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La soirée commença par un incident entre Béatrice et le maître d’hôtel qui expliquait qu’en raison d’un changement de dernière minute elles ne pouvaient pas être à la table du commandant. La déception fut grande, mais tout finit par s’arranger. On les installa avec leurs confrères journalistes et le repas fut extraordinaire. Caviar, foie gras, Champagne, desserts somptueux, les mets les plus fins, et à volonté. Après le dîner, tous les invités se retrouvèrent au bar de l’Atlantique. Le Champagne les avait mis dans un état légèrement euphorique et l’enthousiasme régnait. On échangeait des impressions, on s’émerveillait d’être là, de faire partie du voyage, on s’extasiait sur la qualité du service et le luxe des cabines... La soirée avançant, certains s’installèrent pour causer, une coupe de Champagne entre les mains. Comme il faisait très chaud à l’intérieur, ils étaient sortis sur la terrasse pour profiter de l’air frais. En fait, l’air était glacial mais ils ne s’en aperçurent même pas. Sous le ciel étoile, depuis cette terrasse en fête, avec la proue du France qui se découpait sur le bleu sombre de la nuit, Sophie était au paradis. L’océan qui lui faisait si peur d’ordinaire lui parut même incroyablement romanesque. Il y avait les robes du soir et les coupes de Champagne doré, il y avait un air d’insouciance tel que, penchée sur la balustrade du navire avec le vent qui soulevait ses cheveux bruns, elle se sentait comme une héroïne dans l’attente de quelque chose d’immense, à la mesure de cet océan. Dans cet environnement privilégié et heureux, tout semblait possible. D’un tempérament volontaire, Sophie était contente d’elle. Dans la vie, se disait-elle, il suffit de vouloir. Elle se félicitait d’avoir été à la hauteur de son éducation et estimait avoir mérité la place où elle se trouvait.

— Allez, à la russe !

Un photographe faisait de grands moulinets avec les bras. Il tenait un verre dans une main, dans l’autre une bouteille de Champagne, et il tentait de convaincre Sophie de faire comme les autres. De boire le Champagne d’un trait et de jeter le verre par-dessus son épaule. Sophie le rabrouait vertement, mais il revenait à la charge.

— Allez, un peu d’humour, tu vas voir, tu le fais une fois, et après tu ne t’arrêtes plus.

Sophie n’aimait pas la tournure que prenait cette soirée. Ce photographe gâchait la fête avec son obsession de casser des verres.

— Alors, ce Champagne, tu le bois, oui ou non ? Il insistait.

— Non, trépigna Sophie, agacée. Ce jeu est idiot, j’ai horreur de casser quoi que ce soit. Surtout du verre. C’est déplaisant et dangereux !

— Comme tu peux être nunuche ! lança alors Béatrice qui venait de s’approcher. Le verre tombe dans la mer, personne ne risque rien, et puis de quoi tu t’occupes ? Oublie, fais la fête et amuse-toi !

Et, d’un geste qui se voulait osé, elle se saisit du verre que le photographe venait de remplir pour Sophie, le but d’un trait et le jeta derrière elle par-dessus le bastingage.

— À la russe ! cria-t-elle, enthousiaste.

Le jeu reprit alors de plus belle. Ils étaient un petit groupe à jeter ainsi tour à tour bouteilles vides et verres bus par-dessus bord. L’initiative les amusait beaucoup.

Mais pour Sophie la magie du début de soirée était complètement gâchée. Le Champagne consommé en excès avait fini par faire tourner les têtes, et les comportements des uns et des autres sur cette terrasse devenaient à ses yeux déplaisants. Elle quitta la terrasse et rentra dans le bar.

— Quels idiots, pensa-t-elle, contrariée, avec eux tout devient ordinaire.

Une fois les portes coulissantes de verre franchies et refermées, le confort douillet de l’intérieur du bar et la Voix d’Ella Fitzgerald l’enveloppèrent de cette atmosphère luxueuse qu’elle aimait tant.

Enfin ! se dit-elle en frissonnant de plaisir, ici au moins on sent bien qu’on est dans un autre monde.

Des femmes élégantes fumaient de longues cigarettes, des hommes en smoking noir leur souriaient. Dans un Coin, ses confrères étaient en pleine discussion. Elle s’approcha et s’installa près d’eux dans un confortable fauteuil, prenant soin de positionner élégamment ses jambes de côté tel qu’elle avait vu Anouk Aimée le faire. Hélas elle déchanta rapidement et, à peine assise, elle comprit ion erreur. Deux confrères se renvoyaient à la figure, sur un ton acerbe, des avis différents sur une actualité des plus graves et des plus douloureuses, l’Algérie.

— Les Français d’Alger sont trahis et abandonnés, vociférait l’un. On ne tient plus l’armée. Jamais les Français n’ont été aussi divisés depuis le début des événements. On va tout droit vers un coup d’État.

— Tu parles des « événements d’Algérie » comme si ça te dérangeait d’employer le mot de « guerre », rectifia un confrère. C’est une guerre, il faut appeler les choses par leur nom !

— Parlons-en ! crut bon de préciser l’autre, en haussant le ton comme s’il y avait urgence d’en découdre. Une déclaration de guerre est un traité. Il faut avoir la capacité juridique de le signer. Seuls peuvent faire la guerre ceux qui ont la personnalité juridique de droit international. L’Algérie ne l’a pas, j’insiste. Il te manque une connaissance solide des termes juridiques et de leur valeur.

— Il ne me manque rien, rétorqua l’autre, piqué d’être mis en cause sur ses compétences. Mais j’ai une autre interprétation. Ce n’est pas parce que la qualité d’État n’a pas été reconnue à l’Algérie avant la colonisation qu’elle n’était pas un État souverain. Nous sommes dans le politique et ces événements, que tu le veuilles ou non, c’est une guerre d’indépendance.

Le ton commençait à monter et ils s’y étaient mis à plusieurs, les confrères étrangers n’étant pas les derniers à donner un avis.

Sophie soupira. La voix sensuelle d’Ella Fitzgerald et les douces lumières tamisées étendaient en vain leur magie sur tout le bar, ils étaient partis pour de longues heures de débat. Sophie ne comprenait pas cet acharnement à parler de ces événements terribles en un pareil endroit et à minuit passé, verre de whisky à la main et cigare à la bouche. Être en voyage sur le France ne changeait rien à leurs habitudes professionnelles. Au contraire, ils utilisaient toutes les nouveautés que le navire mettait à leur disposition en matière de communication. À les entendre, Sophie comprit qu’ils avaient écouté la radio en permanence, et téléphoné plusieurs fois à leur rédaction en utilisant le téléphone de leur cabine, luxe d’entre les luxes. À peine installés sur le bateau, les plus acharnés à se faire inviter sur le France ne s’occupaient plus que de ce qui se passait à terre comme s’ils avaient peur de rater quelque chose d’encore plus important que ce qu’ils étaient en train de vivre.

Sophie en eut assez. Avec la musique, ils parlaient de plus en plus fort pour s’entendre et elle ne profitait de rien. Elle s’apprêtait à quitter les lieux et à regagner sa cabine quand une équipe de télévision entra dans le bar. Il se produisit un mouvement d’admiration général et la conversation s’interrompit. Le réalisateur François Reichenbach tournait un reportage pour la Compagnie transatlantique. Que venaient-ils filmer à cette heure ? L’équipe installa des éclairages, des câbles, un gros pied et une énorme caméra. Un assistant portait de lourdes bobines. L’opération compliquée monopolisa l’attention et l’espace. C’était si nouveau ! Ce média fascinait les journalistes. Verre à la main, oubliant l’Algérie, certains s’approchèrent. L’équipe venait filmer l’ambiance de nuit et s’attardait sur les vedettes et personnes connues comme Juliette Gréco qui discutait avec Marcel Achard.

Sophie, un moment distraite, regarda dehors. Béatrice riait. Son étole de vison glissait de ses épaules et, entre deux verres de Champagne, elle portait à sa bouche un long fume-cigarette qu’elle avait emprunté à une autre jeune femme, elle aussi en pleine euphorie. Le photographe et un autre invité, l’air hébété, tentaient en vain tour à tour de rajuster son étole, mais ils avaient du mal à se tenir droits et n’y parvenaient pas. Bien qu’en pleine nuit, le photographe portait des lunettes noires à la mode italienne qu’il n’avait pas cru bon d’enlever. Une mèche tombait sur son front et il la remettait en place d’un mouvement de tête. Mais elle retombait aussitôt. Il riait bouche ouverte et les autres en faisaient autant, apparemment conquis par la moindre de ses initiatives. Sophie ne comprenait pas le plaisir que Béatrice prenait à cette compagnie stupide.

L’Académicien était resté, comme Sophie, assis dans son fauteuil. Il observait les fêtards d’un oeil sombre et, soudain, il se pencha vers le confrère d’un grand hebdomadaire :

— Vous devriez dire à votre photographe de cesser, ce n’est pas une façon de se comporter pour un professionnel d’un grand journal comme le vôtre. Et, par pitié, qu’il enlève ses lunettes noires en pleine nuit !

— Mais dites-le-lui vous-même, cher ami, répondit le confrère, surpris. Qu’est-ce qu’il a fait qui vous dérange à ce point ?

— On ne se tient pas de cette façon un soir comme celui-ci.

— Et comment faudrait-il se tenir ? Raides comme des balais ? Moi, je ne vois rien de mal à boire un peu de Champagne, justement « un soir comme celui-ci », comme vous dites. C’est le moment ou jamais, au contraire.

Un autre confrère en rajouta :

— Allons, l’Académicien, soyez un peu indulgent. Après tout il n’y a qu’une bonne cuite, quelques verres cassés et des bouteilles vides par-dessus bord. Rien de grave ! Ils ont trop bu, et alors ? Ils cassent des verres, et alors ? On n’est pas en panne de verres sur ce bateau. « 36 700 verres ! » vous m’entendez, il y a à bord « 36 700 » verres. Il y a de la marge. Et puis c’est le premier soir, on est tous un peu gris, normal non ?

L’Académicien n’insista pas. Il n’avait plus le goût de la polémique.

L’équipe de télévision avait terminé son interview et les notes enlevées de Love in the Afiernoon succédèrent à Summertime. Les journalistes en profitèrent pour passer à autre chose. La musique du film de Billy Wilder tombait bien. Aucun d’eux ne souhaitait poursuivre la discussion sur l’Algérie et tous avaient grande envie de faire la fête. L’un entonna sur la musique les paroles françaises de la reprise d’Yves Montand qui était en plein succès.

C’est si booon,
De partir n’importe oooù
Bras dessus bras dessooous
En chantant des chansooons
C’est si boooonnnn...

Les autres reprirent en choeur les célèbres couplets et le barman monta astucieusement la sono. Bientôt tous les clients du bar chantèrent de plus en plus fort et, au moment du refrain, un cri sortit de toutes les gorges en même temps : « C’est si booooon » ! On aurait dit que tous n’attendaient que de pouvoir hurler ensemble le célèbre refrain. Un Américain, Marvin Buttles, Chantait à tue-tête. Avec sa femme et des amis, ils jouaient le jeu, enthousiastes. Ils adoraient cette ambiance festive, typique à leurs yeux de la France brouillonne et excessive qu’ils aimaient.

— Faites comme nous, mon ami, suggéra Marvin à l’Académicien qu’il voyait renfrogné dans son fauteuil, reprenez un peu de Champagne. À quoi serviraient tous vos grands vignobles français réputés dans le monde entier si on ne buvait pas leur vin des soirs comme ce soir. Allez ! ajouta-t-il en lui tendant un verre bien rempli, assez discuté de choses sérieuses. Ce n’est ni le lieu ni le jour. Les plus raisonnables ce sont eux, dehors, qui ont bien raison de faire la fête et de s’étourdir. On ne va pas refaire le monde entre ce soir et demain, alors profitons aussi. Venez !

L’Académicien fit un signe négatif et l’Américain, déçu de n’avoir pas su le convaincre, ouvrit les portes de verre et sortit sur la terrasse suivi par tous les clients du bar. Le brouhaha était à son maximum. Les bouchons de champagne sautaient les uns après les autres, les bouteilles se vidaient et les serveurs étaient débordés. On ne s’entendait plus.

Sophie n’avait pas bougé de son siège, indifférente à l’euphorie. Elle n’avait aucun goût pour les ambiances « arrosées ». Du voyage sur ce navire elle attendait autre chose.

L’Académicien l’observait et réfléchissait aux paroles de l’Américain. Il réalisait que son milieu changeait plus qu’il ne l’aurait cru. De jeunes journalistes étaient arrivés, plus vindicatifs, plus insolents que lui ne l’avait jamais été. Des idées nouvelles apparaissaient sur la société, la façon de vivre. Ils remettaient tout en cause facilement. Tout n’était pas mauvais ni inutile, mais l’Académicien ne s’y faisait pas. Il trouvait leur revendication de liberté bien dérisoire, et leurs remises en cause assez anecdotiques sur le fond. Lui croyait en des vertus anciennes. Il aimait la rigueur de certaines règles, quitte à y perdre un peu de liberté. Il se méfiait d’ailleurs de ce mot brandi comme un drapeau à tout bout de champ. Mais il sentait bien que l’époque naissante ne lui donnerait pas raison. Les années i960 marquaient un tournant radical. « Pour le meilleur et pour le pire », se disait-il. Que faire ? Il se sentait impuissant et dépassé, isolé avec son élégance que l’on jugeait agréable mais surannée. Il était comme un objet de brocante, au mieux d’antiquité, sur lequel on jette en passant un oeil attendri, mais qui lasse.

Les danseurs allaient et venaient sans cesse du bar à la terrasse, faisant glisser les portes de verre. L’Académicien s’était déjà levé trois fois en râlant pour aller les fermer. En vain, ils les rouvraient en permanence.

— Permettez que je vous quitte, Sophie, dit-il, vaincu. Je vais aller dormir. De toute façon je ne fais pas un bon partenaire de soirée, je suis trop grincheux. Peut-être suis-je vieux.

Sophie, par politesse, crut bon de le rassurer :

— Vieillir ! Mais non, vous avez l’esprit bien trop vif.

— Tiens, fît-il, étonné et heureux qu’elle prenne le temps de lui répondre gentiment, alors que visiblement clic n’était pas d’humeur et dormait à moitié. C’est amical de votre part. Mais allez vous coucher vous aussi, vous tombez de sommeil.

Il devinait tout en lui parlant que cette Sophie n’était pas encore gâchée par les « tics » du milieu, et il se demandait combien de temps encore l’éducation de ces familles provinciales qu’il décelait en elle tiendrait le coup face à la vague montante des libertés nouvelles dont il mesurait par anticipation les dégâts sur l’attitude de ces jeunes femmes qui, sur la terrasse, buvaient sans mesure. Dehors le champagne coulait à flots et le barman connaissait son métier. Euphorisé par la fête et les pourboires en dollars qui tombaient les uns après les autres, il augmenta la pression et déposa sur la platine le tube de Chubby Checker, sûr de son coup.

« Come on everybody... »

Les premières notes déclenchèrent une vague de hurlements et des trépignements. Le Noir américain avait une telle énergie qu’il était impossible de ne pas suivre son appel à se trémousser au dernier rythme qui faisait fureur sur toutes les pistes de boîtes de nuit et de bals du monde : le twist. Le barman fit claquer ses doigts et se mit à se dandiner. Il affichait un large sourire qui rayait son visage d’une oreille à l’autre.

« Clap your hands... Now you’re looking good... I’m gonna sing my song and you won’t take long. »

Sophie se leva d’un bond.

« ... We gotta do the twist and it goes like this... »

La voix puissante de Chubby Checker, avec cette légère pointe nasillarde typique des New-Yorkais, elle adorait.

« Come on... let’s twist again like we did last summer... »

Elle se mit à chanter en mesure les paroles qu’elle connaissait par coeur à force de les avoir entendues sur toutes les ondes de toutes les radios et s’élança sans complexe entre les fauteuils du bar de l’Atlantique, rieuse à son tour, emportée par la gaieté et l’énergie du twist. Le barman l’encourageait devant l’Académicien, perplexe de ce revirement inattendu. La robe trapèze rose flashy bougeait en cadence. Dans le mouvement enlevé de sa danse et dans la vivacité du rythme de la chanson de Chubby Checker, il y avait une telle énergie et un tel encouragement à la joie qu’il était impossible de ne pas l’entendre. L’Académicien regardait Sophie danser avec des yeux pleins d’indulgence. Sophie était d’une autre beauté que celle des jeunes filles timides qui l’avaient ému dans sa propre jeunesse. Pourtant, il était conquis par la fraîcheur de ce moment parce que sa gaieté spontanée, il la comprenait. Par-delà les modes elle était celle de toute jeunesse insouciante et portée au bonheur.

— « À quoi servirait-il d’être jeune s’il fallait n’être que raisonnable ? » Il y avait du vrai dans ce qu’avait dit l’Américain.

La frénésie avait gagné tous les passagers. L’équipe de François Reichenbach tournait, saisissant pour la mémoire ce moment exceptionnel. C’était à qui se tortillerait le plus. Dans leurs robes longues les femmes avaient du mal, mais elles y mettaient du coeur et tiraient leurs fourreaux pour pouvoir remuer les jambes plus commodément. Leurs chignons se défaisaient. L’Académicien qui, en début de soirée, les avait trouvées si élégantes leur trouva tout à coup l’air déplacé dans leurs tenues inadéquates. Il se retourna vers Sophie. Ses cheveux libres et sa robe courte bougeaient bien, indéniablement elle était de son temps.

« ...Yeaaaah... Let’s twist again... twisting time is heeeere... » poursuivait l’enthousiaste Chubby Checker.

Le barman frétillait en rythme tout en continuant à remplir les verres et à empocher les pourboires en dollars.

L’académicien fit un signe amical en direction de ses confrères et de Sophie qui ne le virent pas, et il quitta le bar de l’Atlantique en emportant un peu de cette joie mêlée à sa mélancolie.

Dehors, les étoiles brillaient, et il eut l’impression que même l’air glacial autour du grand navire était tout réchauffé de cette musique nouvelle.