Du pressing, Michèle avait beaucoup réfléchi à tout ce qui s’était passé et elle tournait et retournait les choses dans sa tête. Que ce soit cette Sophie qui ait pris les choses en main pour aider Gérard et Andrei, ça l’avait impressionnée, et maintenant elle se sentait en reste. Elle avait donc décidé de ne pas lâcher l’affaire. Il fallait aller jusqu’au bout pour désamorcer la sanction des deux marins qui pouvait coûter cher à tout le monde. Elle s’empara du téléphone, son instrument favori.
En décrochant à l’autre bout, Roger eut bien envie de l’envoyer promener. Elle commençait à le faire suer avec ses exigences sans queue ni tête et il ne comptait pas obtempérer à chaque fois qu’une lubie lui passait par la tête.
— Michèle, dit-il fermement après l’avoir écoutée, il faudrait savoir ce que tu veux avec tes passagères. Un coup il faut les virer des dîners, et maintenant il faut les y mettre. Je ne peux pas balader les gens comme ça au gré de tes humeurs. Surtout ce soir. C’est impossible ! Impossible, je te dis, il faut te le répéter combien de fois ? Elles sont au premier service, elles y restent. Je n’ai pas le pouvoir de les passer au second.
— Tu dis que tu n’as aucun pouvoir à la salle à manger ? cria Michèle. À qui veux-tu faire croire ça ? Tu y fais la pluie et le beau temps. Allez, Roger, rends-moi ce dernier service, fit-elle, soudain plus mielleuse, et je te jure que tes chemises passeront en catégorie luxe et toujours en premier.
— Ça m’est bien égal de passer le premier ! hurla-t-il. Je ne peux pas faire ce que tu me demandes, un point c’est tout !
Mais on ne se débarrassait pas de Michèle aussi facilement. Elle jouait le chaud et le froid et ne lâchait jamais.
— Ça t’est peut-être égal de passer le premier, mais ça pourrait te faire drôle si tu passais toujours en dernier, par exemple. Et faire ton service avec des chemises sales et grises, ça ne te plairait pas, je suppose, toi qui es un maniaque de la blancheur et du repassage impeccable !
— Oh, mais dis donc ! C’est du chantage, ça, Michèle ! Ce n’est pas bon du tout.
— Non, ce n’est pas bon, comme tu dis. C’est pour ça qu’il faut arriver à se comprendre. Sinon, tu auras la solution de faire ta lessive dans l’évier de ta cabine et le repassage sur ta couchette.
— Michèle, je n’aime pas que tu me parles comme ça !
— Mais comment veux-tu que je te parle à la fin ! Je te demande un petit service et tu fais des façons. Alors il faut bien que je me débrouille, surtout que, cette fois, ce n’est pas pour moi, le service que je te demande de me rendre.
— Ah bon, et c’est pour qui, alors ? fit Roger, saisissant l’occasion de comprendre enfin pourquoi Michèle lui faisait ces demandes incongrues.
— C’est pour Chantal.
— Chantal !
— Oui, et ne m’en demande pas plus, je ne te dirai rien. Mais fais comme je te dis, s’il te plaît. Mets-moi les deux passagères au deuxième service en bonne place.
Roger ne répondit pas tout de suite. Chantal était très appréciée parmi le personnel du France. On connaissait son histoire, son courage et son efficacité. Et il savait surtout que, lui faire plaisir, c’était aussi faire plaisir à Francis qui était amoureux d’elle, ça n’était un secret pour personne. Or, faire plaisir au responsable syndical, ça n’était pas négligeable. Il céda.
— Bon, bon, dit-il enfin, si c’est vraiment pour Chantal, tes pimbêches, je vais essayer de leur trouver une place à la table d’un membre de l’état-major. Mais ça va être dur, et je te préviens, Michèle, c’est la dernière fois.
— Oh, merci Roger ! fit Michèle, suave. Je te revaudrai ça.
— Mmmm, pas la peine, marmonna-t-il.
Il allait raccrocher quand il se ravisa. Quelque chose le titillait.
— Mais au fait, dit-il, qu’est-ce que Chantal a à voir avec ces filles ?
— Rien. Ne cherche pas, je t’ai dit.
Il maugréa pour la forme et raccrocha. Michèle ne pouvait rien dire du problème de Gérard. Garder le silence sur l’affaire était une condition impérative pour qu’elle puisse se résoudre. Trop de monde était déjà au courant et il fallait éviter à tout prix que ça ne se propage davantage.
— Tu as entendu ? dit-elle après avoir raccroché en se tournant vers Chantal.
— Oui. Mais je ne comprends toujours pas pourquoi tu veux que la passagère soit au deuxième service. Elle ne pourra rien faire, surtout pas parler une deuxième fois à Jackie Kennedy. Et même si elle y arrivait, à quoi bon ? Tu as vu comment elle nous regardait dans l’arrière-boutique, tu as vu ce sourire figé ? On n’existait pas. Ça m’a presque fait froid dans le dos.
Mais Michèle savait ce qu’elle faisait. Quand Sophie était venue lui parler de son idée d’aller s’adresser directement à Jackie Kennedy pour aider Gérard et Andrei, elle avait été suffoquée. Pas à cause du fait de s’adresser à quelqu’un d’aussi inaccessible que Jackie Kennedy, mais à cause de Sophie. Michèle pensait que la défense des classes, ça n’était pas pour des filles comme elle et que combattre les injustices, c’était le privilège des travailleurs, pas celui des « pimbêches » qui n’ont rien d’autre à faire qu’à se balader sur de beaux navires. Or, voilà que cette Sophie était venue la trouver pour lui expliquer qu’il ne fallait pas hésiter à secouer les puissants pour obtenir ce qu’on voulait. Et ça, Michèle, ça l’avait complètement retournée.
— Cette fille est obstinée, dit-elle à Chantal, elle ira jusqu’au bout. Laissons-la faire, de toute façon on n’a plus rien à perdre. Claudine m’a dit qu’au syndicat et à la direction ils sont bloqués avec Gérard. Ce qui n’est jamais bon parce que, pour en finir, ils vont trancher dans le vif bêtement.
— Comment elle sait ça, Claudine ?
— Pardi ! Elle entend tout ce que dit Francis, puisque c’est elle qui lui passe les communications. Et elle m’a dit aussi qu’ils seraient bien soulagés si ça pouvait se résoudre en douceur. Ils ont tous envie de passer à autre chose.
— Elle en est sûre ?
— Oui, mais ce n’est pas si simple. Il faut quelque chose qui les oblige à ne pas sanctionner Gérard. La moindre occasion, même la plus mince, ils la saisiront parce que ça les arrange. Alors, cette occasion, on va la leur fabriquer de toutes pièces et la leur servir sur un plateau. Je suis sûre que si cette passagère est au dîner et au bal ce soir, elle trouvera bien ce qu’il faut faire. C’est notre dernière chance, il faut la tenter.
— Tu crois ? dit Chantal en croisant les doigts.
— Oui, et arrête avec ta manie de croiser les doigts ! Prise en flagrant délit, Chantal se contenta de hausser les épaules. L’important, c’était que ça marche et que la passagère réussisse. Mais, tout au fond, ni elle ni Michèle ne voyaient comment elle allait bien pouvoir s’y prendre...