4) – Il est surprenant que, dans son édition érudite de l’original, Montalo ne fasse même pas référence à la forte eidesis que révèle le texte, du moins tout au long de ce premier chapitre. Mais il est également possible qu’il ignore l’existence d’un procédé littéraire aussi étonnant. A titre d’exemple pour l’édification du lecteur curieux, et aussi pour expliquer avec sincérité comment j’en suis venu à découvrir l’image cachée dans ce chapitre – car un traducteur doit être sincère dans ses notes ; le mensonge est le privilège de l’auteur –, je rapporterai ici la brève discussion que j’ai eue hier avec mon amie Helena, que je considère comme une collègue docte et pleine d’expérience. La conversation est venue sur le sujet, et je lui ai dit avec enthousiasme que La Caverne des idées, l’ouvrage que j’ai commencé à traduire, était un texte eidétique. Elle est restée à m’observer, immobile, la main gauche tenant par la queue une des cerises de l’assiette proche. — Un texte quoi ? fit-elle. — L’eidesis, expliquai-je, est une technique littéraire inventée par les écrivains grecs classiques pour transmettre des clés ou des messages secrets dans leurs œuvres. Elle consiste à répéter des métaphores ou des mots qui, isolés par un lecteur averti, forment une idée ou une image indépendante du texte originel. Arginuse de Corinthe, par exemple, dissimula sous une eidesis une description très détaillée d’une jeune fille qu’il aimait dans un long poème apparemment consacré aux fleurs des champs. Et Epaphe de Macédoine… — C’est très intéressant, sourit-elle, l’air ennuyé. Et on peut savoir ce que cache ton texte anonyme, La Caverne des idées ? — Je le saurai quand j’aurai fini de le traduire. Dans le premier chapitre, les mots les plus souvent répétés sont "chevelures", "mèches" et "bouches" ou "gosiers" qui "crient" ou "rugissent", mais… — "Chevelures" et "gosiers qui rugissent" ?… m’interrompit-elle avec simplicité. Il parle peut-être d’un lion, non ? Et elle mangea la cerise. J’ai toujours détesté cette capacité des femmes à parvenir à la vérité sans se fatiguer en prenant le raccourci le plus direct. Ce fut alors à mon tour de rester immobile, en l’observant avec de grands yeux. — Un lion, bien sûr… murmurai-je. — Ce que je ne comprends pas, poursuivit Helena sans accorder d’importance à la question, c’est pourquoi l’auteur considérait l’idée d’un lion comme secrète au point de la dissimuler sous… comment as-tu dit ? — Une eidesis. Nous le saurons quand j’aurai fini de le traduire : un texte eidétique ne se comprend que si on le lit de A à Z, en disant cela je pensais : "Un lion, bien sûr… Pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt ?" — Bien – Helena considéra la conversation comme terminée, replia ses longues jambes qu’elle avait étendues sur une chaise, posa l’assiette de cerises sur la table et se leva. Continue à traduire et tu me raconteras. — Ce qui est surprenant, c’est que Montalo n’ait rien remarqué dans le manuscrit original… dis-je. — Eh bien écris-lui une lettre, suggéra-t-elle. Cela fera bien et il te remarquera. Et bien que je feignisse tout d’abord de ne pas être d’accord pour qu’elle ne remarquât pas qu’elle avait résolu tous les problèmes en un clin d’œil –, ce fut ce que je fis. (N.d.T.) ↵