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Devant la timonerie, le commissaire et Francis attendaient l’officier. L’affaire de la nuit commençait à tourner au vinaigre. Jusque-là, personne n’avait rien demandé. Francis avait seulement prévu de s’occuper d’Andrei parce qu’il était sûr que le coup ne pouvait venir que de lui. Mais il avait décidé de prendre son temps. Un des hommes finirait par cracher le morceau. Depuis très longtemps, Francis voulait régler son compte à Andrei, pratiquement depuis l’enfance, quand celui-ci était arrivé de Russie dans les bagages du père Moreau. À cause de lui, il y avait eu la pagaille au parti. Le père Moreau, convaincu de la première heure, avait même failli en venir aux mains avec le père de Francis qui était alors le secrétaire de la section. En réunion, celui-ci avait eu le malheur de dire que Staline avait peut-être du bon, que les purges n’avaient peut-être pas toujours été si inutiles que ça et que les parents d’Andrei méritaient peut-être ce qui leur était arrivé. Le père Moreau avait rendu sa carte ce jour-là, et il n’avait plus jamais remis les pieds à la section. C’est alors qu’avait commencé sa déchéance. Depuis ce temps, bien de l’eau avait coulé sous le pont, et le père Moreau était mort et enterré. Mais, pour Francis, Andrei restait un homme dangereux. Il le soupçonnait de garder enfouie une rancoeur terrible.

— Ce type c’est une bombe à retardement, disait-il aux copains. Il faut s’en méfier.

Et puis voilà qu’en début de soirée le commissaire déboule dans son bureau. Le malade cardiaque avait repris ses esprits en même temps, hélas, que son mauvais caractère. À peine sur pied, déjà il commence à geindre, à dire qu’on a essayé de le tuer. Il veut qu’on trouve le coupable. Le médecin ayant signalé la présence d’un officier, le commissaire en avait rapidement déduit que ce pourrait être Vercors, qui finissait son quart à cette heure-là. Mais le commissaire pensait qu’il serait mieux que Vercors n’ait pas à intervenir. Qu’il vaudrait mieux trouver le responsable avant. Vercors était un homme de devoir, mais ce n’était pas le genre à dénoncer qui que ce soit. Lui imposer de le faire, c’était mettre le doigt dans un engrenage dangereux pour la paix de tous.

Francis, lui, n’avait rien à faire des états d’âme d’un officier. Il avait convaincu le commissaire de ne pas tourner autour du pot, d’aller illico lui montrer la photo d’Andrei et de lui demander tout de go s’il le reconnaissait. Voilà pourquoi ils l’attendaient maintenant devant la timonerie.

Quand l’officier sortit, le commissaire lui expliqua toute l’affaire et Francis se hâta de lui mettre la photographie d’Andrei sous le nez. Vercors regardait la photo. Il reconnut ce visage, c’était bien l’homme de la nuit passée. Celui en bleu de travail qui avait disparu dans l’escalier qui conduit aux machines. Mais pourquoi lui montrait-on sa photo ? Qu’attendait-on de lui ? L’explication vint de façon abrupte.

— Ce marin s’appelle Andrei, dit Francis dès que le commissaire eut exposé la situation, c’est un gars de la bordée de nuit. Et si c’est lui qui a fait le con, il doit payer. Il se planque derrière la bordée. Ce n’est pas juste et ce n’est pas bon pour le bateau que dès la première traversée il y ait de sales histoires qui traînent.

L’officier regardait Francis sans répondre. Cette avalanche de paroles n’était pas la meilleure solution pour le convaincre. Il se tourna vers le commissaire.

— Qui est cet Andrei et que me voulez-vous exactement ? lui demanda-t-il comme s’il n’avait rien entendu de ce que Francis venait de dire.

Mais ce dernier n’avait pas l’intention de se laisser impressionner, et avant que le commissaire ait pu ouvrir la bouche, il insista.

— On voudrait savoir si vous avez vu cet homme le soir de l’accident dans la coursive. Il parait que vous y étiez, vous avez pu l’apercevoir ?

L’officier paraissait réfléchir, mais il ne répondait toujours pas.

Cette fois un peu déstabilisé, Francis se tut et le commissaire répéta la question, en la reformulant.

— Cet homme sur la photo, si vous l’avez vu le soir de l’accident, il faudrait que nous le sachions. Nous voulons éviter qu’une histoire compliquée ne se mette en route. Si nous savons qu’il était sur les lieux, nous pourrons en parler avec lui.

— Il y était, mais nous étions plusieurs.

Le commissaire s’attendait à tout sauf à une réponse aussi rapide, précise et brève. Francis ouvrait déjà la bouche pour poser une autre question, mais l’officier fit un salut et s’excusa. La tempête se levait et il devait impérativement rejoindre les tableaux de commande. Le navire se soulevait et des paquets de mer éclataient jusque sur le pont supérieur. Le commissaire jugea que ce n’était ni le moment ni la peine de prolonger cette situation. C’était déjà bien beau que Vercors ait donné une réponse sans qu’ils aient eu à insister davantage.

— Je ne comprends pas pourquoi vous prenez des pincettes avec cet officier, s’énerva Francis quand ils se retrouvèrent seuls. Il y a des règles sur un navire, il doit s’y plier comme les autres.

— Mais bien sûr, c’est ce qu’il a fait.

— Oui, enfin, c’est vite dit. Il l’a fait du bout des lèvres. On aurait pu en savoir davantage. Là, on reste le bec dans l’eau.

— Je ne vous le fais pas dire ! soupira le commissaire. Mais Vercors n’aurait rien dit de plus. Écoutez Francis, je vous aime bien, mais laissez tomber l’officier. Puisque vous êtes sûr que c’est Andrei qui a fait le coup et que Vercors l’a vu ce soir-là dans la coursive, allons le chercher. Il finira bien par avouer.

— C’est ça. Vous croyez quoi ? Qu’à la bordée ils nous attendent avec des fleurs ? Vous ménagez vos hommes, mais les miens vous pensez qu’on peut les manoeuvrer comme ça ? Vous vous mettez le doigt dans l’oeil, et profond. Ils sont bien plus coriaces que votre officier. Vous n’imaginez pas jusqu’où peut aller la solidarité des gars des machines. Et je les comprends ! Ils se feront tous virer plutôt que de livrer un des leurs.

— Même s’il est coupable ?

— Coupable de quoi ? s’énerva Francis. D’avoir pété les plombs et secoué ce type qui est déjà debout et qui glapit qu’on a voulu l’assassiner ? Allons, commissaire, un peu de sérieux, vous savez comme moi que personne n’a voulu tuer ce passager.

— Mais alors, quelle explication avez-vous à ce sang et à ce silence des hommes ? insista le commissaire.

— Aucune.

— Alors ?

— Alors je cherche.

— Écoutez, Francis, il faut sortir de là. Je devrai très vite informer le commandant et à mon avis il évaluera le problème à sa juste mesure. Il voudra savoir qui a « pété les plombs », comme vous dites. Normal, parce que ça, c’est grave.

— Je sais, je sais... mais qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? Je ne vais pas les interroger un à un ! De toute façon, ils diraient rien, alors...

— Pour l’heure la première chose à faire, c’est de calmer la colère du passager. C’est un pénible, il ne lâchera pas.

— Mentez. Dites-lui que le type a avoué, qu’il avait bu et qu’il est à la prison du bateau, qu’il ne réapparaîtra pas.

— Vous n’êtes pas sérieux ?

— Si. Mentez et l’affaire est close.

Le commissaire se récria, mais, après réflexion, il se dit qu’il y avait urgence et qu’après tout l’essentiel dans un premier temps était de calmer le passager guéri. Pour le reste, ils régleraient l’affaire plus tard, en interne.