52) – Je ne peux poursuivre la traduction. Mes mains tremblent. Je reprends mon travail après deux jours d’angoisse. Je ne sais pas encore si je vais continuer ou non, peut-être n’en aurai-je pas le courage. Mais j’ai au moins réussi à regagner mon bureau, à m’asseoir et à contempler mes papiers. Je n’aurais pas cru possible de faire cela hier soir, quand je bavardais avec Helena. Avec elle, ce fut un acte impulsif, je le reconnais : je lui avais demandé la veille de me tenir compagnie, je ne me sentais pas la force de supporter la solitude nocturne de ma maison, et, même si je n’ai pas voulu lui raconter à cet instant les raisons secrètes de ma requête, elle a dû deviner quelque chose, parce qu’elle a accepté tout de suite. J’ai essayé de ne pas parler de mon travail. Je me suis montré aimable, poli et timide. J’ai gardé cette conduite même quand nous avons fait l’amour. J’ai fait l’amour avec le désir secret qu’elle me le fasse à moi. J’ai palpé son corps sous les draps, respiré l’arôme âcre du plaisir et écouté ses gémissements croissants sans que rien de cela ne m’aide trop : je cherchais, je crois que je cherchais à sentir en elle ce qu’elle sentait de moi. Je voulais – je désirais – que ses mains m’explorent, me perçoivent, frappent mon obstacle, me donnent forme dans l’obscurité… Non, pas forme. Je voulais me sentir comme un simple matériau, un reste solide de quelque chose qui était là, occupant un espace, non comme une silhouette, une figure pourvue de traits et d’une identité. Je ne voulais pas qu’elle me parle, je ne souhaitais pas entendre de mots, encore moins mon nom, pas de phrases vides qui puissent faire allusion à moi. Aujourd’hui je comprends partiellement ce qui m’est arrivé : cela provient peut-être de l’angoisse de traduire, de cette horrible sensation de porosité, comme si mon existence m’avait été révélée, soudain, comme quelque chose de beaucoup plus fragile que le texte que je traduis et qui se manifeste à travers moi dans la partie supérieure de ces pages. J’ai pensé que j’avais besoin, pour cette raison, de renforcer ces notes marginales, d’équilibrer d’une certaine façon le poids d’Atlas du texte supérieur. "Si je pouvais écrire, si je pouvais créer quelque chose de personnel…" ai-je pensé, non pour la première fois, mais avec des angoisses plus importantes que jamais. Mon activité avec Helena, son corps, ses seins fermes, ses muscles souples, sa jeunesse, ne m’a pas tellement aidé : peut-être juste à me reconnaître (j’avais un besoin urgent de son corps comme d’un miroir dans lequel je puisse me voir sans me regarder), mais ces brèves retrouvailles, cette anagnorèse avec moi-même, m’ont seulement aidé à trouver le sommeil, et donc à disparaître à nouveau. Le lendemain, l’aube se levant entre les collines, nu et debout devant la fenêtre de ma chambre, percevant un mouvement de draps dans le lit et la voix endormie de mon amie, nue et allongée, je décidai de tout lui raconter. Je parlai calmement, sans détourner les yeux de la flamme grandissante à l’horizon : — Je suis dans le texte, Helena. Je ne sais comment ni pourquoi, mais c’est moi. L’auteur me décrit comme une statue sculptée par l’un des personnages, qu’il appelle Le Traducteur, qui se trouve assis à une table, en train de traduire la même chose que moi. Tout correspond : les tempes profondément dégagées, les zones de calvitie, les oreilles menues avec des lobes volumineux, les mains fines et aux veines apparentes… C’est moi. Je n’ai pas osé poursuivre la traduction : je ne pourrais pas supporter de lire la description de mon propre visage… Elle protesta. Elle se redressa sur le lit. Elle me, posa de multiples questions, se fâcha. Moi, encore nu, je quittai la pièce, me dirigeai vers le séjour et revint avec les feuillets de ma traduction interrompue. Je les lui remis. C’était amusant : tous les deux nus, elle assise, moi debout, transformés à nouveau en collègues de travail ; elle fronçant ses sourcils de professeur en même temps que sa poitrine, tremblante, rosée, se soulevait à chaque respiration ; moi, attendant en silence devant la fenêtre, mon absurde membre fripé par le froid et l’angoisse. — C’est ridicule… dit-elle en achevant sa lecture. C’est absolument ridicule… Elle protesta à nouveau, me tança. Elle me dit que je me faisais des idées, que la description était très vague, qu’elle pouvait s’appliquer à n’importe qui d’autre. Elle ajouta : — Et l’anneau de la statue porte un cercle gravé dans le sceau. Un cercle ! Pas un cygne, comme le tien !… C’était là le détail le plus horrible. Et elle s’en était déjà rendu compte. — En grec, "cercle" se dit kuklos et "cygne" kuknos, tu le sais, répondis-je calmement. Il y a une seule lettre de différence. Si ce l, ce lambda, est un n, un nu, alors il n’y a plus aucun doute : c’est moi, je contemplai l’anneau avec la silhouette du cygne sur le majeur de ma main gauche, un cadeau de mon père dont je ne me sépare jamais. — Mais le texte dit kuklos et non… — Montalo remarque dans une de ses notes que le mot est difficile à lire. Il l’interprète comme kuklos, mais signale que la quatrième lettre n’est pas très nette. Tu comprends, Helena ? La quatrième lettre – j’avais adopté un ton neutre, presque indifférent. Je dépends du simple avis philologique de Montalo sur une lettre pour savoir si je dois devenir fou.. — Mais c’est absurde ! s’exaspéra-t-elle. Que fais-tu… là-dedans ? elle frappa les feuillets. Cette œuvre a été écrite il y a des milliers d’années !… Comment… ? elle écarta les draps qui recouvraient ses longues jambes. Elle lissa ses cheveux cuivrés. Elle se dirigea, pieds nus et dévêtue, vers la porte. Viens. Je veux lire le texte original. Son ton avait changé : elle parlait maintenant d’un air ferme, décidé. Horrifié, je la suppliai de n’en rien faire. — Nous allons lire à deux le texte de Montalo, m’interrompit-elle, devant la porte. Peu m’importe que tu décides ensuite de ne pas poursuivre la traduction. Je veux t’ôter cette folie de la tête. Nous allâmes dans le salon, pieds nus, et dévêtus. Je me rappelle que j’ai eu une pensée absurde en la suivant : "Nous voulons nous assurer que nous sommes des êtres humains, des corps matériels, de la chair, des organes, et non de simples personnages ou lecteurs… Nous allons le savoir. Nous voulons le savoir." Dans le séjour il faisait froid, mais sur le moment cela ne nous dérangea pas. Helena arriva avant moi dans le bureau et se pencha sur les papiers. Je fus incapable de m’approcher : j’attendis derrière elle, observant son dos lustré et penché, la courbe douce de ses vertèbres, le tremplin rembourré de ses fesses. Il y eut une pause. Je me rappelle que je pensai : "Elle est en train de lire mon visage." Je l’entendis gémir. Je fermai les yeux. — Oh, dit-elle. Je la sentis s’approcher et m’enlacer. Sa tendresse m’horrifiait. Elle dit : — Oh… oh… Je ne voulus pas lui poser de questions. Je ne voulus pas savoir. Je m’accrochai fermement à son corps tiède. Je perçus alors son rire : doux, grandissant, naissant dans son ventre comme la joyeuse représentation d’une autre vie. — Oh… oh… oh… fit-elle sans cesser de rire. Après, longtemps après, je lus ce qu’elle avait lu, et je compris pourquoi elle riait. J’ai décidé de poursuivre la traduction. Je reprends le texte à partir de la phrase : "Mais il n’avait pas encore vu le visage de la statue." (N.d.T) ↵