Quand Michèle apprit la nouvelle dans son pressing, elle manqua avaler son chewing-gum.
— Comment ça, elles sont en première ? Qui les y a mises ?
— Je ne sais pas, dit Chantal, mais je dois m’occuper du déménagement de leur cabine. Il faut tout porter au Patio.
— Au Patio !
De stupeur, Michèle faillit cette fois laisser brûler le chemisier de soie qu’elle était en train de repasser.
— Et il paraît que ce soir, ajouta Chantal, elles sont à nouveau inscrites sur la liste du dîner salle Chambord, à la table du commandant.
Là, pour Michèle, on atteignait les sommets. La veille elle avait usé de ses réseaux pour faire rayer ces filles des listes du dîner, et voilà qu’on les y réinscrivait ce soir.
— Attends un peu, dit-elle en posant son fer d’un geste sec, on va avoir le fin mot de l’histoire, j’appelle Roger.
Et, tout en mastiquant nerveusement son chewing-gum, elle fit tourner les numéros du cadran de son téléphone du bout de ses ongles vernis.
— Allô ! Roger ? dit-elle vivement quand elle eut son interlocuteur au bout du fil. Dis-moi, je voudrais te demander...
Chantal, qui avait cessé de repasser pour écouter, ne put retenir un léger sourire.
— Ça alors ! fît Michèle après quelques minutes en reposant le combiné de son téléphone. Figure-toi que le chevalier de ces donzelles n’est autre qu’un vieux de la vieille, un journaliste toujours à tu et à toi avec l’état-major des paquebots. Dans le milieu, il est connu comme le loup blanc. Roger me dit qu’il a l’oreille du commandant et qu’il en profite. Encore un qui se fait mousser auprès de la jeunesse. Il doit avoir des vues sur ces filles mais il va devoir en rabattre. Je ne lâcherai pas le morceau. Non mais, où il se croit !
Voyant Michèle si remontée, Chantal se dit non sans plaisir que le dîner serait compromis pour les passagères. Quand Michèle prenait les gens en grippe, ils avaient peu de chances d’en réchapper.
Le téléphone sonna. C’était les filles de la boutique. Elles appelaient Michèle pour demander ce qui se passait entre Chantal et Francis, Claudine leur avait dit que ça n’allait pas bien et que c’était à cause d’Andrei. Elles venaient aux nouvelles et voulaient savoir si Michèle « en savait plus ». Celle-ci les envoya promener vertement en leur disant « qu’il n’y avait rien et que cette Claudine qui disait n’importe quoi ferait mieux de tenir sa langue ». Elles ne parurent pas plus convaincues que ça mais, devant la rogne de Michèle, elles n’en demandèrent pas plus. Le cercle des femmes du France était tout petit, cinquante femmes au total pour neuf cent cinquante hommes, et elles se connaissaient toutes. Un ragot, surtout quand il était d’ordre sentimental, faisait le tour du bateau en même pas une heure, et, du coup, tous les services en profitaient. Dans ces cas-là tous appelaient Michèle, car elle centralisait les informations, les confirmant, ou les balayant à sa façon d’un « c’est des conneries ! », qui les envoyaient définitivement à la case poubelle. Mais en ce qui concernait les sentiments de Chantal pour Andrei, Michèle préférait couper court.
Parce qu’elle n’avait jamais pu savoir ce qu’il en était vraiment. Parfois, elle croyait déceler de l’amour, mais d’autres fois c’était presque de la haine. À n’y rien comprendre. En revanche, pas question de mêler Francis à tout cela !
— Dis-moi, Chantal, qu’est-ce que c’est que cette histoire avec Francis ? Ça fait le tour des ponts, il ne faudrait pas que ça lui revienne aux oreilles. Tu sais qu’il a horreur des ragots, surtout quand ils le concernent.
Chantal tomba des nues. Qu’est-ce que cette bavarde de Claudine était allée raconter ? Elle avait besoin de Francis. Déjà qu’elle ne répondait pas à ses avances, il ne manquerait plus qu’il se sente ridiculisé. Apparemment il ne s’agissait pas de l’incident de la nuit, heureusement. Maintenant il fallait rassurer Michèle, sinon Chantal risquait de voir son aide et celle de Francis sérieusement compromise.
— Il n’y a aucune histoire, Michèle, dit-elle fermement.
— Tu le jures ?
Surprise de cette demande qui n’était pas dans le genre de Michèle, Chantal jura.
— Alors, pourquoi tu as dit à Francis que tu aimais Andrei, c’est quoi cette histoire ? À quoi tu joues avec ces garçons ?
Chantal ne jouait à rien. Mais comment expliquer à Michèle qu’elle avait dit ça pour couper court aux avances de Francis et qu’elle n’avait qu’une seule et unique préoccupation, travailler et progresser ? Comment lui expliquer que tout son être était tendu vers ce seul but, et qu’elle avait encore au fond du ventre une angoisse tenace qui la quittait rarement ? Comment lui dire qu’elle avait encore peur. Peur de revenir un jour à ce qu’elle avait connu, peur de manquer, peur de tomber comme son père était tombé. Chantal n’oubliait pas. Rien n’avait pu venir à bout de cette crainte, ni le luxe qui l’entourait sur le navire, ni sa place assurée, ni l’ambiance au beau fixe. Mais elle n’en parlait jamais et croisait les doigts en cachette quand, aux premières heures de la journée, toujours la peur revenait. Comment lui avouer enfin ce qu’elle ne s’avouait pas à elle-même ? Qu’Andrei la hantait, et que malgré la haine qu’elle éprouvait pour lui parce qu’il avait détruit sa famille, elle se surprenait à trouver des prétextes pour le voir, de plus en plus souvent...
— Attention, Chantal, reprit Michèle qui la regardait d’un oeil soupçonneux, si tu mets la pagaille entre les hommes, ça peut te coûter ta place. Ici on ne rigole pas avec ça, tu le sais.
— Je sais, ne t’inquiète pas.
— Francis te fait des avances, c’est ça ?
Chantal hésita à répondre. Elle n’aimait pas confier ces choses-là. Les ragots, c’était le truc de Michèle, pas le sien. Mais elle ne tenait pas non plus à être prise pour une de ces filles qui séduisent pour le plaisir et créent des histoires. Elle se retrouvait au pied du mur
— Un peu, avoua-t-elle du bout des lèvres, Michèle leva les yeux au ciel.
— Et voilà ! Pourquoi tu ne me l’as jamais dit ? Je te l’ai expliqué cent fois, il faut tout me dire, moi je peux arranger les choses. Tu vois où ça mène tes cachotteries ? Maintenant Claudine raconte ça à tout le monde. Si Francis le sait, tu es grillée.
Chantal n’en menait pas large.
— Allez, file, je vais arranger ça, et pour l’extra au Patio, fais le maxi. Je les connais, ceux du pont supérieur, parce qu’ils lessivent le sol de l’état-major et des officiers, ils s’y croient. Ce ne sont pas des tendres. Si tu fais le moindre faux pas, c’est cuit, tu n’y reposes plus les pieds.
Chantal serra les dents et partit sans demander son reste. Elle voulait passer rapidement au service des cabines et seuls Francis et Michèle pouvaient l’y aider. Francis en la plaçant aux extras à chaque fois que c’était possible et qu’il entendrait parler de quelque chose, Michèle en la laissant quitter le service pressing pour y aller. Chantal avait de l’ambition. Au pressing, on nettoyait et on repassait dans la vapeur jusqu’à la fin de sa vie. Il n’y avait pas d’évolution possible. Tandis qu’aux cabines on pouvait grimper, de femme de chambre devenir gouvernante, puis, qui sait, un jour, diriger tout le service. Un bel avenir professionnel. Mais le chemin était étroit, il y avait très peu de postes féminins. Huit femmes de chambre seulement pour une armada exclusivement masculine.
Francis arriva sur ces entrefaites. Il venait d’apprendre à la dernière minute qu’il fallait déménager les affaires de la star qui jusqu’alors logeait au Patio, nettoyer la cabine qu’elle libérait, puis y installer les deux passagères de la cabine touriste. Autrement dit, les passer de l’arrière au centre du navire, et du pont le plus bas les monter au neuvième. Ce n’était pas une mince affaire car il fallait travailler vite, et dans la discrétion sans l’aide des services habituels pour éviter que l’escapade de la star ne se propage. Enlever la poussière sur les meubles, passer l’aspirateur sur la moquette, changer le linge de lit, nettoyer la salle de bains, installer les bouquets de fleurs, suspendre les affaires de ces dames, les ranger, les plier. Et le tout dans ces deux cabines qui se trouvaient très éloignées l’une de l’autre. Il fallait quelqu’un de sûr qui n’ébruiterait rien, et Francis avait tout de suite pensé à Chantal. Pour la discrétion, il ne connaissait qu’elle. Une vraie tombe. Michèle accepta de la libérer et Chantal croisa les doigts. Après la malchance, la chance revenait.
S’occuper des cabines de la classe touriste était une chose, s’occuper de celles du Patio en était une autre. N’officiaient à ce pont que les meilleurs. Chantal devait montrer ses capacités et faire en sorte que, demain, quand Francis aurait les retours, il ait des compliments et ne regrette pas de l’avoir soutenue. Elle s’organisa seule avec le groom, et elle réussit l’exploit de ne pas se faire remarquer, ce qui dans le va-et-vient du personnel n’était pas une mince affaire. D’un même mouvement rapide, elle remit parfaitement en ordre la cabine du Patio puis celle de la classe touriste. Avec l’aide du groom, ils déménagèrent les affaires des unes et des autres, puis Chantal alla récupérer de magnifiques glaïeuls qu’elle arrangea dans les vases aimantés. En entrant pour vérifier, le responsable des cabines, seul mis au courant, verrait les fleurs du premier coup d’oeil.
Chantal avait le sens du détail. En un rien de temps elle était capable de rendre un endroit beau et accueillant. À côté de ce qu’elle avait connu chez elle où tout était vieux et abîmé, nettoyer ici c’était un plaisir. Tout était neuf, tout brillait, tout était moderne. Pas besoin de frotter, tout glissait. Juste un peu d’eau sur une éponge pour les meubles en métal, un coup de chiffon pour lustrer, et tout était impeccable. Si Chantal avait cru au ciel, elle aurait prié tous les jours que Dieu fait pour le remercier de travailler dans un cadre aussi sublime. Mais, à part croiser les doigts, Chantal croyait en elle-même et en sa propre volonté. Son parcours la confortait dans cette vision des choses. On ne lui avait rien appris, c’est la vie qui l’avait mise au pied du mur. Un jour plus violent que les autres, dans l’appartement de la rue du Port, son père, ivre comme d’habitude, avait vomi sur le sol. Sa mère, pour se défouler, avait crié sur son frère Gérard en l’insultant, en lui disant qu’il serait comme son père, un fainéant, et qu’il ne valait rien. Gérard était parti en claquant la porte. La mère était en crise et la petite avait tout pris. Ne trouvant que l’enfant à portée de main, elle l’avait d’une claque violente envoyée au sol contre le pied de la table. Chantal s’y était déchiré le cuir chevelu et son visage était allé s’écraser sur les déchets du père. La douleur de la blessure, si forte soit-elle, ne fut rien à côté de ce que provoqua ce contact sur son visage d’enfant. Ce fut un moment atroce. Elle avait encore aujourd’hui, plus de quinze ans après, la sensation horrible et gluante de la texture qui s’était enfoncée jusque dans ses narines, et cette abominable odeur qui la poursuivait. Elle se réveillait parfois à ce souvenir, en nage et paniquée. Au début, elle pleurait, tant l’angoisse qui remontait était grande. Mais sa volonté avait été plus forte que son mal. Elle avait le choix : rester comme les siens et crever de déchéance, ou survivre et devenir quelqu’un d’autre. Ce fut très clair dans sa tête d’enfant. Elle décida de sortir de cet enfer et prit les choses en main, à huit ans, avec une détermination féroce.
— Gérard, avait-elle dit à son frère qui était venu la chercher à l’hôpital où on lui avait fait des points de suture, viens m’aider, on va faire le ménage.
— Le ménage ?
Il se demandait si le choc n’avait pas dérangé le cerveau de Chantal.
— Oui, le ménage. Chez nous, maintenant, ça va briller.
Gérard avait toujours été le grand, celui qui protégeait sa petite soeur, mais ce jour-là il comprit qu’elle prenait les devants et il l’aida sans hésiter. Il sentit qu’elle avait raison et qu’elle saurait mener la barque. Il fallait bien commencer par quelque chose. Pourquoi pas le ménage ? À douze ans Gérard était débrouillard. Il dégota une serpillière, des produits, de la Javel. Ah la Javel ! C’était le produit miracle, le préféré de Chantal. Elle javellisa tout ce qui lui tombait sous la main. La mère se moquait.
— Qu’est-ce qui te prend ? Si tu crois qu’il suffit de laver le sol pour enlever la merde d’une vie ? Ma pauvre fille, tu en auras vite marre de lessiver les sols ! Et tu déchanteras, comme moi.
Chantal ne l’écoutait pas. Elle avançait, nettoyait et nettoyait inlassablement sans jamais se décourager. C’était devenu son obsession, à la petite, après l’école elle récurait. Ce nettoyage, c’était de la survie. Et Gérard l’aidait pour tout ce qu’il pouvait. Elle frotta si bien que très vite dans le quartier tout le monde se mit à en parler.
— Dis donc, fit un jour la voisine à Gérard, je viens de chez toi c’est drôlement coquet. La petite a ramassé des marguerites le long des barrières du port. Elle a fait un bouquet magnifique, je vais faire pareil.
Gérard remercia. Il fit semblant de rien et courut jusqu’à l’appartement. Mais il était bouleversé. Des larmes qu’il n’arrivait pas à retenir coulaient le long de son visage. Sur sa famille il n’avait jamais entendu que des remarques apitoyées, des critiques féroces. Il s’essuya les yeux d’un revers de manche, puis ouvrit la porte. Sur la table de la cuisine, au coeur de la pièce, de magnifiques marguerites ouvraient leurs pétales blancs sur des coeurs jaunes d’or. Comme la petite l’avait promis, « ça brillait ». C’était simple et beau, c’était miraculeux.
— Ça sent bon ? lui avait demandé Chantal en se relevant du sol qu’elle finissait de lessiver.
Il avait inspiré profondément les effluves de Javel avec une émotion aussi grande que s’il avait respiré les parfums de l’Orient.
— Ça sent bon, le propre. Tu es une sacrée soeurette !
— Tu sais, Gérard, sans toi, je n’aurais rien pu faire.
Ce fut sa façon à elle d’exprimer à son frère adoré sa reconnaissance d’enfant. Il s’était mis si souvent entre elle et les coups.
Gérard ne devait jamais oublier la leçon de l’eau de Javel et du bouquet de marguerites. Il cessa de courir à droite et à gauche et de quitter l’appartement où il ne supportait pas de rester. Il devint méticuleux, soigné. L’un des ouvriers les plus fiables des chantiers du port.