VI47

 

 

 

Le cadavre était celui d’une jeune fille : elle portait un voile sur le visage, un péplum lui couvrait également les cheveux et elle avait un manteau autour des bras ; elle était allongée de profil sur l’infini graffiti des décombres et, à la position de ses jambes, nues jusqu’aux cuisses et pas désagréables à observer, même dans ces circonstances, on aurait dit que la mort l’avait surprise alors qu’elle courait ou bondissait le péplum relevé ; la main gauche était fermée, comme dans les jeux dans lesquels les enfants cachent des choses, mais la droite tenait une dague dont la lame, d’un pouce de longueur, semblait avoir été forgée dans le sang. Elle était pieds nus. Pour le reste, il ne semblait pas y avoir dans sa svelte anatomie, du cou aux mollets, d’endroit que les blessures n’eussent transpercé : courtes, longues, linéaires, courbes, triangulaires, carrées, profondes, superficielles, légères, graves ; le péplum tout entier avait été lacéré ; le sang salissait le bord des déchirures. La vision, triste, n’était qu’un préambule : une fois nu, le corps dévoilerait sans doute les épouvantables mutilations que laissaient présager les proéminences grotesques du vêtement, sous lesquelles les humeurs s’accumulaient en excroissances sales semblables à des plantes aquatiques observées depuis la surface d’une eau cristalline. Cette mort ne semblait pas révéler d’autre surprise.

Il y en avait pourtant une : en soulevant le voile qui recouvrait le visage du cadavre, Héraclès découvrit les traits d’un homme.

— Ah, tu es étonné, Déchiffreur ! cria l’astynome, avec une joie féminine. Par Zeus, je ne t’en blâme pas ! Moi-même je n’ai pas voulu le croire quand mes serviteurs me l’ont raconté !… Et maintenant, permets-moi de te poser une question : que fais-tu ici ? Cet aimable individu, dit-il en désignant l’homme chauve, m’a assuré que cela t’intéresserait de voir le corps. Mais je ne comprends pas pourquoi. Il n’y a rien à déchiffrer, je pense, à part le sombre motif qui a inspiré cet éphèbe… ! Il se retourna soudain vers l’homme chauve. Comment m’as-tu dit qu’il s’appelait ?

— Eunio, dit Diagoras comme s’il parlait en rêve.

— le sombre motif qui a poussé Eunio à se déguiser en courtisane, à se saouler et à s’infliger ces épouvantables blessures… Que cherches-tu ?

Héraclès relevait doucement les bords du péplum.

— Ta, ta, ta, ba, ba, ba, chantonnait-il.

Le cadavre semblait étonné par cette humiliante exploration : il contemplait le ciel de l’aube de son œil unique – l’autre, qui avait été arraché et pendait au bout d’une subtile viscosité, regardait l’intérieur d’une oreille : de la bouche ouverte dépassait, moqueur, le muscle de la langue, coupé en deux.

— Peut-on savoir ce que tu regardes ? s’exclama l’astynome, impatient, car il désirait en finir avec son travail. Il était chargé de nettoyer la ville des excréments et des ordures, et de veiller au destin des morts que l’on y retrouvait, et l’apparition matinale de ce cadavre sur un terrain vague couvert de décombres et de déchets dans le quartier du Céramique intérieur relevait de sa responsabilité.

— Pourquoi es-tu si sûr que c’est Eunio lui-même qui s’est fait tout cela, astynome ? demanda Héraclès, maintenant occupé à ouvrir la main gauche du cadavre.

L’astynome savoura son grand moment. Son petit visage brillant fut sali par un sourire grotesque.

— Je n’ai pas eu besoin d’engager un Déchiffreur pour le savoir ! brailla-t-il. As-tu senti ses vêtements repoussants ?… Ils empestent le vin !… Et il y a des témoins qui l’ont vu se mutiler lui-même avec cette dague…

— Des témoins ? Héraclès n’avait pas l’air impressionné. Il avait trouvé quelque chose – un petit objet que le cadavre tenait dans sa main gauche –et l’avait mis dans son manteau.

— Très respectables. L’un d’eux, ici présent… Héraclès releva la tête.

L’astynome désignait Diagoras48.

 

Ils présentèrent leurs condoléances à Trisipe, le père d’Eunio. La nouvelle s’était répandue rapidement et il y avait beaucoup de monde quand ils arrivèrent, principalement la famille et les amis, car Trisipe était très respecté : comme stratège, on se rappelait ses exploits en Sicile et, mieux encore, il faisait partie des rares combattants qui étaient revenus pour le lui raconter. Au cas où quelqu’un en aurait douté, son histoire était écrite en cicatrices sales sur le cimetière de son visage, "qui avait noirci pendant le siège de Syracuse", comme il le disait habituellement : il était plus fier de l’une d’entre elles que de tous les honneurs reçus au cours de sa vie, il s’agissait d’un sillon tranchant, oblique, qui allait de la partie gauche de son front à la joue droite, infectant dans sa descente la pupille humide, produit d’un coup d’épée reçu à Syracuse ; son aspect, avec cette crevasse blanche sur la peau bronzée et le globe oculaire tellement semblable au blanc d’œuf, n’était pas très agréable à regarder, mais digne. Beaucoup de beaux jeunes gens l’enviaient.

Il régnait une grande agitation chez Trisipe. Mais on avait la sensation qu’il en était toujours ainsi, peu importait que ce jour fût exceptionnel : quand Diagoras et l’astynome arrivèrent – le Déchiffreur les suivait, car, pour une raison quelconque, il n’avait pas voulu se joindre à eux –, deux esclaves essayaient de sortir avec de gros paniers de déchets provenant peut-être de l’un des copieux banquets qu’offrait généralement le militaire aux prud’hommes de la ville. Il était presque impossible de franchir la porte en raison des multiples groupes de gens qui se tenaient devant elle : ils posaient des questions ; ils ne comprenaient pas ; ils donnaient des avis sans savoir ; ils observaient ; ils se lamentaient quand les cris rituels des femmes interrompaient leurs conversations. La mort n’était pas le seul thème de cette réunion animée : il y avait aussi, et surtout, la puanteur. La mort d’Eunio puait. Habillé en courtisane ? Mais… Ivre ?… Fou ?… Le fils aîné de Trisipe ?… Eunio, le fils du stratège ?… L’éphèbe de l’Académie ?… Un couteau ?… Mais… Il était encore trop tôt pour échafauder des théories, des explications, des énigmes : l’intérêt général, pour l’instant, se concentrait sur les faits. Les faits étaient comme des ordures sous le lit : personne ne savait exactement ce qu’ils avaient été, mais tous sentaient leur mauvaise odeur.

Trisipe, assis comme un patriarche sur une chaise du cénacle et entouré de familiers et d’amis, recevait les témoignages de condoléances sans se soucier de savoir d’où ils émanaient : il tendait une main ou les deux, redressait la tête, remerciait, se montrait confus, ni triste ni irrité mais confus – c’était ce qui le rendait digne de compassion –, comme si la présence de tous ces gens avait fini par le déconcerter, et il se préparait à élever la voix et à improviser un discours funèbre. L’émotion avait accentué la couleur bronze de son visage, duquel pendait une barbe grise en désordre, accentuant la blancheur sale de sa cicatrice et lui donnant une étrange apparence d’homme mal construit, élaboré par morceaux. Il sembla trouver enfin les mots adéquats et, après avoir faiblement imposé le silence, dit :

— Merci à tous. Si je possédais autant de bras que Briarée, j’aimerais les utiliser, comprenez-moi, pour vous serrer fort contre moi. Aujourd’hui je vois avec plaisir que mon fils était aimé… Permettez-moi de vous honorer par ces quelques mots d’éloge49

— Je croyais connaître mon fils, dit Trisipe quand il eut achevé son discours. Il était respectueux des Mystères sacrés, bien que ce fût le seul dévot de notre famille ; et on le considérait comme un bon élève à l’école de Platon… Son mentor, ici présent, peut en témoigner…

Tous les visages se tournèrent vers Diagoras, qui rougit.

— C’est exact, dit-il.

Trisipe fit une pause pour respirer par le nez et préparer un peu plus de salive sale : chaque fois qu’il parlait, il avait l’habitude de l’expulser avec une précision calculée à travers l’une des commissures de ses lèvres, celle qui semblait la plus fragile, bien qu’on ne pût savoir avec certitude s’il changeait de commissure après les pauses de ses discours prolongés. Comme il parlait toujours en militaire, il n’attendait jamais de réponse ; aussi s’étendait-il inutilement quand le thème était plus qu’épuisé. A ce moment, cependant, même le plus grand partisan de la concision n’aurait pas considéré que le thème était épuisé. Au contraire, tous écoutaient ses paroles avec un intérêt presque maladif :

— On m’a dit qu’il avait bu… qu’il s’était habillé en femme et s’était déchiqueté avec une dague… Il cracha des gouttes de salive en poursuivant : Mon fils ? Mon Eunio ?… Non, il n’aurait jamais fait une chose aussi… puante. Vous parlez d’un autre, pas de mon Eunio !… Il est devenu fou, dit-on ! Il a perdu l’esprit en une nuit et a de la sorte offensé le temple de son corps vertueux… Par Zeus et Athéna Portégide, c’est faux, je devrais alors croire que mon fils était un inconnu pour son propre père ! Qui plus est, que vous êtes tous aussi énigmatiques pour moi que le dessein des dieux ! Si ces ordures sont vraies, je croirai à partir d’aujourd’hui que vos visages, vos témoignages de douleur et vos regards de compréhension sont aussi sales qu’une charogne sans sépulture !…

Il y eut des murmures. A en juger par les expressions d’indifférence, on aurait dit que presque tous étaient d’accord pour être considérés comme "une charogne sans sépulture", mais que personne n’était prêt à modifier en rien son opinion sur ce qui s’était passé. Il y avait des témoins dignes de foi, comme Diagoras, qui affirmaient, bien qu’avec réticence, avoir vu Eunio ivre et devenu fou, vêtu d’un péplum et d’un manteau de lin, s’infligeant des blessures plus ou moins importantes sur tout le corps. Diagoras précisa qu’il l’avait trouvé par pur hasard : "Je rentrais chez moi hier soir quand je l’ai vu. Au début, j’ai cru qu’il s’agissait d’une hétaïre ; puis il m’a salué, j’ai alors pu le reconnaître. Mais j’ai vu qu’il était ivre, ou fou. Il s’infligeait des égratignures avec la dague, et il riait en même temps, je n’ai pas eu tout de suite conscience de la gravité de la situation. Quand j’ai voulu l’arrêter, il s’était déjà enfui. Il se dirigeait vers le Céramique intérieur. Je me suis empressé de chercher de l’aide : j’ai rencontré Ipsyle, Deolpos et Argelao, qui sont quelques-uns de mes anciens disciples, et… ils avaient eux aussi vu Eunio… Nous avons fini par prévenir les soldats… mais trop tard…"

Quand Diagoras cessa d’être le centre de l’attention, il chercha le Déchiffreur du regard. Il le trouva sur le point de s’enfuir par la porte, en évitant les gens. Il courut derrière lui et parvint à le rattraper dans la rue, mais Héraclès ne l’écouta pas. Enfin, Diagoras tira sur son manteau.

— Attends !… Où vas-tu ?

Le regard d’Héraclès le fit reculer.

— Engage un autre Déchiffreur qui saura écouter les mensonges mieux que moi, Diagoras de Medonte, dit-il avec une fureur glacée. Je considérerai que la moitié de l’argent que tu m’as versé jusqu’à présent constitue mes honoraires : mon esclave te remettra le reste quand tu le souhaiteras. Bonne journée…

— S’il te plaît ! supplia Diagoras. Attends !… Je…

Ces yeux froids et impitoyables l’intimidèrent à nouveau. Diagoras n’avait jamais vu le Déchiffreur aussi fâché.

— Ce n’est pas tant le fait que tu m’aies trompé qui m’offense que ta sotte prétention à pouvoir me tromper… Je considère cela comme impardonnable, Diagoras !

— Je n’ai pas voulu te tromper !

— Alors, mes félicitations au maître Platon, car il t’a enseigné l’art difficile de mentir sans le vouloir.

— Tu travailles encore pour moi ! s’irrita Diagoras.

— Tu oublies à nouveau qu’il s’agit de mon travail ?

— Héraclès… Diagoras préféra baisser la voix, car il remarquait la présence de trop nombreux curieux agglomérés comme des déchets autour de la discussion. Héraclès, ne m’abandonne pas maintenant… Après ce qui est arrivé, je ne peux plus avoir confiance en personne d’autre que toi !…

— Affirme encore que tu as vu cet éphèbe habillé en jeune fille en train de se découper des morceaux de chair devant tes yeux, et je jure par le péplum d’Athéna Polyadès que tu n’entendras plus parler de moi !

— Viens, je t’en prie… Cherchons un lieu tranquille pour parler…

Mais Héraclès poursuivit :

— Étrange façon d’aider tes élèves, oh mentor ! En couvrant de fumier la réalité, tu crois contribuer à la découvrir ?

— Je ne prétends pas aider les élèves mais l’Académie ! La tête sphérique de Diagoras tout entière avait rougi ; il haletait, son regard était humide. Il avait réussi une chose curieuse : crier sans fracas, ternir sa voix jusqu’à parvenir à un cri intérieur, comme pour faire savoir à Héraclès – mais à lui seul – qu’il avait crié. Et avec la même magie vocale, il ajouta : L’Académie doit rester en dehors de tout cela !… Jure-le-moi !

— Je n’ai pas pour habitude d’offrir mes serments à ceux qui recourent aussi facilement au mensonge !

— Je tuerais, s’exclama Diagoras au sommet de son hurlement inversé, écoute-moi bien, Héraclès, je tuerais pour aider l’Académie… !

Héraclès aurait ri s’il n’avait pas été aussi indigné ; il pensa que Diagoras avait découvert le "murmurement" : la façon d’assourdir son interlocuteur par des murmures spasmodiques. Ses cris étouffés étaient comme ceux d’un enfant qui, craignant que son camarade ne lui arrache le merveilleux jouet de l’Académie – le mot sur lequel sa voix se taisait presque complètement, de sorte qu’Héraclès ne pouvait le deviner qu’aux mouvements de sa bouche –, tente de l’en empêcher par tous les moyens, mais au milieu d’un cours et sans que le maître s’en aperçoive.

— Je tuerais ! répéta Diagoras. Alors que représente pour moi un mensonge, comparé au fait de nuire à l’Académie ?… Le pire doit céder le passage au meilleur ! Ce qui a le moins de valeur doit être sacrifié à ce qui en a le plus !…

— Sacrifie-toi donc, Diagoras, et dis-moi la vérité, répliqua Héraclès avec un grand calme et une certaine ironie, parce que je t’assure que, à mes yeux, tu n’as jamais eu moins de valeur qu’actuellement.

 

Ils marchaient sur la stoa Poïkilê. C’était l’heure du ménage, et les esclaves dansaient avec les balais en bambou, balayant les déchets accumulés la veille. Ce bruit multiple et vulgaire, semblable à un caquetage de vieilles femmes, imprimait – Héraclès ne savait pas très bien pourquoi – une certaine dérision de fond à l’attitude passionnée et transcendante de Diagoras, lequel, toujours incapable de donner une tournure frivole aux choses, montrait à ce moment, et plus que jamais, toute la gravité que requérait la situation : avec son attitude songeuse, son langage d’orateur à l’Assemblée et ses profonds soupirs interrupteurs.

— Moi… en fait, je n’avais pas revu Eunio depuis hier soir, quand nous l’avons laissé à son interprétation de cette pièce de théâtre… Ce matin, un peu avant l’aube, un de mes esclaves m’a réveillé pour me dire que les serviteurs des astynomes avaient trouvé son cadavre au milieu des décombres d’un terrain vague du Céramique intérieur. Quand il m’a donné les détails, j’ai été horrifié… La première chose à laquelle j’ai pensé a été : "Je dois protéger l’honneur de l’Académie…"

— Le déshonneur d’une famille est-il préférable à celui d’une institution ? demanda Héraclès.

— Tu crois que non ? Si l’institution, comme c’est le cas, est beaucoup plus qualifiée que la famille pour gouverner et instruire noblement les hommes, la famille doit-elle survivre plutôt que l’institution ?

— Et de quelle façon nuirait-on à l’institution si l’on rendait public le fait qu’Eunio puisse avoir été assassiné ?

— Si tu trouves de la pourriture dans l’une de ces figues, dit Diagoras en désignant celle qu’Héraclès portait à sa bouche, et que tu ignores quelle peut en être l’origine, auras-tu confiance en les autres fruits du même figuier ?

— Peut-être pas – Héraclès pensait que poser des questions aux platoniciens consistait principalement à répondre à leurs questions.

— Mais si tu trouvais une figue sale par terre, poursuivit Diagoras, penserais-tu que le figuier est responsable de sa saleté ?

— Bien sûr que non.

— Eh bien j’ai pensé la même chose. Mon raisonnement a été le suivant : "Si Eunio a été le seul responsable de sa mort, l’Académie n’en pâtira pas et, même, les gens se réjouiront de ce que la figue malade ait été écartée des figues saines, mais s’il y a quelqu’un derrière la mort d’Eunio comment éviter le chaos, la panique, le soupçon ?" Qui plus est, pense à la possibilité que chacun de nos détracteurs – et nous en avons beaucoup – songe à établir des comparaisons dangereuses avec la mort de Tramaque… Tu imagines ce qu’il arriverait si la nouvelle se répandait que quelqu’un tue nos élèves ?

— Tu oublies un détail stupide, sourit Héraclès. Par ta décision, tu contribues à laisser impuni l’assassinat d’Eunio…

— Non ! s’exclama Diagoras sur un ton triomphal pour la première fois. C’est là que tu te trompes. Je pensais te dire la vérité à toi. De la sorte, tu continuerais à faire des recherches en secret, sans risque pour l’Académie, et tu prendrais le coupable…

— Un plan magistral, ironisa le Déchiffreur. Dis-moi, Diagoras, comment as-tu fait ? Je veux dire, as-tu aussi placé la dague dans sa main ? En rougissant, le philosophe reprit son attitude abattue et transcendante.

— Non, par Zeus, il ne me serait jamais venu à l’idée de toucher le cadavre !… Quand l’esclave m’a conduit sur les lieux, tous les serviteurs de l’astynome et l’astynome lui-même étaient présents. Je leur ai fourni la version que j’avais élaborée en chemin et leur ai donné les noms d’anciens disciples dont je savais qu’ils confirmeraient mes dires si nécessaire… En voyant le poignard dans sa main et en sentant cette forte odeur de vin, j’ai pensé précisément que mon explication était plausible… En fait, pourquoi les choses ne se seraient-elles pas passées ainsi, Héraclès ? L’astynome, qui avait examiné le corps, m’a dit que toutes les blessures étaient à la portée de sa main droite… Il n’y avait pas de coupures dans le dos, par exemple… On aurait vraiment dit que c’était lui qui…

Diagoras se tut en voyant refluer la colère dans le regard froid du Déchiffreur.

— S’il te plaît, Diagoras, n’offense pas mon intelligence en citant l’opinion d’un misérable éboueur tel que l’astynome… Je suis Déchiffreur d’Énigmes.

— Qu’est-ce qui te fait penser qu’Eunio a été assassiné ? Il sentait le vin, il était habillé en femme, il tenait une dague de la main droite et pouvait s’être fait lui-même toutes ces blessures… Je connais plusieurs cas horribles en rapport avec les effets du vin pur sur les esprits jeunes. Ce matin même il m’est revenu en mémoire celui d’un éphèbe de mon dêmos, qui s’est saoulé pour la première fois au cours des Lénéennes et s’est frappé la tête contre un mur jusqu’à en mourir… Ainsi donc, j’ai pensé…

— Tu t’es mis à penser, comme toujours, l’interrompit Héraclès placidement, et moi, je me suis contenté d’examiner le corps : voilà la grande différence entre un philosophe et un Déchiffreur.

— Et qu’as-tu trouvé sur le corps ?

— Le vêtement. Le péplum qu’il portait sur lui, et qui était déchiré par les coups de couteau…

— Oui, et puis ?

— Les déchirures n’avaient pas de rapport avec les blessures qui se trouvaient dessous. Même un enfant aurait pu s’en rendre compte… Enfin, pas un enfant, mais moi si. Il m’a suffi d’un simple examen pour constater que, sur la déchirure linéaire de la toile, gisait une blessure circulaire, et que celle produite par une piqûre très profonde correspondait, sur la peau, à un trajet rectiligne et superficiel… Il est évident que quelqu’un l’a habillé en femme après qu’il a eu reçu les coups de poignard… en prenant soin de déchirer et de tacher le vêtement de sang auparavant, bien sûr.

— Incroyable, admira sincèrement Diagoras.

— Cela consiste simplement à savoir voir les choses, répliqua le Déchiffreur, indifférent. Comme si cela ne suffisait pas, notre assassin a également commis une erreur sur un autre détail : il n’y avait pas de sang près du cadavre. Si Eunio s’était fait lui-même ces coupures sauvages, les décombres et les déchets environnants porteraient au moins les traces d’un filet de sang. Mais il n’y avait pas de sang dans les décombres : c’étaient des ordures propres, si je peux m’exprimer ainsi. Ce qui signifie qu’Eunio n’a pas reçu les coups de poignard à cet endroit mais qu’il a été tué ailleurs et transporté ensuite dans cette zone en ruine du Céramique intérieur…

— Oh, par Zeus…

— Cette dernière erreur a peut-être été décisive, Héraclès entrouvrit les yeux et lissa sa barbe argentée en méditant. Puis il dit : De toute façon, je ne comprends pas encore pourquoi ils ont habillé Eunio en femme et ont placé ça dans sa main…

Il sortit l’objet de son manteau. Ils le contemplèrent tous deux en silence.

— Pourquoi crois-tu que c’est quelqu’un d’autre qui l’y a placé ? demanda Diagorasvo Eunio aurait pu le prendre avant de…

Héraclès agita la tête en signe de dénégation, impatient.

— Le cadavre d’Eunio ne saignait plus et il était rigide, expliqua-t-il. Si Eunio avait eu ça en main quand il est mort, la contraction des doigts m’aurait empêché de le lui enlever aussi facilement que je l’ai fait. Non : quelqu’un l’a déguisé en jeune fille et le lui a placé entre les doigts…

— Mais, par les dieux sacrés, pour quelle raison ?

— Je ne sais pas. Et cela me déconcerte. C’est la partie du texte que je n’ai pas encore traduite, Diagoras… Bien que je puisse t’assurer, modestement, que je ne suis pas un mauvais traducteur, et soudain Héraclès fit demi-tour et commença à descendre l’escalier de la stoa. Tout est dit ! Ne perdons pas davantage de temps ! Il nous reste à effectuer un autre des travaux d’Hercule !

— Où allons-nous ?

Diagoras dut presser le pas pour rejoindre Héraclès, qui s’exclama :

— Rencontrer un individu très dangereux qui nous aidera peut-être !… Allons à l’atelier de Ménechme !

Et, tandis qu’il s’éloignait, il remit sous son manteau le lys blanc fané50.

Dans l’obscurité, une voix demanda :

— Il y a quelqu’un51 ?

Dans l’obscurité, une voix demanda :

— Il y a quelqu’un ?

Le lieu était ténébreux et poussiéreux ; le sol couvert de décombres et peut-être aussi d’ordures, choses qui résonnaient et se laissaient fouler comme des pierres et choses qui résonnaient et se laissaient fouler comme des restes mous ou fragiles. L’obscurité était totale : on ne savait par où l’on marchait ni vers où. L’enceinte pouvait être immense ou très petite ; il existait peut-être une autre sortie en plus du portique d’entrée, peut-être pas.

— Héraclès, attends, murmura une autre voix. Je ne te vois pas.

Pour cette raison, le bruit le plus faible représentait un sursaut irrépressible.

— Héraclès ?

— Je suis là.

— Où ?

— Ici.

Et pour cette raison, découvrir qu’il y avait vraiment quelqu’un revenait presque à crier.

— Que se passe-t-il, Diagoras ?

— Oh, dieux… L’espace d’un instant j’ai pensé…

C’est une statue.

Héraclès s’approcha à tâtons, tendit la main et toucha quelque chose : s’il s’était agi du visage d’un être vivant, ses doigts auraient plongé directement dans ses yeux. Il palpa les pupilles, reconnut la ligne du nez, les lèvres ourlées, le promontoire démesuré de la barbe. Il sourit avant de dire :

— En effet, c’est une statue. Mais il doit y en avoir beaucoup ici : il s’agit de son atelier.

— Tu as raison, admit Diagoras. Et puis j’arrive presque à les voir : mes yeux s’habituent.

C’était vrai : le pinceau des pupilles avait commencé à dessiner des silhouettes de couleur blanche au milieu du noir, des ébauches de statues, des brouillons perceptibles. Héraclès toussa, ils étaient assiégés par la poussière, et il agita de sa sandale la saleté qui gisait à ses pieds : un bruit semblable à celui qui consiste à agiter un coffre plein de verroterie.

— Où est-il passé ? demanda-t-il.

— Pourquoi ne pas l’attendre dans le vestibule ? suggéra Diagoras, incommodé par la pénombre inépuisable et la lente émergence des sculptures. Il ne devrait pas tarder…

— Il est là, dit Héraclès. Sinon, pourquoi aurait-il laissé la porte ouverte ?

— C’est un lieu si étrange…

— C’est un atelier d’artiste, simplement. Ce qui est étrange, c’est que les fenêtres soient fermées. Allons.

Ils s’avancèrent. C’était maintenant très facile : leurs regards se posaient peu à peu sur les îles de marbre, les bustes installés sur des consoles en bois, les corps qui n’avaient pas encore échappé à la pierre, les rectangles où étaient sculptées les frises. L’espace même qui les contenait devenait visible : c’était un atelier assez vaste, avec une entrée de chaque côté, après un vestibule, et ce qui ressemblait à de lourdes tentures ou rideaux à l’autre extrémité. L’un des murs était déchiré par des filaments d’or, légères taches resplendissantes qui couraient sur le bois d’énormes portes closes. Les sculptures, ou les blocs de pierre dans lesquels elles prenaient vie, étaient réparties à intervalles réguliers dans les lieux, surgissant entre les déchets de l’art : résidus, esquilles, cailloux, grès, outils, débris et morceaux de toile déchirés. Devant les rideaux se trouvait un assez vaste podium en bois auquel on accédait par deux courts escaliers situés sur les côtés. Sur le podium, on distinguait une montagne de draps blancs assiégée par un dépotoir de gravats. Il faisait froid entre ces murs, et, si étrange que cela parût, cela sentait la pierre : un arôme d’une densité et d’une saleté inattendues, comme si l’on avait reniflé le sol en aspirant fort jusqu’à attraper aussi l’âcre légèreté de la poussière.

— Ménechme ? demanda à voix haute Héraclès Pontor.

Le bruit qui suivit, énorme, surprenant dans cette pénombre minérale, déchira le silence. Quelqu’un avait ôté la planche qui obturait l’une des larges fenêtres, la plus proche du podium, en la laissant tomber à terre. La lumière de midi, éclatante et tranchante comme la malédiction d’un dieu, traversa la pièce sans rencontrer d’obstacles ; la poussière tournait autour d’elle en nuages calcaires visibles à l’œil nu.

— Mon atelier ferme l’après-midi, dit l’homme.

Il existait sans doute une porte dissimulée derrière les rideaux, car ni Héraclès ni Diagoras ne l’avaient vu arriver.

Il était très mince, et avait une apparence négligée maladive. Sur sa tête ébouriffée et grise, les cheveux blancs ne s’étaient pas étendus partout et fleurissaient en mèches blanches sales ; la pâleur de son visage était tachée par les cernes. Il n’y avait pas un seul détail dans son aspect qu’un artiste n’eût souhaité améliorer : la barbe clairsemée et mal implantée, la coupe irrégulière du manteau, le fracas produit par les sandales. Ses mains, fibreuses, brunes, montraient une collection compliquée de résidus d’origines diverses, ses pieds également. Son corps tout entier était un outil usé. Il toussa, se lissa en vain les cheveux ; ses yeux injectés de sang battirent des paupières ; il tourna le dos à ses visiteurs, en les ignorant, et se dirigea vers une table proche du podium, couverte d’instruments, occupé semblait-il car il n’y avait aucun moyen de s’en assurer, à choisir ceux qui convenaient le mieux à son travail. On entendit différents bruits métalliques, comme des notes de cymbales désaccordées.

— Nous le savions, mon bon Ménechme, dit Héraclès avec une grande douceur, et nous ne sommes pas venus pour acquérir une statue…

Ménechme tourna la tête et consacra à Héraclès un résidu de son regard.

— Que fais-tu ici, Déchiffreur d’Énigmes ?

— Je viens bavarder avec un collègue, répondit Héraclès. Nous sommes tous les deux des artistes : tu te consacres à sculpter la vérité, moi à la découvrir.

Le sculpteur poursuivit sa tâche sur la table, provoquant un disgracieux bruit d’outils. Puis il demanda :

— Qui t’accompagne ?

— Je suis… Diagoras éleva la voix, très digne.

— C’est un ami, l’interrompit Héraclès. Tu peux me croire si je t’affirme qu’il est en grande partie responsable de ma présence ici, mais ne perdons pas davantage de temps…

— D’accord, acquiesça Ménechme, parce que j’ai du travail. Une commande pour une famille aristocratique de l’Escambonide, je dois avoir fini d’ici un mois. Et beaucoup d’autres choses – il toussa à nouveau : une toux, comme ses paroles, sale et de mauvaise qualité.

Il abandonna soudain ce qu’il faisait sur la table, avec des mouvements toujours brusques, à contretemps, et monta par l’un des escaliers du podium. Héraclès dit, avec une amabilité extrême :

— Quelques questions seulement, ami Ménechme, et avec ta collaboration, nous en aurons fini plus tôt. Nous voulons savoir si les noms de Tramaque, fils de Méragre, celui d’Antise, fils de Praxinoe, et celui d’Eunio, fils de Trisipe, te disaient quelque chose.

Ménechme, occupé à enlever en haut du podium les draps qui recouvraient la sculpture, s’arrêta.

— Pourquoi cette question ?

— Oh, Ménechme : si tu réponds à mes questions par d’autres questions, comment en finir vite ? Procédons par ordre : réponds d’abord à mes questions et je répondrai ensuite aux tiennes.

— Je les connais.

— Pour des raisons professionnelles ?

— Je connais beaucoup d’éphèbes de cette ville… Il s’interrompit pour tirer sur un drap, qui résistait. Il manquait de patience, ses gestes possédaient des qualités de lutteur ; les objets semblaient le défier. Il accorda à la toile deux brèves tentatives, comme un avertissement. Il serra alors les dents, assura ses pieds sur le podium en bois et, émettant un grognement sale, tira dessus des deux mains. Le drap se détacha avec un bruit de déchets renversés, soulevant en désordre les amas intangibles de poussière.

La sculpture, enfin découverte, était complexe : elle montrait un homme assis à une table couverte de rouleaux de papyrus. La base, inachevée, se tordait avec la chasteté informe du marbre vierge du ciseau. De la tête de la silhouette, qui tournait le dos à Héraclès et à Diagoras, on ne voyait que le sommet, tant il avait l’air concentré sur ce qu’il faisait.

— L’un d’eux t’a-t-il servi de modèle ? demanda Héraclès.

— Parfois, fut la réponse laconique.

— Je ne crois cependant pas que tous tes modèles soient aussi acteurs dans tes pièces…

Ménechme avait regagné son établi et préparait une rangée de ciseaux de différentes tailles.

— Je leur laisse le choix, dit Ménechme sans regarder. Ils font parfois les deux.

— Comme Eunio ?

Le sculpteur tourna brusquement la tête : Diagoras pensa qu’il aimait maltraiter ses muscles comme un père ivre maltraiterait ses enfants.

— Je viens d’apprendre ce qui est arrivé à Eunio, si c’est de ça que tu veux parler, dit Ménechme ; ses yeux étaient deux ombres fixées sur Héraclès. Je n’ai rien à voir avec son élan de folie.

— Personne n’a dit le contraire, Héraclès leva ses deux mains ouvertes, comme si Ménechme le menaçait.

Quand le sculpteur reporta son attention sur ses outils, Héraclès dit :

— Ah, tu savais que Tramaque, Antise et Eunio participaient incognito à tes pièces ? Les mentors de l’Académie leur interdisaient de faire du théâtre…

Les épaules osseuses de Ménechme se haussèrent en même temps.

— Je crois le savoir. C’est la chose la plus stupide que j’aie jamais entendue ! et en disant cela, il remonta en deux bonds par l’escalier qui conduisait au podium. Personne ne peut interdire l’art ! s’exclama-t-il, et il donna un coup de ciseau impulsif, presque au hasard, sur l’un des coins de la table en marbre ; le son suspendit en l’air une légère trace musicale.

Diagoras ouvrit la bouche pour répliquer, mais il sembla réfléchir et abandonna.

— Ils avaient peur d’être découverts ? demanda Héraclès.

Ménechme tourna autour de la statue avec une expression d’acharnement, comme s’il avait cherché un autre coin désobéissant à punir.

— Je suppose, dit-il. Mais leurs vies ne m’intéressaient pas. Je leur ai offert la possibilité d’être choreutes, c’est tout. Ils ont accepté sans discuter, et les dieux savent que je leur en ai été reconnaissant : mes tragédies, à la différence de mes statues, ne me procurent ni renommée ni argent, juste du plaisir, et il n’est pas facile de trouver des gens qui y participent…

— Quand les as-tu rencontrés ?

Après une pause, Ménechme répondit :

— Pendant les voyages que nous faisions à Eleusis. Je suis dévot.

— Mais tes rapports avec eux ne se bornaient pas à partager des croyances religieuses, n’est-ce pas ? Héraclès avait commencé un lent parcours dans l’atelier, s’arrêtant pour examiner plusieurs œuvres avec l’intérêt limité qu’aurait pu manifester un aristocrate mécène.

— Que veux-tu dire ?

— Je veux dire, oh Ménechme, que tu les aimais.

Le Déchiffreur se trouvait devant la figure d’un Hermès inachevé pourvu d’un caducée, d’un pétase et de sandales ailées.

— Surtout Antise, à ce que je vois, dit-il.

Il désignait le visage du dieu, dont le sourire exprimait une certaine belle malice.

— Et cette tête de Bacchus, couronnée de pampres ? poursuivit Héraclès. Et ce buste d’Athéna ? Il allait d’une statue à l’autre, en gesticulant comme un vendeur qui aurait voulu en faire monter le prix. Je dirais que je remarque plusieurs beaux visages d’Antise répartis entre les déesses et les dieux de l’Olympe sacré !…

— Antise est aimé par beaucoup de monde, dit Ménechme en se remettant furieusement au travail.

— Et exalté par toi. Je me demande comment tu t’arrangeais avec la jalousie. J’imagine que Tramaque et Eunio ne devaient pas tellement apprécier ton inclination ostensible pour leur ami…

L’espace d’un instant, entre les notes du pinceau, il sembla que Ménechme respirait lourdement, mais lorsqu’il tourna la tête Héraclès et Diagoras s’aperçurent qu’il souriait.

— Par Zeus, tu crois que j’avais beaucoup d’importance pour eux ?

— Oui, puisqu’ils acceptaient d’être tes modèles et de jouer dans tes œuvres, désobéissant ainsi aux préceptes sacrés qu’ils recevaient à l’Académie. Je crois qu’ils t’admiraient, Ménechme : que, pour toi, ils posaient nus ou habillés en femme, et que, à la fin du travail, ils utilisaient leur nudité ou leurs vêtements androgynes pour ton plaisir… et s’exposaient par là à être découverts et à déshonorer leurs familles…

Ménechme, sans cesser de sourire, s’exclama :

— Par Athéna ! Tu me crois aussi intéressant, comme artiste et comme homme, Héraclès Pontor ?

Héraclès répliqua :

— Pour les esprits jeunes qui, de même que tes sculptures, sont encore inachevés, toute terre est bonne pour y plonger ses racines, Ménechme de Carisie. Et mieux encore, celle qui abonde en fumier…

Ménechme n’eut pas l’air de l’écouter : il se consacrait à ce moment avec une grande concentration à sculpter certains plis des vêtements de l’homme. Cling ! Cling ! Il se mit soudain à parler, mais on aurait dit qu’il s’adressait au marbre. Sa voix rugueuse et inégale salissait d’échos les murs de l’atelier.

— Je suis un guide pour beaucoup d’éphèbes, oui… Tu crois que notre jeunesse n’a pas besoin de guides, Héraclès ? Peut-être… et il semblait mettre à profit son irritation croissante pour augmenter la force de ses coups : Cling !… le monde dont ils vont hériter est-il agréable ? Regarde autour de toi !… Notre art athénien… Quel art ?… Avant, les statues revêtaient un grand pouvoir : nous imitions les Égyptiens, qui ont toujours été plus sages !… Cling ! Et maintenant, que faisons-nous ? Dessiner des formes géométriques qui suivent strictement la Règle !… Nous avons perdu spontanéité, force, beauté !… Cling ! Cling ! Tu dis que je laisse mes œuvres inachevées, et c’est exact… Mais tu devines pourquoi ?… Parce que je suis incapable de créer quoi que ce soit en respectant la Règle !

Héraclès voulut l’interrompre, mais le début propre de son intervention fut pris dans le bourbier de coups et d’exclamations de Ménechme.

— Et le théâtre !… A une autre époque, le théâtre était une orgie à laquelle participaient encore les dieux !… Mais avec Euripide, qu’est-il devenu ?… Une dialectique bon marché qui plaît aux nobles esprits d’Athènes !… Cling ! Un théâtre qui est une méditation réfléchie au lieu d’une fête sacrée !… Euripide lui-même, déjà vieux, l’a reconnu à la fin de sa vie ! Il interrompit son travail et se retourna vers Héraclès, en souriant. Et il a changé radicalement d’opinion…

Et, comme si cette dernière phrase avait eu besoin d’une pause, il reprit les coups avec davantage de force qu’auparavant, tout en poursuivant :

— Le vieil Euripide a abandonné la philosophie et s’est consacré au véritable théâtre ! Cling ! Tu te rappelles sa dernière œuvre ?… Et il s’exclama avec une grande satisfaction, comme si le mot avait été une pierre précieuse et qu’il l’avait soudain découvert entre les décombres : Les Bacchantes !

— Oui ! une autre voix s’imposa. Les Bacchantes ! L’œuvre d’un fou ! Ménechme se retourna vers Diagoras, qui semblait répandre ses cris avec exaltation, comme si le silence qu’il avait gardé jusqu’alors lui avait coûté un grand effort. Euripide a perdu ses facultés en vieillissant, comme cela nous arrive à tous, et son théâtre s’est dégradé de façon inconcevable !… Les nobles ciments de son esprit raisonneur, acharné à chercher la Vérité philosophique pendant la maturité, ont cédé sous le poids des ans… et leur dernière œuvre est devenue, comme celles d’Eschyle et de Sophocle, un dépotoir puant dans lequel pullulent les maladies de l’âme et il y coule des flots de sang innocent ! Rougissant dans l’élan de son discours, il défia Ménechme du regard.

Après un bref silence, le sculpteur s’enquit doucement :

— Je peux savoir qui est cet imbécile ?

Héraclès arrêta d’un geste la réplique irritée de son compagnon :

— Excuse-moi, mon bon Ménechme, nous ne sommes pas venus ici pour parler d’Euripide et de son théâtre… Laisse-moi poursuivre, Diagoras !… Le philosophe avait grand mal à se contenir. Nous voulons te demander…

Un fracas d’échos l’interrompit : Ménechme avait commencé à crier tout en arpentant le podium. De temps en temps, il désignait l’un des deux hommes de son petit marteau, comme s’il s’apprêtait à le lui lancer à la tête.

— Et la philosophie ?… Rappelez-vous Héraclite !… "Sans discorde il n’y a pas d’existence !…" C’est ce que pensait le philosophe Héraclite !… La philosophie n’a-t-elle pas changé elle aussi ?… Avant, c’était une force, un élan !… Maintenant… qu’est-ce que c’est ?… Pur intellect !… Avant… ! Par quoi étions-nous intrigués ?… Par la matière des choses : Thalès, Anaximandre, Empédocle… ! Avant, nous pensions à la matière ! Et aujourd’hui ? A quoi pensons-nous aujourd’hui ? Il déforma sa voix de façon grotesque pour dire : Au monde des Idées !… Les Idées existent, bien sûr, mais elles vivent ailleurs, loin de nous !… Elles sont parfaites, pures, bienveillantes et utiles… !

— Elles le sont ! bondit Diagoras, en hurlant. Elles le sont, de la même façon que tu es imparfait, vulgaire, canaille et… !

— S’il te plaît, Diagoras, laisse-moi parler ! s’exclama Héraclès.

— Nous ne devons pas aimer les éphèbes, oh non !… se moquait Ménechme. Nous devons aimer l’idée d’éphèbe !… Embrasser une pensée de lèvres, caresser une définition de muscle !… Et ne faisons pas de statues, par Zeus ! C’est un art d’imitation vulgaire !… Faisons des idées de statues !… Voilà la philosophie dont vont hériter les jeunes !… Aristophane était bien inspiré de la situer dans les nuages !… nuages

Diagoras haletait, au comble de l’indignation.

— Comment peux-tu avoir un avis aussi insolent sur quelque chose que tu ignores, toi… ?

— Diagoras ! la fermeté de la voix d’Héraclès provoqua une pause soudaine. Tu ne vois pas que Ménechme essaie de détourner la conversation ? Laisse-moi parler une bonne fois pour toutes !… Et il poursuivit, avec un calme surprenant, en s’adressant au sculpteur : Ménechme, nous sommes venus t’interroger sur les morts de Tramaque et d’Eunio…

Il dit cela en s’excusant presque, comme s’il avait demandé pardon pour avoir mentionné un sujet aussi trivial devant quelqu’un qu’il considérait comme très important. Après un court silence, Ménechme cracha sur le sol du podium, se frotta le nez et dit :

— Les loups ont tué Tramaque pendant qu’il chassait. Quant à Eunio, on m’a raconté qu’il était ivre, et que les ongles de Dionysos ont saisi son cerveau en l’obligeant à se planter à plusieurs reprises un poignard dans le corps… Qu’ai-je à voir avec cela ?

Héraclès répliqua immédiatement :

— Le fait qu’ils se rendaient tous les deux le soir, avec Antise, à ton atelier, et participaient à tes curieuses diversions. Et qu’ils t’admiraient tous trois et répondaient à tes exigences amoureuses, mais tu n’en favorisais qu’un. Et qu’il y a probablement eu des disputes entre eux, et peut-être des menaces, car les diversions que tu organises avec tes éphèbes ne jouissent pas précisément d’une bonne réputation, et qu’aucun ne souhaitait qu’elles soient rendues publiques… Et que Tramaque n’est pas allé chasser, mais le jour où il est sorti d’Athènes ton atelier est resté vide et personne ne t’a vu nulle part…

Diagoras haussa les sourcils et se retourna vers Héraclès, car il ignorait cette dernière information. Mais le Déchiffreur poursuivit, comme s’il avait récité un chant rituel :

— Et que Tramaque a en fait été assassiné ou frappé jusqu’à perdre connaissance, et abandonné à la merci des loups… Et qu’hier soir Eunio et Antise sont venus ici après la représentation de ta pièce. Et que ton atelier est la maison la plus proche du lieu où on a retrouvé Eunio ce matin. Et que je sais de source sûre qu’Eunio a lui aussi été assassiné, et que son assassin a commis le crime ailleurs puis qu’il a transporté le corps. Et qu’il est logique de supposer que les deux lieux ne sont pas très distants l’un de l’autre, car personne ne songerait à traverser Athènes un cadavre sur le dos – il fit une pause et ouvrit les bras, dans un geste presque amical. Comme tu peux le constater, mon bon Ménechme, tu as beaucoup à voir avec tout cela.

L’expression du visage de Ménechme était impassible. On aurait pu croire qu’il souriait, mais son regard était sombre. Sans rien dire, il se retourna lentement vers le marbre, tournant le dos à Héraclès, et il continua à le tailler en donnant des coups espacés. Puis il s’exprima, et sa voix eut l’air amusée.

— Oh, le raisonnement ! Merveilleux, exquis ! il émit un petit rire suffoqué. Je suis coupable à cause d’un syllogisme ! Mieux encore : à cause de la distance qui sépare ma maison du terrain vague des potiers – sans cesser de sculpter, il tourna la tête lentement et se mit à rire, comme si la sculpture ou son propre travail lui avaient semblé dignes de moquerie. C’est ainsi que nous les Athéniens nous construisons les vérités de nos jours : nous parlons de distances, nous faisons des calculs avec les émotions, nous raisonnons les faits… !

— Ménechme… dit doucement Héraclès. Mais l’artiste poursuivit :

— On pourra affirmer, dans les années à venir, que Ménechme fut estimé coupable pour une question de longitude !… Aujourd’hui, tout obéit à une Règle, ne l’ai-je pas dit souvent ? La justice n’est désormais plus qu’une question de distance…

— Ménechme, insista Héraclès sur le même ton. Comment savais-tu que le corps d’Eunio avait été retrouvé sur le terrain vague des potiers ? Je ne l’ai pas dit.

Diagoras fut surpris par la violente réaction du sculpteur : il s’était tourné vers Héraclès les yeux grands ouverts, comme si ce dernier avait été une grosse Galatée qui se serait soudain animée. L’espace d’un instant, il ne proféra pas un seul mot. Puis il s’exclama, avec un filet de voix :

— Tu es fou ? Tout le monde en parle !… Que prétends-tu insinuer par là ?…

Héraclès employa à nouveau son ton d’excuse le plus humble :

— Rien, ne t’inquiète pas : il faisait partie de mon raisonnement sur la distance.

Alors, comme s’il avait oublié quelque chose, il gratta sa tête en forme de cône et ajouta :

— Ce que je ne comprends pas très bien, mon bon Ménechme, c’est pourquoi dans mon raisonnement tu t’es basé uniquement sur la distance et non sur la possibilité que quelqu’un ait assassiné Eunio… idée beaucoup plus étrange, par Zeus, et dont sans doute personne ne parle, mais que tu sembles avoir admise de bon gré dès que je t’en ai parlé. Tu as commencé par critiquer mon raisonnement sur la distance et tu ne m’as pas demandé : "Héraclès, pourquoi es-tu si sûr qu’Eunio a été assassiné ?…" Je dois dire que je ne comprends pas, Ménechme.

Diagoras n’éprouva aucune compassion pour Ménechme, bien qu’il constatât à quel point les déductions sans pitié du Déchiffreur le plongeaient progressivement dans la confusion la plus absolue, en le faisant tomber dans le piège de ses propres mots frénétiques de la même façon que ces lacs de pourriture qui, d’après divers témoignages de voyageurs avec lesquels il avait parlé, engloutissent plus rapidement ceux qui tentent de s’échapper avec des contorsions ou des moulinets désespérés. Dans le lourd silence qui s’ensuivit, il voulut ajouter, par moquerie, un commentaire creux qui mettrait bien en évidence la victoire qu’ils avaient remportée sur cet animal nuisible.

— Belle sculpture, que celle sur laquelle tu travailles, Ménechme. Qui représente-t-elle ? demanda-t-il avec un sourire cynique.

L’espace d’un instant, il crut qu’il n’obtiendrait pas de réponse. Mais il remarqua alors que Ménechme souriait, et cela suffit à l’inquiéter.

— Il s’appelle Le Traducteur. L’homme qui prétend déchiffrer le mystère d’un texte écrit dans une autre langue sans voir que les mots ne conduisent qu’à de nouveaux mots, et les pensées à de nouvelles pensées, mais que la Vérité reste hors d’atteinte. N’est-ce pas une bonne comparaison avec ce que nous faisons tous ?

Diagoras ne comprit pas très bien ce que voulait dire le sculpteur, mais comme il ne souhaitait pas avoir l’air dépassé il remarqua :

— C’est une statue très curieuse. Quel vêtement porte-t-elle ? Il n’a pas l’air grec…

Ménechme ne répondit pas. Il observait son œuvre et souriait.

— Je peux la voir de près ?

— Oui, dit Ménechme.

Le philosophe s’approcha du podium et monta par l’un des escaliers. Ses pas résonnèrent sur le bois sale du piédestal. Il s’approcha de la sculpture et observa son profil.

L’homme de marbre, courbé sur la table, entouré de rouleaux de papyrus, soutenait entre le pouce et l’index une fine plume,. Quelle sorte de vêtement portait-il ? se demanda Diagoras. Une sorte de manteau très ajusté… Des vêtements étrangers, de toute évidence. Il observa son cou penché, les premières vertèbres saillantes, reconnut la qualité du travail, les épaisses mèches de cheveux encadrant la tête, les oreilles aux lobules importants et impropres…

Il ne pouvait pas encore voir son visage : la statue avait la tête trop penchée. A son tour, Diagoras se pencha un peu : il observa les tempes profondément dégagées, les aires de calvitie précoce… Il ne put éviter, en même temps, d’admirer ses mains : les veines apparentes, fines ; la droite attrapait la pointe de la plume ; la gauche reposait la paume tournée vers le bas afin d’aider à étaler le parchemin sur lequel l’homme écrivait, le doigt à moitié orné d’un gros anneau sur le sceau duquel était gravé un cercle. Un rouleau de papyrus déplié se trouvait près de cette main : il devait s’agir de l’œuvre originale. L’homme rédigeait la traduction sur le parchemin. Sur celui-ci même les lettres étaient sculptées avec une grande habileté ! Intrigué, Diagoras se pencha par-dessus l’épaule de la statue et lut les mots dont on supposait qu’il venait de les "traduire". Il ne comprit pas ce qu’ils pouvaient signifier. Ils disaient :

 

Il ne comprit pas ce qu’ils pouvaient signifier. Ils disaient

 

Mais il n’avait pas encore vu le visage de la statue. Il inclina davantage la tête et la contempla52

Mais il n’avait pas encore vu le visage de la statue. Il inclina davantage la tête et la contempla.

C’étaient des traits53

— Un homme très astucieux, dit Héraclès quand ils sortirent de l’atelier. Il laisse ses phrases inachevées, comme ses sculptures. Il adopte un personnage répugnant pour nous faire reculer en nous bouchant les narines, mais je suis sûr que, devant ses disciples, il sait se montrer charmant.

— Tu crois que c’est lui qui… ? demanda Diagoras.

— N’allons pas trop vite. La vérité peut se trouver loin, mais elle possède une patience infinie pour attendre notre arrivée. Pour l’instant, j’aimerais pouvoir parler à nouveau à Antise…

— Si je ne me trompe pas, nous le trouverons à l’Académie : ce soir il y a un dîner en l’honneur d’un invité de Platon, et Antise est l’un des échansons.

— Parfait, sourit Héraclès Pontor. Eh bien, Diagoras, je crois que l’heure est venue pour moi de connaître ton Académie54.

 

La caverne des idées
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