D’un bout à l’autre du France, on dansait et on Chantait avec enthousiasme. Le Champagne pétillait dans les verres. L’atmosphère était gaie, chaleureuse. Mais pour Sophie la soirée ne se passa pas comme elle l’avait espéré. L’ambiance était pourtant exactement ce qu’elle aimait. Rien de guindé et rien de surfait non plus. Mais l’officier avait disparu après la valse et plus rien ne l’intéressait. Une sorte de désenchantement l’avait gagnée, et aussi la culpabilité d’avoir délaissé Chantal. Elle ne se sentait plus du tout de faire la fête et elle prit le premier prétexte pour ne pas s’y attarder.
Elle laissa Béatrice et les autres journalistes, l’Académicien et Joseph Kessel, le baron et sa femme, Michèle Morgan et Juliette Gréco, toutes les célébrités américaines venues pour la soirée et tous ces inconnus riches et élégants. Pensant que Michèle et Chantal devaient l’attendre au pressing malgré l’heure plus que tardive, elle s’arma de tout son courage et alla les rejoindre. Elle devait leur avouer qu’elle n’avait rien fait, qu’elle n’avait même pas essayé de parler de Gérard, que c’était raté. Sur la moquette rouge du grand hall, elle était seule et tournait en rond. Elle réfléchissait à la façon de s’y prendre. Un jeune groom vint lui proposer ses services. Désirait-elle qu’il la guide ? De quoi avait-elle besoin ? Elle le remercia et déclina son offre. Elle serait bien restée là un moment car l’ambiance du grand hall d’ordinaire grouillante était apaisante, si calme étrangement, alors que partout, dans la nuit du paquebot, on s’affairait. Mais les jeunes grooms qui veillaient aux ascenseurs l’observaient et elle décida de rejoindre tout de suite le pressing par l’escalier central. Elle se sentait de plus en plus mal à l’aise en prenant conscience qu’elle avait complètement oublié la mission qui lui avait été confiée. Mais elle dirait la vérité sans détour, elle dirait qu’elle n’avait rien tenté.
Elle monta des escaliers, fit toute la longueur du pont véranda, ouvrit des portes et en referma, parcourut des coursives, monta à nouveau des escaliers et en redescendit, elle s’égara et ne prit sans doute pas le chemin le plus court, mais elle arriva enfin. À sa très grande surprise et avant qu’elle ait pu dire un seul mot, elle fut accueillie par Michèle qui lui ouvrit les bras :
— Ah, vous voilà ! Justement on parlait de vous. Je ne sais pas comment vous avez fait, mais je peux dire que vous êtes drôlement efficace. Et drôlement culottée.
— Mais...
— Ne dites rien, chuchota Michèle en s’avançant, ce n’est pas la peine. Je ne sais pas comment vous vous y êtes prise, mais le résultat est là. Francis sort d’ici. Il nous a annoncé que le commissaire avait décidé de fermer les yeux pour l’affaire de Gérard. C’est presque un miracle ! Je dois dire que vous m’épatez, mais j’ai senti que vous seriez à la hauteur. Je l’avais dit à Chantal.
Sophie allait de surprises en surprises. Pour la résolution du problème des marins, ce n’était pas le moment de détromper Michèle. Sophie verrait plus tard. Elle s’expliquerait.
— Chantal est heureuse alors, soulagée, fit-elle pour dire quelque chose.
— Elle ne le sait pas encore, je ne sais pas où elle est allée se fourrer, impossible de la trouver. Mais bon, elle va arriver, elle sait qu’on a du boulot.
Sophie ne s’attarda pas. Elle quitta Michèle qui lui fit mille remerciements et alla flâner sur les ponts. Le jour allait se lever et la ville de New York ne s’éteignait toujours pas. De là où elle se trouvait, sur le pont à l’arrière du France, Sophie voyait au premier plan sur sa gauche tout le flanc du navire, juste au-dessus ses hautes cheminées avec leur chapeau noir, et en contrebas sur sa droite, le quai 88, complètement illuminé en ce soir de fête. Il y avait beaucoup d’animation. Les invités quittaient le navire en habit de soirée, ils s’interpellaient. De belles limousines noires glissaient au bout du quai, les emportant tour à tour. On entendait encore la musique sur les terrasses et les rires des danseurs qui ne pouvaient se résoudre à finir la nuit.
Sophie était épuisée. Une grande lassitude l’envahit et elle s’allongea dans un transat rouge du pont qui lui tendait les bras. Le ciel était plein d’étoiles. Elle les regardait sans les voir et se demandait comment elle en était arrivée là. Comment elle avait pu transformer ce voyage où elle n’aurait dû n’avoir que du plaisir et du rêve en un voyage éprouvant rempli de luttes et de complications. Rien ne s’était passé comme prévu, pas un dîner normal, pas un jour de tranquillité. Il faisait froid. Elle s’empara d’un plaid écossais qui était à disposition, bien plié en carré dans l’attente de servir. Elle s’en couvrit. Il était chaud, épais et lourd. Juste ce qu’il fallait. Un bien-être la gagna.
— Que le France est beau ! se dit-elle en regardant la ligne du pont et l’élégant bastingage qui découpait l’Hudson. Comment ai-je fait pour l’oublier, comment ai-je fait pour m’embarquer dans ces histoires ?
Elle resta immobile sous son plaid, à regarder les étoiles, et sous ce ciel nouveau les regrets s’enfuirent. L’officier apparaissait devant ses yeux qui commençaient à se fermer, elle eut beau essayer de penser à autre chose, il n’y eut bientôt plus que lui, que son visage sous la pluie, que son corps énergique luttant sur la terrasse, que sa silhouette élégante dansant la valse sous les lumières de la salle Chambord.
Qui était cet officier ? Pourquoi lui avait-il fait ce baiser, pourquoi l’avait-il regardé avec une telle intensité la nuit de la tempête ? Pourquoi ne l’avait-il pas invitée à la valse ? Pourquoi avait-il disparu de la fête ? Où était-il ?