lui parler seul à seul… bien que je continue à penser que son problème n’était pas si grave… peut-être une histoire d’amour… tu m’as compris… c’est fréquent, à cet âge… Héraclès se surprit à observer le visage de Diagoras rougir comme celui d’un adolescent. Il le vit avaler de la salive avant de poursuivre : Un après-midi, au cours d’une pause entre les cours, je le trouvai seul dans le jardin, devant la statue du Sphinx…
Le jeune homme était étonnamment tranquille au milieu des arbres. Il avait l’air de contempler la tête de pierre de la femme au corps de lion et aux ailes d’aigle, mais son immobilité prolongée, si semblable à celle de la statue, donnait à penser que son esprit se trouvait très loin de lui. L’homme le surprit dans cette posture : debout, les bras le long du corps, la tête légèrement penchée, les chevilles jointes. Le crépuscule était froid, mais le jeune homme ne portait qu’une tunique légère, courte comme celle des gitons de Sparte, qui flottait au vent et découvrait ses bras nus et ses cuisses blanches. Ses boucles châtaines étaient retenues par un lien. Il portait de belles sandales en peau. L’homme, intrigué, s’approcha : le jeune homme sentit alors sa présence et se tourna vers lui.
— Ah, maître Diagoras. Vous étiez là…
Et il commença à s’éloigner. Mais l’homme dit :
— Attends, Tramaque. Je voulais justement te parler en tête-à-tête.
Le jeune homme s’arrêta de dos – les omoplates blanches dénudées – et se retourna lentement. L’homme, qui essayait de se montrer affectueux, aperçut la raideur de ses membres souples et sourit pour le rassurer.
— Es-tu assez couvert ? lui demanda-t-il. Il fait un peu froid pour ce que tu portes…
— Je ne sens pas le froid, maître Diagoras. L’homme caressa affectueusement le contour ondulé des muscles du bras gauche de son pupille. – Tu en es sûr ? Tu as la peau glacée, mon pauvre petit… et on dirait que tu trembles.
Il se rapprocha davantage, investi de la confiance que lui autorisait l’affection qu’il ressentait pour lui, et, d’un geste doux, un mouvement quasi maternel de ses doigts, il écarta ses boucles châtaines enroulées sur son front. Une fois de plus il fut émerveillé par la délicatesse de ce visage irréprochable, la beauté de ces yeux couleur miel qui le contemplaient en battant des paupières.
— Écoute, mon garçon, dit-il, tes camarades et moi avons remarqué qu’il t’arrive quelque chose. Depuis quelque temps, tu n’es plus le même…
— Non, maître, je…
— Écoute, insista l’homme avec douceur, et il caressa l’ovale lisse du visage du jeune homme en lui prenant délicatement le menton, comme lorsque l’on saisit une coupe en or pur. Tu es mon meilleur élève, et un maître connaît très bien son meilleur élève. Depuis presque un mois, on dirait que rien ne t’intéresse, tu n’interviens pas dans les dialogues pédagogiques… Attends, ne m’interromps pas… Tu t’es éloigné de tes camarades, Tramaque… Il est clair qu’il t’arrive quelque chose, mon garçon. Dis-moi simplement de quoi il s’agit, et je jure devant les dieux que j’essaierai de t’aider, je suis solide. Si tu le souhaites, je ne le dirai à personne. Tu as ma parole. Mais aie confiance en moi…
Les yeux noisette du garçon étaient fixés sur ceux de l’homme, grands ouverts. Peut-être trop. Il y eut un instant de silence et de tranquillité. Alors le garçon remua lentement ses lèvres roses, humides et froides, comme s’il allait parler, mais il ne dit rien. Ses yeux restaient dilatés, saillants, comme de petites têtes de marbre avec d’immenses pupilles noires. L’homme remarqua quelque chose d’étrange dans ces yeux, et il resta tellement absorbé à les contempler qu’il vit à peine que le jeune garçon reculait de quelques pas sans le quitter du regard, son corps blanc toujours raidi, les lèvres serrées…
L’homme resta longtemps immobile après la fuite du garçon.
— II était mort de peur, dit Diagoras après un profond silence.
Héraclès prit une autre figue dans le saladier. Un coup de tonnerre tressaillit au loin comme la vibration sinueuse d’un crotale.
— Comment le sais-tu ? Il te l’a dit ?
— Non. Je t’ai raconté qu’il s’était enfui avant que j’aie pu dire un mot de plus, tant j’étais troublé… Mais, bien que je n’aie pas ton pouvoir pour lire sur le visage des hommes, j’ai trop souvent vu la peur et je crois savoir la reconnaître. Celui de Tramaque exprimait l’horreur la plus terrifiante que j’aie jamais contemplée. Son regard en était rempli. En le découvrant, je n’ai pas su réagir. Ce fut comme… comme si ses yeux m’avaient pétrifié avec leur propre effroi. Quand je regardai autour de moi, il était déjà parti. Je ne l’ai pas revu. Le lendemain, un de ses amis me dit qu’il était parti chasser. Cela m’étonna un peu, car l’état d’esprit dans lequel je l’avais trouvé la veille ne me sembla pas le plus indiqué pour jouir de cet exercice, mais…
— Qui t’a dit qu’il était parti chasser ? l’interrompit Héraclès en attrapant la tête d’une autre figue parmi les nombreuses qui dépassaient du bord du saladier.
— Eunio, un de ses meilleurs amis. L’autre était Antise, le fils de Praxinoe…
— Également élèves de l’Académie ?
— Oui.
— Bien. Poursuis, s’il te plaît.
Diagoras se passa une main dans la tête – sur l’ombre du mur, un animal rampant se glissa sur la surface onctueuse de la sphère – et dit :
— Ce jour-là précisément j’ai voulu parler à Antise et Eunio. Je les ai trouvés au gymnase…
Des mains qui se dressent, ondulantes, jouant avec la pluie de petites écailles ; des bras sveltes, humides ; le rire multiple, les commentaires joyeux entrecoupés par le bruit de l’eau, les paupières closes, les têtes dressées ; une poussée, et un nouvel écho d’éclats de rire qui repart. La vision, d’en haut, pourrait évoquer une fleur formée par des corps adolescents, ou un seul corps à plusieurs têtes ; des bras comme des pétales ondulants ; la vapeur caresse la nudité onctueuse et multiple ; une langue d’eau humide glissant par la bouche d’une gargouille ; mouvements… gestes sinueux de la fleur de chair…
Soudain, la vapeur, avec son haleine dense, obscurcit notre vision9.
Les épais brouillards se dissipent à nouveau : nous distinguons une petite pièce, un vestiaire, à en juger par la collection de tuniques et de manteaux accrochés aux murs blanchis à la chaux, et plusieurs corps adolescents à divers niveaux de nudité, l’un d’eux étendu à plat ventre sur un divan, sans traces de vêtements, parcouru par l’avidité de mains brunes qui, en glissant, massent lentement ses cuisses. On entend des rires : les adolescents plaisantent après la douche. Le sifflet de la vapeur des marmites contenant de l’eau bouillante décroît jusqu’à disparaître. Le rideau s’écarte, et les rires multiples cessent. Un homme de haute taille, à la calvitie lustrée et à la barbe bien taillée, salue les adolescents, qui se pressent pour lui répondre. L’homme parle ; les adolescents restent attentifs à ses paroles bien qu’ils essaient de ne pas interrompre leurs activités : ils continuent à s’habiller ou à se déshabiller, frottant avec de grandes pièces de tissu leurs corps bien formés ou enduisant leurs muscles déliés avec des onguents huileux.
L’homme s’adresse particulièrement à deux jeunes gens : l’un aux épais cheveux noirs et aux joues rouges en permanence qui, penché en avant, attache ses sandales ; et l’autre, l’éphèbe nu qui reçoit le massage et dont le visage que nous voyons maintenant est d’une grande beauté. La pièce exsude la chaleur, comme le font les corps. Un tourbillon de brouillard serpente alors devant nos yeux, et la vision disparaît.
— Je les ai interrogés au sujet de Tramaque, expliqua Diagoras. Au début, ils ne comprenaient pas très bien ce que j’attendais d’eux, mais ils ont tous deux admis que leur ami avait changé, bien qu’ils ne s’en expliquent pas la raison. Ce fut alors que Lysile, un autre élève qui se trouvait là par hasard, me fit une révélation incroyable : Tramaque fréquentait en secret, depuis quelques mois, une hétaïre du Pirée prénommée Yasintra. "C’est peut-être elle qui l’a fait changer, maître", ajouta-t-il d’un air moqueur. Antise et Eunio, très timides, confirmèrent l’existence de cette relation. Je fus très surpris, et peiné en un sens, mais je ressentis aussi un soulagement considérable : que mon pupille me cache ses honteuses visites à une prostituée du port était bien sûr inquiétant, étant donné la noble éducation qu’il avait reçue, mais si le problème se réduisait à cela, je pensai qu’il n’y avait rien à craindre. Je me proposai de l’aborder à nouveau, à une occasion plus propice, et de discuter raisonnablement de cette déviation de son esprit…
Diagoras fit une pause. Héraclès Pontor avait allumé une autre lampe fixée au mur, et les ombres des têtes se multiplièrent : cônes tronqués d’Héraclès qui se déplaçaient, jumeaux, sur le mur en brique, et les sphères de Diagoras, songeuses, statiques, perturbées par l’asymétrie des cheveux blancs répandus sur sa nuque et la barbe bien taillée. Quand il reprit son récit, la voix de Diagoras semblait atteinte d’une aphonie soudaine :
— Mais… cette nuit-là, les soldats postés à la frontière frappèrent à ma porte… Un chevrier avait trouvé son corps dans la forêt, près du Lycabette, et avait prévenu la garde… Quand ils l’eurent identifié, sachant qu’il n’y avait pas chez lui d’hommes pour recevoir la nouvelle et que son oncle Daminos ne se trouvait pas en ville, ils vinrent me trouver moi…
Il fit une nouvelle pause. On entendit la tempête au loin et la douce décapitation d’une nouvelle figue. Le visage de Diagoras était contracté, comme si chaque mot lui avait maintenant coûté un grand effort.
— Si étrange que cela puisse te sembler, dit-il, je me suis senti coupable… Si j’avais gagné sa confiance cet après-midi-là, si j’avais obtenu de lui qu’il me dise ce qui lui arrivait… peut-être ne serait-il pas parti chasser… et il serait encore vivant ; il leva les yeux vers son interlocuteur obèse, qui l’écoutait rejeté en arrière sur la chaise, le visage paisible, comme s’il avait été sur le point de s’endormir. Je t’avoue que j’ai passé deux jours épouvantables à penser que Tramaque avait improvisé sa fatidique partie de chasse pour me fuir, moi et ma maladresse… Aussi ai-je pris une décision cet après-midi : je veux savoir ce qu’il avait, ce qui le terrifiait à ce point et dans quelle mesure mon intervention aurait pu l’aider… C’est pour cette raison que je suis venu te voir. A Athènes, on dit que pour connaître l’avenir il faut consulter l’oracle de Delphes, mais pour connaître le passé il suffit d’engager le Déchiffreur d’Énigmes…
— C’est absurde ! s’exclama soudain Héraclès.
Sa réaction imprévue fit presque peur à Diagoras : il se leva rapidement, en traînant avec lui toutes les ombres de sa tête, et se mit à faire de brefs aller-retour dans la pièce froide et humide tandis que ses gros doigts caressaient l’une des figues onctueuses qu’il venait de cueillir. Il poursuivit, sur le même ton exalté :
— Je ne déchiffre pas le passé si je ne peux pas le voir : un texte, un objet ou un visage sont des choses que je peux voir, mais tu me parles de souvenirs, d’impressions, de… d’opinions ! Comment me laisser guider par eux ?… Tu dis que, depuis un mois, ton disciple avait l’air "soucieux", mais que signifie "soucieux" ?… Il leva le bras d’un geste brusque. Un instant avant que tu ne pénètres dans cette pièce, tu aurais pu dire que j’étais moi aussi "soucieux" en contemplant la fissure ! Ensuite, tu affirmes que tu as vu la terreur dans ses yeux… La terreur !… J’ai une question : la terreur était-elle inscrite sur sa pupille en caractères ioniens ? La peur est-elle un mot gravé sur les lignes de notre front ? Ou un dessin, comme cette fissure sur le mur ? Mille émotions distinctes pourraient produire le même regard que tu as attribué à la seule terreur !…
Diagoras répliqua, un peu mal à l’aise :
— Je sais ce que j’ai vu. Tramaque était terrorisé.
— Tu sais ce que tu as cru voir, précisa Héraclès. Savoir la vérité équivaut à savoir toute la vérité que nous pouvons savoir.
— Socrate, le maître de Platon, pensait de même, admit Diagoras. II disait qu’il savait juste qu’il ne savait rien, et nous sommes effectivement tous d’accord là-dessus. Mais notre pensée possède également des yeux, et elle nous permet de voir des choses que nos véritables yeux ne voient pas…
— Ah oui ? Héraclès s’arrêta brusquement. Eh bien : dis-moi ce que tu vois ici.
Il leva rapidement la main, l’approchant du visage de Diagoras : de ses gros doigts émergeait une sorte de tête verte et onctueuse.
— Une figue, dit Diagoras après un instant de surprise.
— Une figue comme les autres ?
— Oui. Elle semble intacte. Elle a une belle couleur. C’est une figue tout à fait normale.
— Ah, voilà la différence entre toi et moi ! s’exclama Héraclès, triomphant. J’observe la même figue et je pense qu’elle semble tout à fait normale. Je peux même en venir à penser qu’il est fort probable qu’il s’agisse d’une figue tout à fait normale, mais je m’arrête là. Si je veux en savoir davantage, je dois l’ouvrir… comme je l’avais déjà fait avec celle-ci pendant que tu parlais…
Il sépara doucement les deux moitiés de la figue qu’il avait réunies : d’un unique mouvement sinueux, de multiples petites têtes se dressèrent avec colère de l’intérieur sombre, en se tordant et en émettant un très léger sifflement. Diagoras eut une moue dégoûtée. Héraclès ajouta :
— Et quand je l’ouvre… je ne suis pas aussi surpris que toi que la vérité ne soit pas celle que j’attendais !
Il referma la figue et la plaça sur la table. Soudain, sur un ton beaucoup plus paisible, semblable à celui qu’il avait employé au début de l’entretien, le Déchiffreur poursuivit :
— Je les choisis personnellement dans la boutique d’un métèque de l’agora : c’est un homme honnête et il ne me vole presque jamais, je te l’assure, car il sait parfaitement que je suis un expert en matière de figues. Mais parfois la nature joue de mauvais tours…
La tête de Diagoras avait rougi à nouveau. Il s’exclama :
— Tu vas accepter le travail que je te propose, ou tu préfères continuer à parler de la figue ?
— Comprends-moi, je ne peux accepter une affaire de ce genre… Le Déchiffreur prit le cratère et servit un vin épais non mélangé dans l’une des coupes. Ce serait comme de me trahir moi-même. Que m’as-tu raconté ? Juste des suppositions… et ces suppositions ne viennent même pas de moi mais de toi… Il agita la tête. Impossible. Tu veux un peu de vin ?
Mais Diagoras s’était déjà levé, droit comme un i. Ses joues étaient en feu.
— Non, je ne veux pas de vin. Et je ne veux pas te déranger plus longtemps. Je sais que je me suis trompé en te choisissant. Excuse-moi. Tu as fait ton devoir en écartant ma demande, et moi le mien en te l’exposant. Passe une bonne nuit…
— Attends, dit Héraclès avec une apparente indifférence, comme si Diagoras avait oublié quelque chose en partant. J’ai dit que je ne pouvais pas m’occuper de ton travail, mais si tu voulais me payer pour un travail personnel, j’accepterais ton argent…
— Quelle est cette plaisanterie ?
Les têtes des yeux d’Héraclès émettaient de multiples étincelles de moquerie comme si, effectivement, tout ce qu’il avait dit auparavant n’avait été qu’une vaste plaisanterie. Il s’expliqua :
— La nuit où les soldats ont amené le corps de Tramaque, un vieux fou appelé Candale a alerté tout le voisinage. Je suis sorti voir ce qui se passait, comme les autres, et j’ai pu observer son cadavre. Un médecin, Aschilos, l’examinait, mais cet incapable ne voit pas plus loin que le bout de son nez… J’ai cependant vu quelque chose qui m’a semblé bizarre. Je n’y pensais plus, mais ta requête me l’a remis en mémoire… II se lissa la barbe tout en réfléchissant. Alors, comme s’il avait pris une décision soudaine, il s’exclama : Oui, j’accepterai de résoudre le mystère de ton disciple, Diagoras, non pas pour ce que tu as cru voir quand tu lui as parlé, mais pour ce que j’ai vu en observant son cadavre !
Pas une seule des nombreuses questions qui surgirent dans la tête de Diagoras n’obtint la moindre réponse de la part du Déchiffreur, qui se borna à ajouter :
— Ne parlons pas de la figue avant de l’ouvrir. Je préfère ne rien te dire de plus pour l’instant, car je peux me tromper. Mais fais-moi confiance, Diagoras : si je résous mon énigme, il est probable que la tienne sera également résolue. Si tu veux, je passerai te parler de mes honoraires…
Ils comparèrent les multiples têtes de l’aspect économique et parvinrent à un accord. Héraclès indiqua alors qu’il commencerait son enquête le lendemain : il se rendrait au Pirée et tenterait de trouver l’hétaïre que fréquentait Tramaque.
— Je peux venir avec toi ? l’interrompit Diagoras. Et tandis que le Déchiffreur l’observait avec une expression d’étonnement, Diagoras ajouta :
— Je sais que ce n’est pas nécessaire, mais cela me plairait. Je veux collaborer. Ce sera une façon de savoir que je peux encore aider Tramaque. Je promets de faire ce que tu me diras.
Héraclès Pontor haussa les épaules et dit en souriant :
— Bien, si l’on considère que l’argent t’appartient, Diagoras, je suppose que tu as parfaitement le droit d’être engagé…
Et à cet instant, les multiples serpents lovés sous ses pieds levèrent leurs têtes couvertes d’écailles et crachèrent leur langue onctueuse, pleins de rage10.