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En cette soirée prestigieuse, toutes les lumières de la salle Chambord étaient allumées et diffusaient un scintillement rosé d’une finesse jamais obtenue auparavant par aucun éclairage d’aucune sorte. C’était magique. Les invités sous ces sunlights modernes affichaient des mines d’une fraîcheur juvénile et ils souriaient, privilégiés parmi les privilégiés, avec le sentiment d’être sur cette terre, en cet instant précis, à l’endroit idéal. Et ce sentiment les confortait dans l’idée qu’ils appartenaient à l’élite du monde. Une élite sûre d’elle et pleine d’avenir.

Sophie ne partageait pas ce sentiment, bien au contraire. Après l’immense joie qui l’avait gagnée quand elle avait su qu’elles iraient au bal, l’inquiétude s’était installée. Elle ne serait pas ce soir une invitée comme les autres, insouciante. Investie d’une mission et peu habituée à s’occuper des autres elle avait la sensation affreuse d’avoir fait la plus grosse erreur qui soit en s’intéressant au cas de Gérard et d’Andrei. Parce que, depuis qu’elle avait mis le doigt dans cet engrenage, il lui avait été impossible de profiter du voyage, impossible de se laisser aller à la merveilleuse vanité des choses humaines. Elle avait maintenant entre les mains le destin d’un homme et elle prenait conscience que ce qui lui avait paru être une affaire simple qui se réglerait avec un peu de bonne volonté, se transformait en parcours du combattant. Là était tout le problème. Sophie ne se sentait en rien l’âme d’une justicière, elle avait simplement voulu rendre service et elle avait surtout pensé que ça ne lui prendrait que peu de temps et d’efforts. Or voilà que cette affaire des deux marins l’avait menée jusqu’à Jackie Kennedy et maintenant à ce dîner où on attendait d’elle qu’elle produise un miracle pour eux. Mais comment ?

Elle avait passé une robe Courrèges courte, blanche et très structurée. Comme le lui avait expliqué Michèle au téléphone, Roger les attendait, elle et Béatrice. Et cette fois il était bel et bien là. Il les avait guidées vers une table un peu excentrée, idéale pour pouvoir observer la table du commandant où serait Jackie Kennedy.

— Comme ça, en les ayant sous la main, vous aurez le temps de réfléchir à ce que vous pouvez faire, lui avait dit Michèle.

— Faire quoi ? avait répondu Sophie.

— Vous trouverez. Bonne chance, on compte sur vous.

« On compte sur vous ! » Sur le moment, au téléphone avec Michèle, Sophie n’avait pas bien mesuré le poids de ces paroles. Elle n’avait pensé qu’à la chance de participer au dîner et au bal. Maintenant, dans le bruissement de la salle qui se remplissait au fur et à mesure, dans cette assemblée sophistiquée, elle doutait fortement de la possibilité d’accomplir sa mission.

Mon Dieu, se dit-elle, un peu perdue, en regardant l’assemblée, comment faire quelque chose ici pour ces marins ? Ce ne sont que des gens riches et comblés qui n’ont aucune envie de s’entendre solliciter pour deux marins qu’ils ne connaissent même pas.

— Quelle folie ! dit-elle à Béatrice. Comment ai-je pu me mettre dans une histoire pareille ?

— Je t’avais prévenue !

— On n’avait pas le droit de ne rien faire ! N’oublie pas que tu as une sacrée part de responsabilité dans ce qu’il leur arrive.

— Et alors ! Tu as une solution à part me dire de battre ma coulpe pendant des heures ?

— Non, avoua Sophie, abattue.

— Écoute, conclut Béatrice, que cette affaire dérangeait au plus haut point depuis le début et qui sentait là l’occasion de faire enfin fléchir Sophie. Jackie Kennedy, tu oublies. Tu ne peux pas faire de miracles et c’est déjà bien beau que tu t’en sois occupé autant. Tu ne vas pas en plus gâcher ce dernier soir !

Sophie avait envie de se laisser convaincre. Elle réfléchissait en écoutant son amie et elle se disait que, même si elle remuait ciel et terre ce soir, ce ne serait de toute façon pas efficace. Les invités étaient là pour faire la fête, pas pour s’embarrasser avec des histoires d’injustices.

— Après tout, dit-elle comme pour se persuader, tu as raison. J’ai fait ce qu’il fallait et même au-delà. Tu te rends compte que j’ai été jusqu’à en parler à la femme du président des États-Unis !

— Mais je te le dis depuis le début ! Tu as fait le maximum ! Cette histoire concerne les responsables du France, pas une simple passagère comme toi. Il devenait urgent que tu t’en rendes compte ! Alors maintenant, s’il te plaît, oublie, passe à autre chose.

Sophie acquiesça et Béatrice poussa un long soupir de soulagement. Le commandant et les derniers invités devaient arriver d’une minute à l’autre. La soirée allait commencer et la chasse aux relations prestigieuses aussi. Le bal serait idéal.