51) – J’interromps la traduction mais je continue à écrire : de la sorte, quoi qu’il arrive, je témoignerai de la situation. En quelques mots : quelqu’un est entré chez moi. Je parle maintenant des événements précédents – j’écris très vite, peut-être de façon désordonnée. Il fait nuit, et je me préparais à commencer la traduction de la dernière partie de ce chapitre quand j’ai entendu un bruit léger mais étrange dans la solitude de ma maison. Je n’y ai pas accordé d’importance et me suis mis à traduire : j’ai écrit deux phrases et j’ai alors entendu plusieurs bruits, comme des pas. Ma première impulsion m’ordonnait d’aller voir dans le vestibule et dans la cuisine, car les bruits provenaient de là, mais j’ai ensuite pensé que je devais noter tout ce qui était en train de se passer, parce que… Un autre bruit ! Je viens de rentrer de mon exploration particulière : il n’y avait personne, et je n’ai rien remarqué d’anormal. Je ne crois pas qu’on m’ait cambriolé. La porte d’entrée n’a pas été forcée. Il est vrai que la porte de la cuisine, qui donne sur un patio extérieur, était ouverte, mais je l’avais peut-être laissée moi-même ainsi, je ne m’en souviens pas. J’ai exploré tous les recoins. J’ai distingué les formes familières de mes meubles dans l’obscurité car je n’ai pas voulu donner à mon visiteur la possibilité de savoir où je me trouvais, et je n’ai pas allumé la lumière. Je suis allé dans le vestibule et dans la cuisine, dans la bibliothèque et dans la chambre. J’ai demandé à plusieurs reprises : — Il y a quelqu’un ? Puis, rasséréné, j’ai allumé quelques lampes et constaté ce que je viens de rapporter : tout ressemble à une fausse alerte. Maintenant, à nouveau assis à mon bureau, mon cœur se tranquillise peu à peu. Je pense : simple hasard. Mais je pense également : hier soir quelqu’un m’épiait depuis les arbres du jardin, et aujourd’hui… Un voleur ? Je ne crois pas, bien que tout soit possible. Mais un voleur se consacre surtout à voler, non à surveiller ses victimes. Il prépare peut-être un coup de maître. Il va avoir une surprise – je ris d’y penser : à part quelques manuscrits anciens, je ne possède rien de valeur chez moi. Je crois ressembler à Montalo sur ce point… Sur ce point et sur bien d’autres…. Je pense maintenant à Montalo. J’ai procédé à de nouvelles vérifications ces jours-ci. En résumé, on peut dire que sa solitude exacerbée n’était pas si étrange : il m’arrive la même chose. Nous avons tous deux choisi de vivre à la campagne, et des maisons vastes, quadrillées par des patios intérieurs et extérieurs, comme les anciennes propriétés grecques des riches d’Olynthe ou de Trézène. Et nous nous sommes tous deux consacrés à la passion de traduire les textes que l’Héllade nous a légués. Nous n’avons pas joui – ou souffert – de l’amour d’une femme, nous n’avons pas eu d’enfants, et nos amis – Aristide par exemple, dans son cas ; Helena, avec des différences évidentes, dans le mien —ont été surtout des collègues. Quelques questions surgissent : qu’a-t-il pu arriver à Montalo au cours des dernières années de sa vie ? Aristide m’a dit qu’il était obsédé par le désir de prouver la théorie des Idées de Platon au travers d’un texte eidétique… La Caverne contient peut-être la preuve qu’il cherchait, et c’est ce qui l’a rendu fou ? Pourquoi, s’il était expert en ouvrages eidétiques, ne pas avertir dans son édition que La Caverne en est un ? Bien que j’ignore pourquoi, je suis de plus en plus persuadé que la réponse à ces questions se cache dans le texte. Je dois continuer à traduire. Je présente au lecteur mes excuses pour cette interruption. Je recommence la phrase : "Dans l’obscurité, une voix demanda." (N.d.T) ↵