119) – Je t’ai sauvé la vie, mon vieil ami, Héraclès Pontor ! C’est incroyable, mais je crois que je t’ai sauvé la vie ! Je pleure en pensant que cela puisse être vrai. En traduisant, j’ai remarqué mon propre cri, et tu l’as entendu. Bien sûr, il convient d’imaginer que j’aie lu le texte auparavant puis, en élaborant ma traduction, que j’aie écrit le mot une ligne avant qu’il apparaisse, mais je jure que ce ne fut pas le cas ; du moins pas de façon consciente… Et maintenant, que t’es-tu rappelé ? Pourquoi est-ce que je ne me le rappelle pas ? J’aurais dû m’en rendre compte, comme toi, mais… ! Des choses importantes se sont produites. Mon geôlier vient de partir. Il est entré, comme toujours, de façon brusque, imprévue, pendant que j’écrivais le paragraphe précédent, avec le même masque d’homme souriant et le manteau noir. Il a traversé ma petite cellule puis est revenu sur ses pas pour me demander : — Où en es-tu ? — J’ai fini la traduction du chapitre X. C’est l’eidesis de la ceinture d’Hippolyte, les femmes guerrières, les Amazones. Mais, ajoutai-je, je m’y trouve également. — Vraiment ? — Tu le sais mieux que personne, dis-je. Son masque me contemplait avec un sourire perpétuel. — Je n’ai ajouté aucun texte à l’œuvre, je te l’ai déjà dit, répliqua-t-il. J’ai pris une profonde inspiration et revu mes notes. — Quand Héraclès jouit avec la danseuse Yasintra, son corps est décrit comme "mince". Et Héraclès est très gros, le lecteur le sait. — Et alors ? — Moi, je suis mince. Son éclat de rire eut l’air forcé à travers l’obstacle du masque. Quand il s’éteignit, il m’expliqua : — Leptos signifie "mince" en grec, mais aussi "subtil", tu le sais. Et tous les lecteurs, sur ce point, comprendraient qu’il est plutôt question de l’intelligence subtile d’Héraclès Pontor que de sa complexion… Je me rappelle la phrase. Elle dit, littéralement : "Le subtil Héraclès tendit son corps." Il est qualifié de "subtil Héraclès" de la même façon qu’Homère qualifie Ulysse d’"astucieux"… il se remit à rire. Bien sûr, tu avais intérêt à traduire leptos par "mince", et j’imagine bien pourquoi ! Mais tu n’es pas le seul, ne t’inquiète pas : chacun lit ce qu’il souhaite lire. Les mots ne sont qu’un ensemble de symboles qui s’accommodent toujours à notre goût. Il se moqua également du reste de mes prétendues preuves : Héraclès pouvait également avoir des tempes "profondément dégarnies", et la mention de la barbe "noire", comme la mienne, au lieu d"argentée", correspondrait à une erreur du copiste. La cicatrice sur la pommette gauche, souvenir d’un "coup reçu dans l’enfance", tellement similaire à celle que m’avait causée un camarade d’école, était sans doute une coïncidence, et on pouvait en dire de même de l’anneau au majeur de la main gauche. — Des milliers de personnes ont des cicatrices et portent un anneau, dit-il, ce qu’il y a, c’est que tu admires le protagoniste et que tu veux lui ressembler à tout prix… en particulier lors des moments les plus intéressants. C’est la présomption de tous les lecteurs : vous croyez que le texte a été écrit en pensant à vous, et en le lisant vous vous imaginez la scène à votre façon ! Sa voix résonna soudain de façon très semblable à la grimace de son masque. As-tu… as-tu retiré du plaisir en lisant ces paragraphes, hein ? Ne me regarde pas comme ça, cela arrive souvent ! Profitant de mon silence gêné, il s’approcha et lut la note que je rédigeais avant d’être interrompu. — Quoi ? Tu as "sauvé la vie" au protagoniste ? l’entendis-je demander dans mon dos, sur un ton incrédule. Oh, quelle force possèdent les livres eidétiques !… C’est curieux, une œuvre écrite il y a si longtemps… et elle provoque encore tant de réactions ! Mais son nouvel éclat de rire cessa brusquement quand je répliquai : — Il n’y a peut-être pas si longtemps qu’elle a été écrite. Je fus content de lui renvoyer le coup ! Ses yeux impénétrables me contemplèrent un instant à travers les ouvertures du masque. — Que veux-tu dire ? asséna-t-il. — Montalo affirme que le papyrus de ce chapitre a une odeur de femme, et qu’il possède une texture de "sein" et de "bras d’athlète". A sa façon, cette note ridicule est eidétique : elle représente la "femme homme", ou la "femme guerrière" de la ceinture d’Hippolyte. En remontant plus haut, on peut trouver des exemples semblables à la description du papyrus dans chaque chapitre… — Et qu’en déduis-tu ? — Que l’intervention de Montalo est une partie du texte, je souris devant son silence. Ses rares notes dans la marge sont eidétiques, non linguistiques, et renforcent les images du livre. J’ai toujours été surpris que Montalo l’érudit n’ait pas remarqué que La Caverne était eidétique. Mais aujourd’hui je sais qu’il le savait, et qu’il jouait avec l’eidesis de la même façon que l’auteur dans l’œuvre… — Je vois que tu as réfléchi, reconnut-il. Quoi d’autre ? — La Caverne des idées, telle que nous la connaissons, est une œuvre fausse. Je comprends pourquoi personne n’en a entendu parler… Nous ne possédons que l’édition de Montalo, pas même l’original. Maintenant, l’œuvre a été écrite en pensant à un éventuel traducteur, et elle est pleine d’artifices et de pièges que seul un autre collègue d’une catégorie similaire ou supérieure pourrait élaborer… La seule explication qui me vient à l’idée est… que c’est Montalo qui l’a écrite ! Le masque ne répondit pas. Je poursuivis, implacable : – L’original de La Caverne n’a pas disparu : l’édition de Montalo est l’édition originale ! — Pourquoi Montalo aurait-il écrit quelque chose de ce genre ? demanda mon geôlier sur un ton neutre. — Parce qu’il est devenu fou, répliquai-je. Montalo était obsédé par les textes eidétiques : il croyait qu’ils pouvaient prouver la théorie platonicienne des Idées, et démontrer de la sorte que le monde, la vie, sont raisonnables et justes. Mais il n’y est pas parvenu. Alors, devenu fou, il a écrit lui-même une œuvre eidétique, mettant à profit sa parfaite connaissance du grec et de l’eidesis. L’ouvrage était destiné à ses collègues. C’était une façon de leur dire : "Regardez ! Les Idées existent ! Elles sont là ! Allons ! Découvrez la clé de l’énigme !…" — Mais Montalo ignorait la clé de l’énigme, répliqua mon geôlier. Je l’ai enfermé… J’observai fixement les ouvertures noires de son masque et dit : — Assez plaisanté, Montalo… Héraclès Pontor n’aurait pas fait mieux ! — Malgré tout, ajoutai-je, mettant son silence à profit, tu as joué de façon intelligente : tu t’es probablement arrangé avec un vagabond… Je préfère penser que tu l’as trouvé mort puis que tu lui as mis des vêtements déchirés, simulant la tromperie que tu avais imaginée pour l’assassinat d’Eunio… Alors, officiellement "mort", tu as commencé à agir dans l’ombre… Tu as écrit cette œuvre en pensant à un traducteur potentiel. Puis, quand tu as constaté que j’étais chargé de la traduire, tu m’as surveillé. Tu as ajouté des pages factices pour m’égarer, pour m’obliger à être obsédé par ce texte, car, comme tu l’affirmes toi-même, "nous ne pouvons pas être obsédés par quelque chose sans penser que nous faisons partie de ce quelque chose". Enfin, tu m’as enlevé et tu m’as enfermé ici… Il s’agit peut-être du sous-sol de ta maison… ou de la cachette dans laquelle tu vis depuis que tu feins d’être mort… Que veux-tu de moi ? Ce que tu as toujours voulu : prouver l’existence des Idées ! Si je parviens à découvrir dans ton livre les images que tu y as dissimulées, cela signifie que les idées existent indépendamment de celui qui les pense, n’est-ce pas ? Après un très long silence pendant lequel mon visage, comme le sien, fut également un masque souriant, je l’entendis dire, soulignant chaque mot : — Traducteur : contente-toi de rester dans la caverne de tes notes de bas de page. Ne prétends pas sortir de cet enfermement et monter pour arriver au texte. Tu n’es pas un Déchiffreur d’Énigmes, même si tu le souhaites… Tu es un simple traducteur. Alors, continue à traduire ! — Pourquoi me contenterais-je d’être un simple traducteur, puisque tu ne te contentes pas d’être un simple lecteur ? répliquai-je, le défiant. Puisque tu es l’auteur de cette œuvre, laisse-moi imiter ses personnages ! — Je ne suis pas l’auteur de La Caverne des idées ! dit le masque, gémissant presque. Et il sortit en claquant la porte. Je me sens mieux. Je crois avoir gagné ce combat. (N.d.T.) ↵