VIII63

 

 

Les derniers jours des Lénéennes engourdissaient le rythme normal de la ville.

Par ce matin ensoleillé, une longue file de charrettes de marchands bloquait la porte de Dipylon ; on entendait des insultes et des ordres, mais les mouvements n’en étaient pas moins lourds pour autant. A la porte du Pirée, l’allure était encore plus lente et un tour complet de roue de char pouvait durer un quart de clepsydre. Les esclaves, transportant des amphores, des messages, des fagots ou des sacs de blé, s’apostrophaient dans les rues, exigeant le passage. Les gens se levaient tard, et l’Assemblée au temple de Dionysos Eleuthère prenait du retard. Comme tous les prytanes n’étaient pas venus, on ne pouvait pas procéder au vote ; les discours languissaient, et l’assistance peu nombreuse somnolait sur les gradins. Écoutons maintenant Janocratès. Et Janocratès, propriétaire d’importantes fermes aux abords de la ville, déplaçait son anatomie magnifique d’un pas sinueux jusqu’au podium des orateurs et commençait une lente déclamation à laquelle personne ne prêtait attention. Dans les temples, les sacrifices étaient interrompus en raison de l’absence des prêtres, occupés à préparer les dernières processions. Au monument aux Héros Eponymes, les têtes se penchaient sans enthousiasme pour lire les édits et les nouvelles dispositions. La situation à Thèbes n’évoluait pas. On attendait le retour de Pélopidas, le général cadméen exilé. Agésilas, le roi de Sparte, était rejeté par presque toute la Grèce. Citoyens : notre appui politique à Thèbes est crucial pour la stabilité de… Mais, à en juger par l’expression de lassitude de ceux qui lisaient, personne n’avait l’air de penser qu’il se passât quelque chose de "crucial" en ce moment.

Deux hommes, qui contemplaient l’une des tablettes d’un air absorbé, échangeaient lentement quelques mots :

— Regarde, Amphikos, ils disent que la patrouille destinée à exterminer les loups du Lycabette n’est pas encore complète : ils ont toujours besoin de volontaires…

— Nous sommes plus lents et maladroits que les Spartiates…

— C’est la mollesse de la paix : nous ne voulons plus nous enrôler, même pour tuer des loups…

Un autre homme observait les tablettes avec le même intérêt abruti que les autres. A l’expression neutre de son visage, posé sur une tête sphérique et chauve, on aurait dit que ses pensées étaient maladroites ou lentes. Ce qui lui arrivait sans doute était qu’il ne s’était pratiquement pas reposé de toute la nuit. "Il est l’heure d’aller voir le Déchiffreur", pensa-t-il. Il s’éloigna du monument et dirigea lentement ses pas vers le quartier de l’Escambonide.

Que se passait-il ce jour-là ? se demanda Diagoras. Pourquoi semblait-il que tout se traînât autour de lui avec une lenteur maladroite et mellifère64 ? Le chariot du Soleil était paralysé dans le sillon du ciel ; le temps ressemblait à de l’hydromel épais ; c’était comme si les déesses de la Nuit, l’Aurore et le Matin, s’étaient refusées à partir et étaient restées tranquilles et unies, fondant l’obscurité et la lumière en une couleur grisâtre stagnante. Diagoras se sentait lent et confus, mais l’anxiété lui permettait de rester énergique. L’anxiété était comme un poids sur son estomac, ressortait dans la lente sueur de ses mains, l’aiguillonnait comme le taon avec le bétail, l’obligeant à avancer sans réfléchir.

Le trajet jusqu’à la maison d’Héraclès Pontor lui sembla aussi interminable que le parcours de Marathon. Le jardin s’était tu : seule la lente cantilène d’un coucou ornait le silence. Il frappa fort à la porte, attendit, entendit quelques pas et, quand la porte s’ouvrit, dit :

— Je veux voir Héraclès Po…

La jeune fille n’était pas Ponsica. Ses cheveux, frisés et broussailleux, flottaient librement sur sa tête anguleuse. Elle n’était pas belle, pas vraiment belle, mais étrange, mystérieuse, un défi, comme un hiéroglyphe gravé dans la pierre : des yeux clairs comme le quartz, qui ne cillaient pas ; des lèvres épaisses ; un cou gracile. Le péplum ne formait que quelques kolpoï sur son buste proéminent et… Par Zeus, maintenant il se souvenait d’elle !

— Entre donc, dit Héraclès Pontor en penchant la tête derrière l’épaule de la jeune fille. J’attendais quelqu’un d’autre, c’est pour cela…

— Je ne voudrais pas te déranger… si tu es occupé – les yeux de Diagoras se portaient alternativement sur Héraclès et la jeune fille, comme s’ils avaient attendu une réponse des deux côtés.

— Tu ne me déranges pas. Allons, entre. II y eut un instant de lenteur maladroite : la jeune fille s’écarta silencieusement ; Héraclès la désigna. Tu connais Yasintra… Viens. Nous serons mieux pour parler sur la terrasse du jardin.

Diagoras suivit le Déchiffreur le long des couloirs obscurs ; il sentit – il ne voulut pas tourner la tête –qu’elle n’était pas derrière eux, et respira avec soulagement. Au-dehors, la lumière du jour revint avec une force aveuglante. Il faisait chaud, mais ce n’était pas gênant. Au milieu des pommiers, penchée sur la margelle d’un puits en pierre, se trouvait Ponsica, occupée à tirer de l’eau avec un seau pesant ; ses gémissements liés à l’effort résonnaient comme de faibles échos à travers le masque. Héraclès conduisit Diagoras au bord du mur du porche, et l’invita à s’asseoir. Le Déchiffreur était content, voire enthousiasmé : il frottait ses grosses mains, souriait, ses joues rebondies rougissaient – rougissaient ! –, son regard possédait un nouvel éclat malicieux qui étonnait le philosophe.

— Ah, cette jeune fille m’a été d’une aide précieuse, même si tu ne le crois pas !

— Mais si, je le crois.

Héraclès sembla surpris de comprendre les soupçons de Diagoras.

— Ce n’est pas ce que tu imagines, mon bon Diagoras, s’il te plaît… Permets-moi de te raconter ce qui est arrivé hier soir, quand je suis rentré chez moi après avoir poursuivi mon travail de façon satisfaisante…

Les sandales étincelantes de Séléné avaient déjà emporté la déesse au-delà de la moitié du sillon céleste qu’elle labourait toutes les nuits, quand Héraclès arriva chez lui et pénétra dans l’obscurité familière de son jardin, sous l’épaisseur des feuilles d’arbre qui, argentées par les froids effluves de la lune, s’agitaient en silence sans perturber le faible repos des oiselets transis qui somnolaient sur les lourdes branches, blottis dans les nids denses65

Alors il la vit : une ombre dressée au milieu des arbres, dessinée en relief par la lune. Il s’arrêta brusquement. Il regretta de ne pas avoir l’habitude – dans son métier, c’était parfois nécessaire – de porter une dague sous son manteau.

Mais la silhouette ne bougeait pas : c’était un volume pyramidal sombre, à la base large et tranquille et au sommet rond fleuri de cheveux encadrés d’un gris brillant.

— Qui es-tu ? demanda-t-il.

— Moi.

Une voix d’homme jeune, peut-être d’éphèbe. Mais les nuances… Il l’avait déjà entendue, il en était sûr. La silhouette fit un pas vers lui.

— Qui est-ce, "moi" ?

— Moi.

— Qui cherches-tu ?

— Toi.

— Approche-toi, pour que je puisse te voir.

— Non.

Il se sentit mal à l’aise : il lui sembla que l’inconnu avait et n’avait pas peur tout à la fois, qu’il était dangereux et à la fois inoffensif. Il conclut immédiatement qu’un tel contraste de qualités était le propre d’une femme. Mais… qui ? Il remarqua, du coin de l’œil, qu’un groupe de gens munis de torches s’approchait dans la rue ; ils chantaient faux. C’étaient peut-être les survivants de l’une des dernières processions des Lénéennes, car ils rentraient parfois chez eux obsédés par les chansons qu’ils avaient entendues ou entonnées pendant le rituel, poussés par la volonté anarchique du vin.

— Je te connais ?

— Oui. Non, dit la silhouette.

Cette réponse énigmatique fut paradoxalement ce qui lui révéla enfin son identité.

— Yasintra ?

La silhouette tarda à répondre. Les torches s’approchaient, effectivement, mais elles n’eurent pas l’air de bouger pendant ce laps de temps.

— Oui.

— Que veux-tu ?

— De l’aide.

Héraclès décida de s’approcher, et son pied droit avança d’un pas. Le chant des grillons sembla faiblir. Les flammes des torches bougèrent avec l’inertie de lourds rideaux agités par la main tremblante d’un vieillard. Le pied gauche d’Héraclès parcourut un autre segment éléatique. Les grillons reprirent leur chant. Les flammes des torches bougèrent de façon imperceptible, comme des nuages. Héraclès leva le pied droit. Les grillons se turent. Les flammes rampaient, pétrifiées. Le pied descendit. Il n’y avait plus de sons. Les flammes se tenaient tranquilles. Le pied était arrêté sur l’herbe66

Diagoras avait l’impression d’avoir écouté Héraclès pendant longtemps.

— Je lui ai offert mon hospitalité et je lui ai promis de l’aide, expliquait Héraclès. Elle est effrayée, car on l’a menacée récemment, et elle ne savait à qui s’adresser : nos lois ne sont pas bienveillantes envers les femmes de sa profession, tu le sais.

— Mais qui l’a menacée ?

— Les mêmes que ceux qui l’ont menacée avant que nous ne lui parlions, c’est pour cela qu’elle a fui en nous voyant. Mais ne t’impatiente pas, je vais tout t’expliquer. Je crois que nous disposons d’un peu de temps, car maintenant nous n’avons plus qu’à attendre les nouvelles… ah, ces derniers instants avant la résolution de l’énigme me procurent un plaisir particulier ! Tu veux une coupe de vin non mélangé ?

— Cette fois-ci, oui, murmura Diagoras.

Quand Ponsica s’en alla après avoir posé sur le mur du porche un lourd plateau avec deux coupes et un cratère de vin non mélangé, Héraclès dit :

— Écoute sans m’interrompre, Diagoras : les explications seront plus longues si je me disperse.

Et il commença son récit en se déplaçant d’un point à l’autre du porche d’un pas lent et tortueux, en se dirigeant tantôt vers les murs, tantôt vers le jardin resplendissant, comme s’il répétait un discours destiné à l’Assemblée. Ses mains obèses enveloppaient ses paroles de gestes nonchalants67.

Tramaque, Antise et Eunio rencontrent Ménechme. Quand ? Où ? On l’ignore, mais cela n’est pas très important. Ce qui est certain, c’est que Ménechme leur propose de poser comme modèles pour ses sculptures et de participer à ses pièces de théâtre. Mais il tombe amoureux d’eux de surcroît et les invite à participer à ses fêtes licencieuses avec d’autres éphèbes68. Il accorde cependant plus d’attention à Antise qu’aux deux autres. Ceux-ci commencent à éprouver de la jalousie, et Tramaque menace Ménechme de tout raconter si le sculpteur ne répartit pas son affection de façon plus équitable69. Ménechme prend peur, et arrange un rendez-vous avec Tramaque dans le bois. Tramaque feint de partir à la chasse, mais se rend en réalité à l’endroit convenu et se dispute avec le sculpteur. Celui-ci, soit par préméditation, soit sous le coup de la colère, le frappe jusqu’à ce qu’il tombe mort ou sombre dans l’inconscience et abandonne son corps pour que les bêtes féroces le dévorent. Antise et Eunio prennent peur en apprenant la nouvelle, et, une nuit, affrontent Ménechme et lui demandent des explications. Ménechme avoue froidement le crime, peut-être pour les menacer, et Antise décide de fuir Athènes sous prétexte d’enrôlement. Eunio, qui ne peut échapper à la domination de Ménechme, prend peur et veut le dénoncer, mais le sculpteur le fait également disparaître. Antise est témoin de tout. Ménechme décide alors de poignarder sauvagement le cadavre d’Eunio, puis l’asperge de vin et l’habille en femme, afin de faire croire à un acte de folie de l’adolescent ivre70. Voilà tout71.

— Tout ce que je t’ai raconté, mon bon Diagoras, ce sont les déductions que j’ai faites immédiatement après notre entrevue avec Ménechme. J’étais presque convaincu de sa culpabilité, mais comment m’en assurer ? J’ai alors pensé à Antise : c’était le point faible de cette branche, encline à se briser à la plus légère pression… J’ai élaboré un plan simple : au cours du dîner à l’Académie, pendant que vous perdiez tous votre temps à parler de philosophie poétique, j’épiais notre bel échanson. Comme tu le sais, les échansons servent chaque invité dans un ordre déterminé. Lorsque j’ai été sûr qu’Antise allait s’approcher de mon divan pour me servir, j’ai sorti un petit morceau de papyrus de mon manteau et je le lui ai remis sans rien lui dire, mais avec un geste plus que significatif. J’avais écrit : "Je sais tout sur la mort d’Eunio. Si tu ne veux pas que je parle, ne reviens pas servir le commensal suivant : attends un instant dans la cuisine, seul."

— Comment étais-tu aussi sûr qu’Antise avait assisté à la mort d’Eunio ?

Héraclès sembla soudain très content, comme s’il avait attendu cette question. Il ferma les yeux en souriant et dit :

— Je n’en étais pas sûr ! Mon message était un appât, mais Antise y a mordu. Quand j’ai vu qu’il tardait à servir le convive suivant… ton ami qui bouge comme si ses os étaient des joncs dans une rivière…

— Calliclès, acquiesça Diagoras. Oui : maintenant je me souviens qu’il s’est absenté un instant…

— C’est exact. Il est allé à la cuisine, intrigué qu’Antise ne le servît pas. Il a failli nous surprendre, mais heureusement nous avions fini de parler. Eh bien, comme je te le disais, quand j’ai vu qu’Antise ne revenait pas, je me suis levé et je suis allé dans la cuisine…

Héraclès se frotta les mains avec un lent plaisir. Il haussa l’un de ses sourcils grisâtres.

— Ah, Diagoras ! Que te dire sur cette astucieuse et belle créature ! Je t’assure que ton disciple pourrait nous donner à tous deux des leçons sur bien des points ! Il m’attendait dans un coin, tremblant, avec ses grands yeux brillants. Sur sa poitrine la guirlande de fleurs se soulevait au rythme de sa respiration. Il me fit signe de le suivre par des gestes rapides, et me conduisit dans un petit garde-manger où nous pûmes parler seul à seul. La première chose qu’il me dit fut : "Ce n’est pas moi, je vous le jure sur les dieux du foyer ! Je n’ai pas tué Eunio ! C’est lui !" J’ai réussi à lui faire raconter ce qu’il savait en lui laissant croire que je le savais déjà, ce qui était vraiment le cas, mais ses réponses ont confirmé point par point mes théories. A la fin, il me demanda, me supplia, les larmes aux yeux, de n’en rien révéler. Peu lui importait ce qui pourrait arriver à Ménechme, mais il ne voulait pas être impliqué dans l’affaire : il devait penser à sa famille… à l’Académie… Bref, ce serait terrible. Je lui dis que j’ignorais dans quelle mesure je pourrais lui obéir sur ce point. Il s’approcha alors de moi, haletant, provocant. Ses paroles, ses phrases, se firent délibérément lentes. Il me promit de nombreuses faveurs, car, me dit-il, il savait se montrer gentil avec les hommes. Je souris calmement et lui dis : "Antise, il n’est pas nécessaire d’en arriver là." Pour toute réponse, il arracha en deux mouvements rapides les fibules de son chiton et laissa tomber le vêtement sur ses chevilles… J’ai dit "rapides", mais ils me semblèrent très lents… Je compris soudain comment ce jeune homme pouvait déchaîner des passions et faire perdre le jugement aux plus raisonnables. Je sentis son haleine parfumée sur mon visage et m’écartai. "Antise, lui dis-je, je vois ici deux problèmes bien distincts : d’une part, ton incroyable beauté ; d’autre part, mon devoir de rendre justice. La raison nous dicte d’admirer la première et d’accomplir le second. Ne mélange donc pas ton admirable beauté à l’accomplissement de mon devoir." Il ne dit ni ne fit rien, il se contenta de me regarder. J’ignore combien de temps il me regarda ainsi, debout, ne portant que la couronne de lierre et la guirlande de fleurs sur les épaules, immobile, silencieux. La lumière du garde-manger était très faible, mais je pus voir une expression moqueuse sur son beau visage. Je crois qu’il voulait me montrer à quel point il était conscient du pouvoir qu’il exerçait sur moi, malgré mon refus… Ce garçon est un terrible tyran des hommes, et il le sait. Nous avons alors tous deux entendu quelqu’un l’appeler : c’était ton ami. Antise se rhabilla sans se presser, comme s’il s’était délecté de la possibilité d’être surpris dans cette attitude, et il quitta le garde-manger. Je regagnai la salle peu après.

Héraclès but une gorgée de vin. Son visage avait légèrement rougi. Celui de Diagoras, au contraire, était tout pâle. Le Déchiffreur fit un geste ambigu et dit :

— Ne te culpabilise pas. C’est certainement Ménechme qui les a corrompus.

Diagoras répliqua, sur un ton neutre :

— Je trouve bon qu’Antise s’en remette à toi de la sorte, et pas même à Ménechme ou à n’importe quel autre homme. En fin de compte, y a-t-il chose plus délicieuse que l’amour d’un éphèbe ? Ce qui est terrible, ce n’est jamais l’amour, mais les raisons de l’amour. Aimer pour le simple plaisir physique est détestable ; aimer pour acheter ton silence, également.

Ses yeux se mouillèrent de larmes. Sa voix se fit languide comme une fin d’après-midi :

— Le véritable amant n’a même pas besoin de toucher l’être aimé : le regarder lui suffit pour se sentir heureux et atteindre la sagesse et la perfection de son âme. Je plains Antise et Ménechme, parce qu’ils ignorent l’incomparable beauté du véritable amour – il eut un soupir et ajouta : Mais changeons de sujet. Qu’allons-nous faire maintenant ?

Héraclès, qui avait observé le philosophe avec curiosité, tarda à répondre.

— Comme disent les joueurs d’osselets : "A partir de maintenant, il faut jouer gagnant." Nous connaissons les coupables, Diagoras, mais ce serait une erreur de nous précipiter, parce que, comment savons-nous qu’Antise nous a dit toute la vérité ? Je t’assure que ce jeune homme ensorceleur est aussi astucieux que Ménechme lui-même, sinon plus. D’autre part, nous avons toujours besoin d’une confession publique ou d’une preuve pour accuser directement Ménechme, ou les deux. Mais nous avons franchi une étape importante : Antise a très peur, cela est bon pour nous. Que va-t-il faire ? Certainement ce qui est le plus logique : prévenir son ami pour qu’il s’enfuie. Si Ménechme quitte la ville, il ne nous servira à rien d’accuser publiquement Antise. Et je suis sûr que Ménechme lui-même préfère l’exil à la sentence de mort…

— Mais alors… Ménechme va s’échapper ! Héraclès agita lentement la tête tout en souriant avec astuce.

— Non, mon bon Diagoras : Antise est surveillé. Eumarque, son ancien pédagogue, le suit toutes les nuits sur mon ordre. Hier soir, en sortant de l’Académie, je suis allé voir Eumarque et lui ai donné des instructions. Si Antise va voir Ménechme, nous le saurons. Et si nécessaire, je prendrai mes dispositions pour qu’un autre esclave surveille l’atelier. Ni Ménechme ni Antise ne pourront faire le moindre mouvement sans que nous le sachions. Je veux qu’ils aient le temps de se décourager, de se sentir traqués. Si l’un des deux décide d’accuser l’autre publiquement pour tenter de se sauver, le problème sera résolu de la façon la plus commode. Sinon…

Il leva l’un de ses gros index pour désigner les murs de sa maison avec des gestes lents.

— S’ils ne se trahissent pas, nous utiliserons l’hétaïre.

— Yasintra ? Comment ?

Héraclès dirigea le même index vers le haut, précisant ses paroles.

— L’hétaïre a été l’autre grande erreur de Ménechme ! Tramaque, qui était tombé amoureux d’elle, lui avait raconté en détail les relations qu’il entretenait avec le sculpteur, admettant que sa personne lui inspirait à la fois des sentiments d’amour et de peur. Et les jours précédant sa mort, ton disciple lui a révélé qu’il était prêt à tout, même à parler à sa famille et à ses mentors de ses divertissements nocturnes, à condition de se voir libéré de l’influence néfaste de Ménechme. Mais il ajouta qu’il craignait la vengeance du sculpteur, car ce dernier l’avait assuré qu’il le tuerait s’il parlait. Nous ne savons pas comment Ménechme a appris l’existence de Yasintra, mais nous pouvons supposer que Tramaque lui a parlé d’elle à un moment de dépit. Le sculpteur a tout de suite compris qu’elle pouvait constituer un problème et lui a envoyé deux esclaves au Pirée pour la menacer, au cas où elle aurait eu dans l’idée de parler. Mais après notre conversation avec Ménechme, celui-ci, nerveux, a cru que l’hétaïre l’avait trahi, et l’a à nouveau menacée de mort. Ce fut alors que Yasintra a su qui j’étais, et hier soir, effrayée, elle est venue me demander de l’aide.

— Elle est donc maintenant notre unique preuve…

Héraclès acquiesça en ouvrant de grands yeux, comme si Diagoras avait dit quelque chose d’extraordinairement étonnant.

— C’est exact. Si nos deux astucieux criminels ne veulent pas parler, nous les accuserons publiquement en nous appuyant sur les témoignages de Yasintra. Je sais bien que la parole d’une courtisane ne vaut rien face à celle d’un citoyen libre, mais l’accusation déliera la langue d’Antise, probablement, ou peut-être de Ménechme lui-même.

Diagoras cligna des yeux en dirigeant le regard sur le jardin scintillant de lumière. Près du puits, avec une indolence soumise, paissait une énorme vache blanche72.

— Eumarque va arriver d’un moment à l’autre avec des nouvelles, dit Héraclès, très animé. Alors nous saurons ce que comptent faire ces aigrefins, et nous agirons en conséquence…

Il but une autre gorgée de vin et la savoura avec une lente satisfaction. Il se sentit peut-être mal à l’aise en devinant que Diagoras ne partageait pas son optimisme, car il changea subitement de ton pour dire, avec une certaine brusquerie :

— Eh bien, qu’en penses-tu ? Ton Déchiffreur a résolu l’énigme !

Diagoras, qui continuait à observer le jardin au-delà de la mastication pacifique de la vache, dit :

— Non.

— Quoi ?

Diagoras agitait la tête en direction du jardin, de sorte qu’il avait l’air de s’adresser à la vache.

— Non, Déchiffreur, non. Je m’en souviens bien ; je l’ai vu dans ses yeux : Tramaque n’était pas simplement soucieux, il était terrifié. Tu prétends me faire croire qu’il allait me raconter ses jeux licencieux avec Ménechme, mais… Non. Son secret était beaucoup plus effroyable.

Héraclès agita la tête avec des mouvements paresseux, comme s’il avait rassemblé de la patience pour parler à un jeune enfant.

— Tramaque avait peur de Ménechme ! dit-il. Il pensait que le sculpteur allait le tuer s’il le dénonçait ! C’est de la peur, que tu as vue dans ses yeux !…

— Non, répliqua Diagoras avec un calme infini, comme si le vin ou l’heure languide de midi l’avaient assoupi.

Alors, en parlant très lentement, comme si chaque mot avait appartenu à une autre langue et devait être prononcé soigneusement pour pouvoir être traduit, il ajouta :

— Tramaque était terrifié… Mais sa teneur allait au-delà de ce qui est compréhensible… C’était la terreur en soi, l’Idée de terreur : quelque chose que ta raison, Héraclès, ne

peut même pas apercevoir, parce que tu ne t’es pas penché sur ses yeux comme je l’ai fait. Tramaque n’avait pas peur de ce que Ménechme pourrait lui faire mais de… de quelque chose de beaucoup plus effroyable. Je le sais, et il ajouta : Je ne sais pas très bien pourquoi. Mais je le sais.

Héraclès demanda avec mépris :

— Tu essaies de me dire que mon explication n’est pas correcte ?

— L’explication que tu m’as offerte est raisonnable. Très raisonnable. Diagoras regardait toujours le jardin dans lequel paissait la vache. Il prit une profonde inspiration. Mais je ne crois pas que ce soit la vérité.

— C’est raisonnable et ce n’est pas vrai ? Que me contes-tu là, Diagoras de Medonte ?

— Je ne sais pas. Ma logique me dit : "Héraclès a raison", mais… Ton ami Crantor saurait peut-être l’expliquer mieux que moi. Hier soir, à l’Académie, nous en avons beaucoup parlé. Il est possible que la Vérité ne puisse être raisonnée… Je veux dire… Si je te disais maintenant quelque chose d’absurde, comme par exemple : "Il y a une vache qui paît dans ton jardin, Héraclès", tu me prendrais pour un fou. Mais ne pourrait-il arriver que, pour quelqu’un que nous ne sommes ni toi ni moi, cette affirmation soit la vérité ? Diagoras interrompit la réplique d’Héraclès : Je sais qu’il n’est pas rationnel de dire qu’il y a une vache dans ton jardin parce qu’il n’y en a pas, et il ne peut pas y en avoir. Mais pourquoi la vérité doit-elle être rationnelle, Héraclès ? Ne peut-on envisager la possibilité de l’existence… de vérités irrationnelles73 ?

— C’est ce que Crantor vous a raconté hier ? Héraclès réprimait sa colère à grand-peine. La philosophie finira par te rendre fou, Diagoras ! Je te parle de choses cohérentes et logiques, et toi… L’énigme de ton disciple n’est pas une théorie philosophique : c’est une chaîne d’événements rationnels qui… !

Il s’interrompit en remarquant que Diagoras agitait à nouveau la tête, sans le regarder, contemplant encore le jardin vide74.

— Je me rappelle une de tes phrases, dit Diagoras : "Il y a des lieux étranges dans cette vie que ni toi ni moi n’avons jamais visités." C’est vrai… Nous vivons dans un monde étrange, Héraclès. Un monde dans lequel rien ne peut être entièrement raisonné ni compris. Un monde qui n’obéit parfois pas aux lois de la logique mais à celles du rêve ou de la littérature… Socrate, qui était un grand raisonneur, affirmait qu’un daïmôn, un esprit, lui inspirait les vérités les plus profondes. Et Platon pense que la folie est en quelque sorte une façon mystérieuse d’accéder à la connaissance. C’est ce qui m’arrive aujourd’hui : mon daïmôn, ou ma folie, me dit que ton explication est fausse.

— Mon explication est logique !

— Mais fausse.

— Si mon explication est fausse, alors tout est faux !

— C’est possible, admit Diagoras avec amertume. Oui, qui sait.

— Très bien ! grogna Héraclès. En ce qui me concerne, tu peux t’enfoncer lentement dans le bourbier de ton pessimisme philosophique, Diagoras ! Je vais te démontrer que… Ah, on frappe à la porte.

— C’est certainement Eumarque. Reste là, à contempler le monde des Idées, mon cher Diagoras ! Je te servirai la tête de Ménechme sur un plateau et tu me paieras pour ce travail !… Ponsica, ouvre !

Mais Ponsica avait déjà ouvert, et le visiteur passait le porche à cet instant.

C’était Crantor.

— Oh, Héraclès Pontor, Déchiffreur d’Énigmes, et toi, Diagoras, du dêmos de Medonte. Athènes est émue jusque dans ses fondations, et tous les citoyens qui possèdent encore un reste de voix réclament à grands cris votre présence à un certain endroit…

En souriant, il fit un geste pour rassurer Cerbère, qui s’agitait, furibond, entre ses bras. Puis il ajouta, sans cesser de sourire, comme s’il s’était apprêté à annoncer une bonne nouvelle :

— Une chose horrible est arrivée.

Imposante, digne, la silhouette de Praxinoe semblait refléter la lumière qui entrait à gros remous par les fenêtres sans volets de l’atelier. Il écarta d’un geste doux l’un des hommes qui l’accompagnaient, et, en même temps, sollicita l’aide d’un autre avec un nouveau mouvement. Il s’agenouilla. Il resta ainsi pendant toute la durée de l’attente. Les curieux imaginaient des expressions pour son visage : chagrin, douleur, vengeance, fureur. Praxinoe les déçut tous en gardant les traits calmes. Son visage reflétait des souvenirs, presque tous agréables ; les sourcils symétriques noirs contrastaient avec la barbe de neige. Rien ne semblait indiquer qu’il contemplât en cet instant le corps mutilé de son fils. Il y eut un détail : il battit des paupières, mais avec une lenteur incroyable ; il garda le regard fixé sur un point entre les deux cadavres, et ses yeux commencèrent à plonger à la renverse, dans un très long déclin sous les cils, jusqu’à ce que ses orbites se transforment en deux quartiers de lune. Ensuite, les paupières se rouvrirent. Ce fut tout. Il se redressa, aidé par ceux qui l’entouraient, et dit :

— Les dieux t’ont appelé avant moi, mon fils. Envieux de ta beauté, ils ont voulu te retenir, en te rendant immortel.

Un murmure d’admiration salua ses paroles nobles et vertueuses. D’autres hommes arrivèrent : quelques soldats, et un homme qui avait l’air d’être un médecin. Praxinoe releva la tête, et le Temps, qui s’était respectueusement arrêté, reprit son cours.

— Qui a fait ça ? demanda-t-il. Sa voix n’était plus aussi ferme. Bientôt, quand personne ne le regarderait, il pleurerait, peut-être. L’émotion tardait à envahir son visage.

Il y eut une pause, mais ce fut cette sorte de moment pendant lequel les regards se consultent pour décider qui interviendra le premier.

L’un des hommes qui l’accompagnaient dit :

— Les voisins ont entendu des cris dans l’atelier ce matin à l’aube, mais ils ont pensé qu’il s’agissait d’une des fêtes du dénommé Ménechme…

— Nous avons vu Ménechme partir en courant ! intervint quelqu’un. Sa voix et son aspect négligé contrastaient avec la respectable dignité des hommes de Praxinoe.

— Tu l’as vu ? demanda Praxinoe.

— Oui ! Et d’autres, aussi ! Alors nous avons appelé les serviteurs des astynomes !

L’homme semblait attendre une récompense pour ses déclarations. Mais Praxinoe l’ignora. Il éleva la voix une fois de plus pour demander :

— Quelqu’un peut-il me dire qui a fait ça ?

Et il prononça "ça" comme s’il s’était agi d’une action impie, digne de la poursuite des Furies, sacrilège, inconcevable. Tous les gens présents baissèrent la tête. A l’atelier, on n’entendait même pas voler une mouche, bien qu’il y en eût deux ou trois qui traçaient de lents cercles près de la lumière éclatante des fenêtres ouvertes. Les statues, presque toutes inachevées, semblaient contempler Praxinoe avec une compassion rigide.

Le médecin, une silhouette maigre et dégingandée, beaucoup plus pâle que les cadavres eux-mêmes, agenouillé, tournait la tête en observant alternativement les deux corps ; il touchait le vieil homme, puis tout de suite après le jeune homme, comme s’il avait voulu les comparer entre eux, et murmurait ses découvertes avec la lenteur persévérante d’un enfant qui réciterait les lettres de l’alphabet avant l’examen. Un astynome penché sur le côté écoutait et acquiesçait avec respect.

Les cadavres étaient placés face à face, allongés de profil sur le sol de l’atelier sur un majestueux lac de sang. On aurait dit des statues de danseuses peintes sur un récipient : le vieil homme, portant un misérable manteau gris, pliait le bras droit et tendait le gauche au-dessus de sa tête. Le jeune homme était une réplique symétrique de la position du vieil homme, mais il était complètement nu. Au demeurant, vieil homme et jeune homme, esclave et homme libre, étaient à égalité dans l’horreur sociale des blessures : ils n’avaient plus d’yeux, leur visage était défiguré et leur corps couvert de profondes coupures ; entre les jambes, la même amputation. Il y avait une autre différence : le vieil homme tenait, dans sa main droite crispée, deux globes oculaires.

— Ils sont bleus, déclara le médecin comme s’il avait fait un inventaire.

Et, après avoir prononcé ces mots, il éternua avant de dire :

— Ce sont ceux du jeune homme.

— Le serviteur des Onze ! annonça quelqu’un, brisant le terrible silence.

Mais tous les regards eurent beau chercher dans le groupe de curieux qui se pressaient dans l’entrée, personne ne parvint à repérer qui était le nouveau venu. Alors une voix fit irruption, la sincérité à fleur de mot, et accapara immédiatement l’attention.

— Oh, Praxinoe, noble parmi les nobles ! C’était Diagoras de Medonte. Lui et un gros homme de petite stature étaient arrivés à l’atelier un peu avant Praxinoe, accompagnés d’un autre homme énorme à l’aspect étrange qui tenait un petit chien dans ses bras. Le gros homme semblait s’être volatilisé, mais Diagoras s’était fait remarquer pendant un certain temps, car tous l’avaient vu pleurer amèrement, prostré à côté des cadavres. Mais il se montrait maintenant énergique et décidé. Ses forces semblaient se concentrer sur le point fixe de la gorge, sans doute dans le but de doter ses paroles de la cuirasse nécessaire. Il avait les yeux rougis et le visage d’une pâleur mortelle.

— Je suis Diagoras de Medonte, dit-il, mentor d’Antise à…

— Je sais qui tu es, l’interrompit Praxinoe sans ménagement. Parle.

Diagoras se passa la langue sur ses lèvres desséchées et prit son inspiration.

— Je veux jouer le rôle du sycophante et accuser publiquement le sculpteur Ménechme de ces crimes.

On entendit des murmures indolents. L’émotion, après un long combat, avait vaincu le visage de Praxinoe : rougissant, il levait un de ses sourcils noirs, tirant lentement sur les fils de l’œil et des paupières ; sa respiration était audible.

— Tu sembles sûr de ce que tu affirmes, Diagoras, dit-il.

— Je le suis, noble Praxinoe.

Une autre voix s’exclama, avec un accent étranger :

— Que s’est-il passé ici ?

C’était, enfin – il ne pouvait s’agir de quelqu’un d’autre –, le serviteur des Onze, l’assistant des onze juges qui constituaient l’autorité suprême en matière de crimes : un homme de haute taille vêtu de peaux de bêtes comme les barbares. Un fouet en nerf de bœuf s’enroulait autour de sa taille. Il avait un aspect menaçant, mais la sottise était peinte sur son visage. Il haletait lourdement, comme s’il était venu en courant, et, à en juger par l’expression de son visage, il semblait frustré de constater que le plus intéressant avait eu lieu en son absence. Quelques hommes – il y en a toujours en de telles occasions – s’approchèrent pour lui expliquer ce qu’ils savaient, ou ce qu’ils croyaient savoir. Mais la majorité était rivée aux paroles de Praxinoe :

— Pourquoi crois-tu, Diagoras, que Ménechme ait fait ça… à mon fils et à son vieux pédagogue Eumarque ?

Diagoras se passa à nouveau la langue sur les lèvres.

— Il nous le dira lui-même, noble Praxinoe, sous la torture s’il le faut. Mais ne doute pas de sa culpabilité : ce serait comme de douter de la lumière du soleil.

Le nom de Ménechme apparut sur toutes les lèvres : différentes façons de le prononcer, différents tons. Son visage, son aspect furent évoqués en pensée. Quelqu’un cria quelque chose, mais on lui ordonna de se taire immédiatement. Finalement, il lâcha les rênes du silence respectueux et dit :

— Allez chercher Ménechme.

Comme s’il s’était agi du signal attendu, la Colère leva la tête et les bras. Les uns réclamaient vengeance ; d’autres jurèrent sur les dieux. Certains, sans connaître Ménechme même de vue, voulaient déjà qu’il endure d’atroces tortures ; ceux qui le connaissaient secouaient la tête et se lissaient la barbe en pensant, peut-être : "Qui l’eût dit !" Le serviteur des Onze semblait être le seul à ne pas bien comprendre ce qui arrivait, et demandait aux uns et aux autres de quoi ils parlaient, qui était le vieillard mutilé qui gisait à côté du jeune Antise, qui avait accusé Ménechme le sculpteur, et ce qu’ils criaient tous, et qui, quoi.

— Où est Héraclès ? demanda Diagoras à Crantor, en même temps qu’il tirait sur son manteau. La confusion était énorme.

— Je ne sais pas, Crantor haussa ses énormes épaules. Il y a un moment, il reniflait comme un chien près des cadavres. Mais maintenant…

Pour Diagoras il y avait deux sortes de statues dans l’atelier : les unes ne bougeaient pas, d’autres, à peine. Il les esquiva toutes maladroitement ; il se fit bousculer, entendit quelqu’un l’appeler dans le brouhaha ; son manteau l’entraînait dans une autre direction ; il tourna la tête : le visage de l’un des hommes de Praxinoe s’approchait en remuant les lèvres.

— Tu dois parler à l’archonte si tu veux commencer l’accusation…

— Oui, je vais lui parler, dit Diagoras sans très bien comprendre ce que l’homme lui disait.

Il se libéra de tous les obstacles, s’arracha à la foule, se fraya un passage jusqu’à la sortie. Plus loin, c’était une belle journée. Des esclaves et des hommes libres étaient pétrifiés devant le porche d’entrée, envieux, semblait-il, des sculptures de l’intérieur. La présence des gens était une dalle sur la poitrine de Diagoras : il put respirer librement lorsqu’il eut laissé le bâtiment derrière lui. Il s’arrêta ; il regarda des deux côtés. Désespéré, il choisit une rue qui montait. Enfin, avec un immense soulagement, il aperçut au loin les pas tortueux et la marche maladroite, lente et méditative du Déchiffreur. Il le héla.

— Je voulais te remercier, dit-il en arrivant à sa hauteur. Dans sa voix, on percevait une hâte étrange. Son ton ressemblait à celui d’un charretier qui, sans crier, veut aiguillonner les bœufs pour les faire avancer plus vite. Tu as bien fait ton travail. Je n’ai plus besoin de toi. Je te paierai ce qui était convenu ce soir même, et comme il avait l’air incapable de supporter le silence, il ajouta : Tout était finalement tel que tu me l’avais expliqué. Tu avais raison, et je me trompais.

Héraclès grommelait. Diagoras dut presque se pencher pour entendre ce qu’il disait, bien qu’il parlât très lentement :

— Pourquoi ce sot a-t-il agi ainsi ? Il s’est laissé emporter par la peur ou la folie, c’est clair… Mais… les deux corps massacrés !… C’est absurde !

Diagoras répliqua, avec une joie étrange et féroce :

— Il nous donnera lui-même ses raisons, mon bon Héraclès. La torture lui déliera la langue !

Ils marchèrent en silence dans la rue baignée de soleil. Héraclès se gratta la tête.

— Je regrette, Diagoras. Je me suis trompé sur Ménechme. J’étais sûr qu’il tenterait de fuir, et je ne…

—  Ça n’a plus d’importance – Diagoras parlait comme l’homme qui se repose après être parvenu à destination au bout d’un long et lent chemin dans un lieu désert. C’est moi qui me suis trompé, je le comprends maintenant. Je plaçais l’honneur de l’Académie avant la vie de ces pauvres garçons. Ça n’a plus d’importance. Je parlerai et j’accuserai !… Je m’accuserai moi aussi comme mentor, parce que… il se frotta les tempes, comme plongé dans un complexe problème mathématique. Il poursuivit : … Parce que si quelque chose les a obligés à rechercher la tutelle de ce criminel, je dois en répondre.

Héraclès voulut l’interrompre, mais il réfléchit et attendit.

— Je dois en répondre… répéta Diagoras, comme s’il avait voulu apprendre ses paroles par cœur. Je dois en répondre !… Ménechme n’est qu’un fou furieux, mais moi… Que suis-je ?

Il se passa quelque chose d’étrange, bien qu’aucun des deux ne semblât s’en apercevoir au début ; ils se mirent à parler en même temps, comme s’ils avaient discouru sans s’écouter, traînant lentement les phrases, l’un sur un ton passionné, l’autre avec froideur :

— C’est moi le responsable, le véritable responsable… !

— Ménechme surprend Eumarque, il prend peur et…

— Parce que, voyons, que signifie être maître ? dis-moi… !

— Eumarque le menace. Très bien. Alors… – … Cela signifie enseigner, et enseigner est un devoir sacré… !

— … ils se battent, et Eumarque tombe, c’est sûr… – … enseigner signifie modeler les âmes… !

— … Antise veut protéger Eumarque…

— … un bon mentor connaît ses disciples… ! – … d’accord, mais alors, pourquoi les détruire de la sorte ?…

— … si ce n’est pas le cas, pourquoi enseigner ?…

— Je me suis trompé.

— Je me suis trompé !

Ils s’arrêtèrent. L’espace d’un instant, ils se regardèrent, déconcertés et anxieux, comme si chacun était ce dont l’autre avait le plus grand besoin en cet instant. Le visage d’Héraclès semblait avoir vieilli.

— Diagoras, dit-il avec une lenteur incroyable… je reconnais que dans toute cette affaire j’ai agi avec la maladresse d’une vache. Mes pensées n’avaient jamais été aussi lourdes et maladroites. Ce qui me surprend le plus est que les événements possèdent une certaine logique, et mon explication est satisfaisante dans l’ensemble, mais… il y a des détails… très peu, en effet, mais… J’aimerais disposer d’un peu de temps pour méditer. Je ne te ferai pas payer ce temps supplémentaire.

Diagoras s’arrêta et plaça les deux mains sur les épaules robustes du Déchiffreur. Il le regarda alors droit dans les yeux et dit :

— Héraclès, nous sommes arrivés à la fin. Il fit une pause et répéta lentement, comme s’il parlait à un enfant :

— Nous sommes arrivés à la fin. Le chemin a été long et difficile. Mais c’est fait. Accorde un peu de repos à ton cerveau. De mon côté, je vais essayer de faire en sorte que mon âme se repose également.

Soudain le Déchiffreur s’écarta avec brusquerie de Diagoras et continua à gravir la côte. Il parut alors se rappeler quelque chose, et se retourna vers le philosophe.

— Je vais m’enfermer chez moi pour méditer, dit-il. S’il y a des nouvelles, tu seras tenu au courant.

Et, avant que Diagoras ait pu l’en empêcher, il s’introduisit entre les sillons de la foule lente et pesante qui descendait la rue en cet instant, attirée par la tragédie.

 

Certains dirent que cela s’était produit rapidement. Mais la majorité pensa que tout avait été très long. C’était peut-être la lenteur de la rapidité, qui se produit quand les choses sont ardemment attendues, mais cela personne ne le dit.

Ce qui se produisit se produisit avant que ne surgissent les ombres du soir, bien avant que les commerçants métèques ne ferment leurs boutiques et que les prêtres des temples ne lèvent leurs couteaux pour les derniers sacrifices : personne ne compta le temps, mais l’opinion générale affirmait que ce fut lors des heures qui suivent midi, quand le soleil, lourd de lumière, commence à descendre. Les soldats montaient la garde devant les portes, mais cela ne se produisit pas devant les portes. Ni devant les appentis où certains s’aventurèrent à entrer en pensant qu’ils le trouveraient accroupi et tremblant dans un coin, comme un rat affamé. En réalité, les choses se déroulèrent avec ordre, dans l’une des rues populaires des nouveaux potiers.

En cet instant une question progressait dans la rue de bouche en bouche, maladroite mais inexorable, lente mais décidée :

— Tu as vu Ménechme, le sculpteur du Céramique ?

La question recrutait des hommes, comme une religion éphémère. Les hommes, convertis, se transformaient en resplendissants porteurs de la question. Certains restaient en chemin : c’étaient ceux qui se doutaient de l’endroit où pouvait se trouver la réponse… Un instant, nous n’avons pas regardé dans cette maison ! Attendez, demandons à ce vieil homme ! Je ne serai pas long, je vais vérifier si ma théorie est exacte !… D’autres, incrédules, ne rejoignaient pas la nouvelle foi, car ils pensaient que la question pouvait être mieux formulée de la sorte : tu as vu celui que tu n’as jamais vu et que tu ne verras jamais, car pendant que je t’interroge il est déjà loin ?… De sorte qu’ils agitaient lentement la tête et souriaient en réfléchissant : tu es stupide si tu crois que Ménechme va attendre…

La question progressait cependant.

A cet instant, son pas tortueux et irrésistible parvint à la minuscule boutique d’un potier métèque.

— Bien sûr, que j’ai vu Ménechme, dit-il à l’un des hommes qui contemplaient distraitement ses marchandises.

Celui qui avait posé la question allait passer son chemin, l’oreille habituée à la réponse habituelle, mais il sembla se cogner contre un mur invisible. Il se retourna pour observer un visage tanné par des sillons tranquilles, une barbe négligée et clairsemée et des mèches de cheveux gris.

— Tu dis que tu as vu Ménechme ? demanda-t-il, anxieux. Où ?

— Je suis Ménechme, répondit l’homme.

On dit qu’il souriait. – Non, il ne souriait pas. – Il souriait, Harpale, je le jure sur les yeux de chouette d’Athéna ! – Et moi sur le noir fleuve Styx : il ne souriait pas ! – Tu étais près de lui ? – Aussi près que je le suis maintenant de toi, et il ne souriait pas : il faisait une grimace, mais ce n’était pas un sourire ! – Il souriait, moi aussi je l’ai vu : quand tu l’as pris par les bras au milieu des autres, il souriait, je le jure par… ! – C’était une grimace, sot : comme si je faisais ça avec la bouche ! Tu trouves que je souris, maintenant ? – Tu as l’air d’un idiot. – Mais comment, par le dieu de la vérité, comment aurait-il souri, en sachant ce qui l’attend ? Et s’il sait ce qui l’attend, pourquoi s’est-il livré au lieu de fuir la ville ?

La question avait fait naître de multiples rejetons, tous difformes, agonisants, morts à la tombée de la nuit…

Le Déchiffreur d’Enigmes était assis à son bureau, une main appuyée sur sa grosse joue, il réfléchissait75.

Yasintra pénétra dans la pièce sans faire de bruit, de sorte que lorsqu’il leva la tête il la vit debout sur le seuil, son image dessinée par les ombres. Elle portait un long péplum retenu par une fibule sur l’épaule droite. Le sein gauche, retenu par un bout de tissu, était presque nu76.

— Continue à travailler, je ne veux pas te déranger, dit Yasintra de sa voix d’homme.

Héraclès n’avait pas l’air d’être dérangé.

— Que veux-tu ? lui demanda-t-il77.

— N’interromps pas ton travail. Il a l’air si important…

Héraclès ne savait pas si elle se moquait – il était difficile de le savoir parce que, croyait-il, toutes les femmes étaient des masques. Il la vit avancer lentement, à l’aise dans l’obscurité.

— Que veux-tu ? Répéta-t-il78.

Elle haussa les épaules. Lentement, presque avec répugnance, elle approcha son corps de lui.

— Comment peux-tu rester ici aussi longtemps, assis dans l’obscurité79 ? demanda-t-elle avec curiosité.

— Je réfléchissais, dit Héraclès. L’obscurité m’aide à réfléchie.

— Cela te plairait, que je te fasse un massage ? murmura-t-elle.

Héraclès la regarda sans répondre80.

Elle tendit les mains vers lui.

— Laisse-moi, dit Héraclès81.

— Je veux juste te faire un massage, murmura-t-elle, folâtre.

— Non. Laisse-moi82.

Yasintra s’arrêta.

— J’aimerais te faire plaisir, murmura-t-elle.

— Pourquoi ? demanda Héraclès83.

— Je te dois une faveur, dit-elle. Je veux te la payer.

— Ce n’est pas nécessaire84.

— Je suis aussi seule que toi. Mais je peux te rendre heureux, je te l’assure.

Héraclès l’observa. Le visage de la jeune femme ne reflétait aucune expression.

— Si tu veux me rendre heureux, laisse-moi seul un instant, dit-il85.

Elle soupira. Elle haussa à nouveau les épaules.

— Tu as envie de manger quelque chose ? Ou de boire ? demanda-t-elle.

— Je ne veux rien86.

Yasintra fit demi-tour et s’arrêta sur le seuil.

— Appelle-moi si tu en as besoin, lui dit-elle. – Je n’y manquerai pas. Maintenant va-t’en87.

— Tu n’as qu’à m’appeler, et je viendrai.

— Va-t’en, maintenant88 !

La porte se referma. L’habitation se trouva à nouveau plongée dans l’obscurité89.

 

 

La caverne des idées
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