La journée passa à toute vitesse. Sophie voulait aller partout et entraînait Béatrice d’un pont à l’autre, de haut en bas, de bâbord à tribord, au pas de charge. Elles visitèrent tout ce qu’elles purent, fumoirs, bibliothèques, salons de lecture et d’écriture, salle de sport. Sophie n’en revenait pas. Comment tout cela pouvait-il tenir sur un bateau ? Comment pouvait-il y avoir tant de salles de spectacle, de salons et de bars, de restaurants et de commerces ? Elles étaient si épuisées à force de monter, descendre et aller de gauche à droite qu’elles furent les premières à aller s’asseoir dans la grande salle à manger Versailles. Elles déjeunèrent de façon copieuse et furent tellement gourmandes que, deux heures plus tard, elles étaient toujours à table. Quand, enfin, elles se décidèrent à se lever, leur estomac était si lourd qu’elles n’avaient plus la force de courir. D’un commun accord, elles décidèrent de se rendre tranquillement aux Galeries Lafayette. La célèbre enseigne avait ouvert sur le France un espace de mode luxueux et, dans l’interminable série de vitrines richement éclairées qui couvraient toute la longueur d’une coursive, elles avaient eu l’occasion de repérer quelques babioles dans leurs moyens.
— Je n’ai besoin de rien, dit Sophie, mais je veux absolument acheter quelque chose. Ça fera un souvenir de ma première traversée.
— Oui, tu as bien raison, je vais faire pareil. Un petit sac ou un twin-set bleu, comme l’océan, ça sera génial !
Rieuses et excitées comme si elles allaient faire quelque chose d’extraordinaire, les deux jeunes femmes se dirigèrent vers les ascenseurs dont les portes s’ouvrirent sur l’Académicien, juste quand elles arrivaient.
— Décidément, grinça Béatrice, impossible de vous éviter, vous êtes partout.
— Je suis incontournable ! répondit-il sans s’émouvoir de son ton désagréable. (Puis, cérémonieusement, il ajouta :) Mesdemoiselles ! À quel étage puis-je vous conduire ?
— Aux boutiques, dit Sophie en réfléchissant, je crois qu’elles sont... au quatrième.
— Ah, ah ! Vous courez déjà à la rue du Faubourg Saint-Honoré, c’est bien féminin, ça, d’aller faire les boutiques sur un bateau !
Agacée, Béatrice se hâta d’appuyer sur le bouton du quatrième, devançant le doigt que l’Académicien s’apprêtait à y poser. Elle était loin d’avoir digéré la scène du petit déjeuner.
Soucieux de garder intacte sa réputation de fair-play, l’Académicien, qui s’en voulait de son indélicatesse matinale, chercha à se faire pardonner.
— Puis-je vous inviter à prendre une collation au salon Debussy, on y donne tout à l’heure un concert : Jeux d’eau. Il y aura Roland Dor au piano, ce devrait être une excellente interprétation.
— Non, désolées. Nous avons beaucoup à faire. Surpris par le cinglant de la réponse, l’Académicien ne put retenir une grimace de contrariété. Visiblement, Béatrice ne décolérait pas.
Sophie soupira. Elle n’avait aucune envie de ces crispations et eut une idée qu’elle jugea lumineuse.
— Je viendrais volontiers écouter le concert dès que nous aurons terminé nos courses, dit-elle en prenant son air le plus aimable. Mais, savez-vous ce qui nous ferait encore un plus grand plaisir ?
Soulagé de trouver une porte de sortie, l’Académicien s’empressa :
— Demandez, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir.
— Faites-nous inviter à la table du commandant pour le dîner de ce soir.
Le visage de l’Académicien se figea et celui de Béatrice s’éclaira. Comment n’y avait-elle pas pensé ? Sophie était ravie de son initiative.
— C’est-à-dire... bafouilla l’Académicien, pris de court, ce serait avec... grand plaisir, seulement... ce n’est pas si simple. Cela me semble même impossible, autant vous l’avouer. Hier, c’était un tour de force. Je vous avais fait inviter, mais, je ne sais pour quelle raison, le maître d’hôtel a changé ses plans à la toute dernière minute. Impossible de savoir pourquoi. Je ne vous cacherai pas que ça m’a semblé bizarre et je crains que cette fois encore...
La sonnerie du quatrième étage l’interrompit et les portes de l’ascenseur s’ouvrirent, précipitant les deux amies sur le palier.
— Je suis sûre que vous y arriverez ! lança Sophie, malicieuse.
L’Académicien allait ouvrir la bouche pour lui faire part de ses réticences, mais les portes de l’ascenseur se refermèrent sur son visage stupéfait et il disparut, aspiré vers les hauteurs.
— Génial ! s’exclama Béatrice, ravie. Quelle excellente idée tu as eu de lui demander ça !
— N’est ce pas ? Maintenant il va se sentir obligé de nous l’obtenir, et cette fois, crois-moi, on va les descendre, les escaliers de la salle Chambord !
Regonflées par la perspective de dîner enfin à la table la plus en vue du France, elles entrèrent dans la boutique des Galeries Lafayette avec la ferme intention de s’offrir quelque chose et d’aller ensuite se faire coiffer.
— Ça va coûter cher, se disait Sophie intérieurement, mais je peux bien me payer ça. Je l’ai bien mérité.
Chaque fois qu’elle dérogeait à l’ancestrale règle d’économie enseignée par sa mère pour s’octroyer quelques excès, Sophie faisait appel à sa propre évaluation du mérite.
Sacs de cuir graine en crocodile de couleur fauve, robes, pantalons et foulards aériens, la boutique des Galeries Lafayette dégageait un parfum raffiné. Des bouquets de fleurs étaient posés sur des guéridons de métal et des vendeuses à la voix douce et aux mains impeccables officiaient derrière de longs présentoirs aux plateaux de verre. Un peu impressionnées par cette atmosphère de luxe froid, Béatrice et Sophie surmontèrent leur trouble, et, cependant que Béatrice se faisait montrer les sacs, Sophie demanda à essayer un foulard. La vendeuse fit glisser de sous le présentoir de verre un plateau garni de grands carrés soigneusement plies et, d’un geste sûr, en tira un de soie bleu marine de marque Hermès. Elle le déplia et le passa autour du visage de Sophie puis le noua élégamment dans sa nuque.
— Il vous va à merveille, fit-elle alors en se reculant pour juger de l’effet. Quelle classe cela vous donne ! On dirait cette actrice brune dont on parle beaucoup et qui a tant d’allure. Anouk Aimée ! Vous la connaissez ? Tenez, regardez-vous là dans le miroir.
La vendeuse ne pouvait pas deviner à quel point sa comparaison tombait juste par rapport à Sophie. Aussi quand elle posa sur le comptoir un miroir cerclé de métal doré pour qu’elle y admire son reflet, elle fut agréablement surprise de la rapidité de la réponse.
— C’est vrai, on dirait qu’il est fait pour moi, dit Sophie, qui, pour parfaire la ressemblance avec l’actrice, mit ses lunettes noires et tourna la tête en tous sens pour juger de l’effet sous tous les angles. Je le prends. Quel est son prix ?
— Mille francs, mademoiselle.
Mille francs ! Sophie crut avoir mal compris mais n’osa reformuler sa demande.
— C’est une folie, lui glissa Béatrice à l’oreille en lui montrant le sac en vachette qu’elle venait de choisir. Regarde, moi j’ai été raisonnable.
Délaissant le crocodile vu les tarifs exorbitants qu’on lui avait annoncés, elle encourageait Sophie à suivre son exemple.
— Je vais réfléchir, dit alors celle-ci. Il me va bien, c’est vrai, mais... il est un peu cher.
Dénouant à regret la soie marine du tour de son visage et de son cou, elle s’en voulait déjà de sa décision raisonnable quand le téléphone intérieur sonna. L’autre vendeuse décrocha et fit un signe discret à sa collègue qui la rejoignit. Sophie les entendit dire que Chantal avait des ennuis.
Décidément pensa-t-elle, pour une affaire qui devait rester discrète, tout le monde était déjà au courant. Et, peut-être pour se féliciter de n’avoir pas donné suite à la demande de cette Chantal dans une histoire qui faisait déjà le tour du navire, elle changea brusquement d’avis et décida de s’offrir le foulard.
— Vous êtes sûre ? questionna la vendeuse, étonnée par cette volte-face. Je ne voudrais pas que vous regrettiez votre achat. Nous tenons à ce que nos clientes soient satisfaites, si vous voulez je peux le mettre de côté et vous repasserez demain après avoir réfléchi.
Agréablement surprise de cette vendeuse qui ne forçait pas à la vente, Sophie confirma. La jeune femme fit alors le paquet qu’elle glissa dans un beau sac de papier blanc rigide sur lequel était écrit en bleu cobalt et lettres stylisées : « À bord du France. » Sophie prit délicatement la poche, fière d’y voir cette inscription, et se jura de la garder en souvenir.
— Ce foulard vous portera bonheur, dit la vendeuse, vous avez bien fait de vous décider. À New York, nous allons être dévalisées et vous ne l’auriez pas retrouvé. Les Américaines sont folles de nos nouveautés et le carnet des rendez-vous d’essayage est complet.
— Ah bon ! Mais pourquoi ? Les boutiques françaises de luxe sont installées à New York, elles peuvent y aller ! fit judicieusement remarquer Sophie.
— Les boutiques en ville, ce n’est pas pareil. Les riches Américaines qui n’ont pu obtenir des places pour le premier voyage n’attendent qu’une chose, acheter sur le bateau. Tout ce qui vient du France les fascine et, dès qu’elles pourront monter à bord à Manhattan, lors de la visite organisée au Pier 88, ce sera la ruée. C’est pour cette raison qu’on a fait des poches spéciales, comme celle que je viens de vous donner. Ce que nous mettons en évidence, c’est le nom du paquebot, pas celui des marques ou du magasin. D’ailleurs, ajouta-t-elle, soucieuse, je me demande si nous en aurons assez pour les contenter toutes. Elles vont faire fureur, toutes les clientes en veulent déjà et en redemandent. Nous sommes forcées de refuser, nous devons en garder pour New York.
Sophie, qui tenait sa poche le long de son corps, releva aussitôt son bras contre sa taille, de façon à mettre l’inscription bien en évidence.
— C’est vrai que ces sacs sont jolis, dit-elle, et puis ça fera un souvenir. Mais... qu’est-ce que c’est, le « Pier 88 » ?
— C’est le numéro du quai d’amarrage des bateaux de la French Line, sur l’Hudson. Nous sommes très attendus là-bas, la folie ! Tellement de gens n’ont pas pu avoir de billet pour le premier voyage. Certains pourtant s’y sont pris dès la construction du France et ils ont fait des pieds et des mains.
— Mais il y aura plein d’autres traversées, ils feront le voyage suivant.
— Le suivant ! s’exclama la vendeuse. Vous voulez rire, les réservations sont complètes sur deux ans et bien au-delà, on en enregistre par centaines tous les jours.
Sophie n’en revenait pas et prenait encore davantage la mesure du privilège qui était le sien. Elle regarda sa montre : 15 heures. Elles avaient encore du temps avant d’aller se faire coiffer et maquiller. Elles quittèrent la boutique et décidèrent de flâner au hasard. Curieusement, tout au long de cette journée, pas un instant Sophie ne pensa à la présence de l’océan. Elle l’avait même complètement oublié. En fait, depuis qu’elle avait posé le pied sur le navire, elle avait eu peu d’occasions de le voir, tant l’espace intérieur était gigantesque. L’unique fois où elles s’aventurèrent sur le pont-promenade couvert, il faisait tellement froid et il y avait tant de monde qu’elles se replièrent immédiatement vers l’intérieur et n’en sortirent plus. Elles circulaient par d’étroites coursives reliées par des ascenseurs, avec çà et là quelques halls dispersants, elles auraient pu être dans une petite ville avec tout ce qu’on peut désirer et au-delà. Boutiques, bars, restaurants, cinémas, salles de sport, piscines, salles de jeux, bibliothèques, salles de repos, salles de lecture, un hôpital avec salle d’opération, un chenil, une garderie, une chapelle, et même une prison.
— Une prison ! Elles furent stupéfaites.
— Il faut bien, leur expliqua un cabinier. Un dangereux individu peut se glisser sur un navire de cette taille. C’est très surveillé mais... qui sait ?
Une angoisse étreignit Sophie. Elle repensa à la nuit passée et aux deux hommes qui s’étaient enfuis. Et s’ils étaient de « dangereux individus » ? Chantal lui avait raconté son histoire, mais disait-elle vrai ? Elle voulait peut-être protéger un amant, et celui-ci était peut-être un voleur prêt au pire. Il y avait beaucoup d’argent sur ce navire. Les gens étaient riches, les femmes portaient de l’or, des parures de grands joailliers. Et si la serveuse, malgré son air, était de mèche avec eux ? Elle promit d’aller se renseigner pour être plus tranquille.
— Tu as remarqué ? dit Béatrice en la tirant par le bras.
— Quoi ?
— Cette lumière.
— Quelle lumière ?
— Celle du bateau.
— Tu veux dire l’éclairage ?
— Oui. On dirait que c’est le même sur tout le navire. Et on dirait qu’il est rosé. Tu ne trouves pas ?
Effectivement, Sophie avait déjà remarqué que quelque chose dans l’atmosphère à l’intérieur du navire était particulièrement doux, et elle s’était aussi étonnée de l’harmonie de l’épiderme sur les visages de tous ceux qu’elle croisait, jeunes ou vieux. Mais elle n’avait pas pensé à l’éclairage. Or, Béatrice avait raison, c’était ça. La lumière artificielle n’était ni blanche ni jaune, mais rose, et elle donnait à tous un teint de nouveau-né. Elle tombait des plafonds par de larges plaques de verre encastrées et dispersait sur l’ensemble du navire et des passagers cette douce couleur, si favorable. Elles se renseignèrent sur ce petit miracle :
— Tout le monde en parle, répondit une charmante hôtesse ravie de l’effet produit. La lumière est rose, c’est vrai, c’est le résultat des toutes dernières découvertes en matière de luminothérapie. C’est une lumière d’ambiance qui adoucit les traits, mais pas seulement. Les chercheurs ont mis au jour l’importance de sa couleur et de son intensité sur les comportements humains. Ce rosé a été choisi pour ces qualités spécifiques, mais il en a une autre, moins visible à l’oeil nu.
Sophie et Béatrice se regardèrent, intriguées. Qu’est-ce qu’une lumière d’ambiance pouvait bien leur faire ?
— Elle rend chaque passager plus apaisé sans même qu’il s’en rende compte. Elle calme les angoisses. Qu’en pensez-vous ? Vous vous sentez bien ? Relaxées ?
L’hôtesse riait et Sophie n’en revenait pas. On pouvait donc aller jusqu’à poudrer de rose l’atmosphère d’un paquebot aussi gigantesque pour créer une ambiance apaisante et modifier les humeurs ?
— Plus apaisés, les passagers ? fît Béatrice. Ça se saurait. Nos confrères, au petit déjeuner ce matin, étaient prêts à mordre, comme d’habitude, et à sortir les griffes...
— Pour eux il faudrait peut-être augmenter les doses ! Sophie faisait de l’humour parce que, comme Béatrice, elle doutait de l’efficacité de la chose. Au vu de ce qui s’était passé dans la nuit, elle estimait qu’elle avait de bonnes raisons pour ça. Mais elle préféra ne pas en parler et continuer de s’émerveiller. Elle n’en eut pas le temps, un cri atroce la fît sursauter.
— AHHHHH !
Béatrice venait de prendre une décharge d’électricité statique en ouvrant la porte d’un salon.
— Ça fait trois fois dans la journée ! J’en ai assez de tout ce métal, criait-elle en secouant sa main meurtrie. Non seulement c’est laid et froid, mais en plus ça fait mal.
— Ce n’est pas laid et ce n’est pas le métal, inutile de t’énerver, ragea Sophie qui n’aimait pas que Béatrice rompe la magie. C’est la moquette synthétique qui fait ça.
— Peut-être, mais si les portes et le sol étaient en bois, ça n’arriverait pas. Je ne sais pas comment tu fais pour trouver tout merveilleux. Franchement, pour une fois je suis de l’avis de l’Académicien quand il a dit qu’on tombe « de Lalique en formica ». Moi je pensais qu’on aurait des belles boiseries cirées, du laiton doré et des cuivres lustrés. Tu parles ! Du vulgaire métal ; je ne m’y fais pas. Ce n’est pas ça, le luxe !
Encore ce ton péremptoire de celle qui sait tout et détient les clés du bon goût ! Il suffisait que Béatrice enfourche ses grandes théories pour que Sophie ait immédiatement envie de dire le contraire. Pourtant, malgré son enthousiasme, elle aussi était un peu perplexe. Les portes, les meubles, les cloisons, les chaises, les fauteuils, les tables, les bars, tout ce que Sophie avait approché et touché était en métal. Beaucoup d’aluminium, et des tissus synthétiques qui donnaient un ensemble élégant, certes, mais un peu froid.
Pourtant, contrairement à Béatrice qui râlait et critiquait, elle trouvait que l’impression de légèreté qui se dégageait de tout cet ensemble était absolument inédite. Ici, pas de cuivres ni de boiseries à lustrer et re-lustrer éternellement. Pas de lourdes tentures, pas de meubles impossibles à remuer. Seulement des voilages aériens, des tiroirs qui glissaient quand on les tirait d’un seul doigt, des portes de dressing coulissant à merveille, des téléphones à portée de main et des images du monde qui arrivaient dans toutes les cabines sur des téléviseurs. Les progrès étaient considérables. Le quotidien en était complètement transformé. Comment ne pas être sensible à cet air vivifiant !
À ce stade du voyage et de sa visite, Sophie ne comprenait pas que Béatrice ne soit pas gagnée par l’énergie qui circulait sur le France. Elle, elle ressentait comme le navire était exceptionnel. En balayant les matériaux lourds et anciens, il balayait le passé fait de guerres, d’ombres et de nuits. Il était léger, il était la couleur, la lumière et la vie. Le France, c’était l’espoir, l’avenir !