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Pendant ce temps, dans un bureau situé au niveau du grand hall, l’état-major réglait le problème de la nuit :

— Ils ne diront rien.

Le commissaire principal et le responsable syndical, Francis, échangeaient leurs conclusions sur l’affaire. Un tel échange entre eux était exceptionnel, mais il y allait de la réputation du France et Francis ne transigeait pas.

Le malade était sorti d’affaire et avait pu s’expliquer, il avait parlé d’un homme en bleu de travail qui courait dans la coursive, qui hurlait et qui était en sang. Version confirmée par d’autres passagers qui s’étaient plaints d’avoir eux aussi entendu des cris mais qui n’avaient pas osé sortir de leur cabine. Le service de nettoyage avait passé le reste de la nuit à essayer de faire disparaître le sang qui avait taché la moquette, et le passager, bien que guéri, était toujours en salle de soins. Ce qui s’était passé était inadmissible. Francis et le commissaire de bord étaient d’accord. Aucun des professionnels sur ce navire n’avait le droit de faire une chose pareille.

— Qu’il aille sur des cargos s’il veut pouvoir disjoncter, avait dit Francis juste l’instant d’avant aux gars de la bordée qu’il avait rassemblés. Là, il trouvera des batailleurs, des hommes comme lui. Il n’a rien à faire sur le France ! Bon sang de bon sang, sur ce bateau on doit être irréprochables, tous !

Mais il avait parlé dans le vide. Personne n’avait dénoncé personne. Des dix de la bordée, pas un n’avait cillé.

— Vous avez bien dû voir si l’un était blessé, insista le commissaire. Le sang qui est sur la moquette vient bien de quelque part.

— Ils sont tous blessés.

Le commissaire eut du mal à se contenir.

— Comment ça, ils sont tous blessés ?

— Ils racontent qu’à la manoeuvre ils ont été bousculés et qu’ils sont tombés contre les machines. Ils n’y ont pas été de main morte. Ce sont des durs, et ils sont soudés. Ils vont régler ça entre eux.

Le commissaire était exaspéré mais il essayait de réfléchir calmement. Il avait derrière lui des années de métier, à dénouer des situations compliquées, et il évaluait la difficulté de cette affaire. A priori, rien de grave, mais c’était très sérieux, car il y en allait de la cohésion de l’équipage. Pour une fois le syndicat était du même avis, mais Francis n’avait pas pu avoir la moindre information sur ce qui s’était réellement passé. C’était mauvais signe pour la suite. La sélection des hommes pour intégrer le France avait été draconienne. C’était l’élite, les meilleurs dans leur domaine. Le syndicat et eux étaient d’accord, tous les membres embarqués étaient professionnellement et humainement extrêmement fiables. Ce dérapage l’inquiétait, et le silence des dix de la bordée encore plus.

— On fait peut-être une grossière erreur en s’attardant sur un seul homme. S’ils sont tous blessés, c’est peut-être qu’il y a eu une bagarre générale. Peut-être qu’ils ont abusé du Champagne hier soir ?

— Une bagarre ! Non, c’est impossible, dit Francis, effrayé à son tour qu’une pareille idée puisse germer dans le cerveau du commissaire. Le Champagne, dit-il, c’était pour fêter la première. Il n’y a pas eu d’abus, bien au contraire. J’y étais. Je suis sûr qu’il n’y a pas eu de bagarre. En revanche, il est possible qu’un des gars n’ait pas supporté l’alcool et qu’il ait dérapé. Les autres le protégeraient.

— Déraper ! hurla le commissaire. Quelle hérésie ! On ne « dérape » pas sur le France. Notre passager a fait une crise cardiaque après la crise d’épilepsie. Vous imaginez le désastre pour la famille de cet homme, pour notre compagnie et surtout pour le France s’il était décédé à cause d’un dérapage !

Francis aussi était catastrophé. Il ne comprenait pas pourquoi les hommes ne lui disaient rien.

— Dans cette bordée il y a les meilleurs. Les plus sûrs. Ceux qu’on réserve pour les manoeuvres les plus sensibles. Southampton, c’était pour eux. Ils sont solides, calmes. Il faut chercher ailleurs.

— Bon sang ! s’exclama le commissaire. Chercher, c’est bien beau, mais chercher qui ? On a autre chose à faire sur ce navire ! En tout cas, rien ne doit filtrer de ce qui s’est passé. Pour le France, ce serait très mauvais.

— C’est sûr, ajouta Francis effrayé lui aussi à cette perspective. Il ne manquerait plus que ça. Mais... avec le nombre de journalistes présents, il ne faudrait pas qu’un fouineur veuille en savoir plus.

— Pensez donc. Les journalistes sont comme les passagers, ils veulent fêter le France, pas l’enfoncer. Nos services de communication ont déjà mis en avant la première médicale. Un coup de génie ! Heureusement. Ça a passionné les journalistes et ils attendent le médecin pour l’interviewer. Pour aujourd’hui, ils ont ce qu’il faut à se mettre sous la dent et ils ne chercheront pas plus loin. Il ne faut rien ébruiter.

— De notre côté, on ne risque pas de parler, voyez du vôtre ! conclut Francis en prenant la porte.

Tout en rejoignant son bureau, le responsable syndical se sentait mal à l’aise. Même pour la bonne cause, il n’aimait pas discuter des hommes avec le commissaire. Il préférait régler les problèmes de son côté. Il n’avait pas parlé d’Andrei Nicolaï. Andrei n’appartenait à aucun syndicat, et, lors des embauches, Francis l’avait rayé des listes, il ne le sentait pas. Mais il avait fini par céder sur l’insistance forcenée de Gérard, un copain fiable et syndiqué depuis longtemps. Quelque chose chez Andrei laissait Francis sur ses gardes. Une fine cicatrice fendait la joue du Russe jusqu’à la lèvre supérieure. Quand on lui demandait d’où il la tenait, il éludait la question. Il avait un regard bleu acier et un visage coupé au couteau. Le genre de physique qui fascine et inquiète. Pourtant Francis le voyait mal « déraper ». Il le sentait beaucoup trop froid pour ça, trop maître de lui.

— Tiens, se dit-il soudain, étonné de ne pas y avoir pensé avant. Je vais faire monter Gérard dans mon bureau. Avec lui je finirai bien par savoir quelque chose. C’est un fort en gueule mais ce n’est pas un dur. Je dois pouvoir le faire parler, il me doit l’embauche d’Andrei.

— Claudine, dit-il d’une voix autoritaire à la secrétaire du bureau qu’il occupait sur le France, au titre de responsable syndical, appelez-moi Gérard à la bordée de nuit. Je veux lui parler.

Claudine s’exécuta et Francis se cala dans son siège. Il ne pouvait s’empêcher d’éprouver une satisfaction orgueilleuse d’avoir un bureau sur le France comme un membre de l’état-major. C’était la conquête du syndicat d’avoir obtenu ce bureau et ils en étaient légitimement fiers, tous.

Cinq minutes après, Gérard arrivait, suivi d’Andrei.

— Mais qu’est-ce que tu fais là, Andrei ? questionna Francis, ahuri de le voir entrer. Je veux voir Gérard, c’est tout.

— Tu as voulu voir Gérard, tu aurais voulu en voir un autre, c’était pareil. Jusqu’à ce que cette affaire soit réglée, nous parlons ensemble.

Francis accusa le coup.

— Tiens, dit-il d’un ton acide, on m’avait laissé entendre que tu n’aimais pas les prises de position, ni les regroupements, ni la ligne des partis. Je croyais que tu étais un solitaire. Tu as changé d’avis, tu veux t’inscrire ?

Andrei avait la capacité de passer à travers les agressions de tous ordres avec un calme très déstabilisant pour ceux qui se frottaient à lui.

— On reprend le quart en soirée, dit-il posément, ignorant la remarque. Le temps passe et il nous faut y aller. Que voulais-tu ?

C’en était trop. Devant Gérard, et dans son propre bureau, Francis ne pouvait se laisser traiter ainsi. Le délégué, c’était lui, et celui qui posait les questions, c’était encore lui. Il se leva et vint se poster face à Andrei.

— Écoute-moi bien, dit-il de cette voix acide qui lui était si particulière, ce n’est pas toi qui as en charge la marche de ce navire. Et la seule loi qui compte ici, ce n’est ni la tienne, ni la mienne, ni celle de quiconque. C’est celle du France et tu t’y plieras, comme nous tous.

— C’est ce que je fais. Nous nous plions tous à la loi du France.

La réponse était sans ambiguïté et elle sonnait juste. Déstabilisé, Francis s’énerva :

— Alors, pour le bien du France, tu restes à ta place, aux machines, et bien content d’y être. Autant que tu le saches et que ce soit clair entre nous, sans Gérard tu ne serais pas là. Moi, je ne voulais pas qu’on t’embauche.

— Écoute Francis, intervint Gérard. Pour Andrei, tu te trompes. C’est vrai ce qu’il dit, pour nous tous à la bordée la seule chose qui compte c’est de faire un boulot impeccable aux machines. Et je peux te dire qu’Andrei assure, plus qu’aucun autre.

Francis comprit qu’il ne pourrait rien en tirer. Il bougonna et les laissa repartir, non sans jeter à l’impassible Andrei un oeil noir plein de menaces. Ce dernier avait un charisme évident et Francis ne pouvait supporter l’idée que les hommes le couvrent. Plus que jamais il fut certain qu’il avait quelque chose à voir avec l’accident et il se jura de tirer l’affaire au clair. Mais, pour l’heure, pas question de créer des polémiques. Francis aussi aimait le France.

Claudine l’observait du coin de l’oeil.

— Tu ne devrais pas te mettre dans cet état pour si peu, dit-elle. Laisse tomber cette affaire, d’ici demain personne n’y pensera plus. Le malade sera guéri et le commissaire aura d’autres chats à fouetter.

Elle ne comprenait pas pourquoi Francis faisait toutes ces histoires pour un malheureux incident qui n’avait tué personne. En revanche, elle avait vu son oeil noir sur Andrei et savait pourquoi il ne l’aimait pas. A la pause du déjeuner, elle s’empressa d’aller tout raconter à son amie Michèle du pressing :

— Si Francis avait pu, il aurait envoyé son poing dans la figure d’Andrei. Il y a longtemps qu’il attend ça.

— Et pourquoi ? Qu’a-t-il contre lui ?

— Tu ne sais pas ? Tu n’es pas au courant ?

— Au courant de quoi ? fit Michèle, surprise que quelque potin ait pu lui échapper.

— Il est jaloux !

— Jaloux ? Mais de qui ?

— Francis est jaloux d’Andrei.

Michèle leva les yeux au ciel comme si elle venait d’entendre une énormité.

— Et pourquoi serait-il jaloux d’Andrei qu’on n’entend jamais nulle part ?

Un bon sauté fumant venait d’être servi et Claudine se dépêcha d’en remplir son assiette ainsi que celle de Michèle. Puis quand elle fut sûre d’avoir sa part, elle retourna à son affaire :

— Il est jaloux à cause de Chantal, lâcha-t-elle d’un air de conspiratrice tout en reposant le plat au centre de la table.

— Chantal ?

— Oui. C’est à cause d’elle que Francis ne peut pas voir Andrei. Il est jaloux parce que Chantal est amoureuse du Russe.

Michèle en avala de travers la fourchette de sauté brûlant qu’elle venait d’enfourner, et faillit s’étouffer.

— Ça alors ! dit-elle en se raclant la gorge et en portant sa main grassouillette à son cou. Et c’est ça, ton secret ? Eh ben, ma pauvre Claudine, tu es loin du compte. Chantal, elle ne peut pas le voir, Andrei. J’en sais quelque chose. Elle ne peut même pas supporter sa présence.

Claudine n’y comprenait plus rien. Tout en tapant énergiquement sur le dos de Michèle pour l’aider à faire passer le sauté dans le bon conduit, elle ouvrait de gros yeux ronds.

— Ah bon ? Mais une fois je les ai entendus s’engueuler à ce sujet, elle et Francis. Ils étaient dans le bureau et je les ai écoutés, derrière la porte.

Michèle se redressa en repoussant Claudine qui cessa de taper, elle respirait à nouveau. L’indiscrétion de la secrétaire ne la dérangeait pas le moins du monde. Elle aussi était une spécialiste des potins, et la façon de les obtenir comptait bien moins que la satisfaction qu’elle retirait d’en avoir connaissance.

— Et qu’est-ce qu’ils disaient ? Claudine raconta :

— « Ton Andrei est un faux jeton, disait Francis il cache des choses pas claires. Que Gérard se fasse avoir comme ton père, ça ne m’étonne pas, c’est un gentil. Mais toi, je ne t’aurais pas crue si naïve. » Et là, tu connais Chantal quand elle est en colère. Elle devient toute blanche. Elle lui a répondu que, s’il continuait à la harceler comme ça, elle ne viendrait plus aux réunions du syndicat. Et après, elle a ajouté : « J’ai le droit d’aimer qui je veux et ça ne te regarde pas » !

— Tu es sûre qu’elle a dit ça ?

— Sûre. Mot pour mot.

— Tu as peut-être mal entendu ou mal interprété.

— Non. C’était bien clair. Francis a été si surpris qu’il n’a plus rien dit, et moi, comme il ne se passait plus rien, je suis entrée dans le bureau. Chantal est partie et j’ai bien vu que Francis en avait pris un coup.

Cette fois, c’était au tour de Michèle de ne rien comprendre. Pourquoi Chantal avait-elle avoué ça à Francis ? Elle aurait bien voulu en savoir plus tout de suite, mais Claudine s’était attaquée au sauté de veau et ce n’était plus le moment de l’interrompre. De toute façon, se dit Michèle en attrapant la corbeille du pain, elle connaîtrait le fin mot de l’histoire. Et elle se promit d’en parler directement à Chantal.