L’officier avait sillonné tout le paquebot de long en large sans apercevoir Sophie. Après avoir quitté le commissaire, il avait parcouru tous les ponts puis était allé du côté du fumoir, à la piscine, à la bibliothèque, il avait cherché dans la foule de ceux qui assistaient à la projection du film, il était allé voir du côté des boutiques puis au salon d’écriture, il était passé et repassé devant la baie vitrée du salon Provence, et il était même allé jusqu’à la chapelle, à la salle de jeu des enfants et tout en haut du navire près des grandes cheminées, là où se trouve le chenil. On ne sait jamais. Elle a peut-être un chien, se disait-il, bien que sceptique. Hélas ! Alors, en toute fin, il était allé au petit salon, là où il l’avait vue la première fois. En s’approchant très près et en tendant l’oreille, il avait entendu un homme qui parlait à voix très basse, puis plus rien. Il en avait conclu que le salon, prévu pour des réunions privées, devait être occupé par des clients et que la passagère n’y était pas. Il avait alors osé une dernière tentative. Il était allé jusqu’à frapper à la porte de la cabine Provence en espérant qu’elle lui ouvre. Il avait attendu le coeur battant, mais personne n’avait répondu.
C’est seulement après qu’il se demanda ce qui lui avait procuré tant d’audace. Il ne comprenait plus ce qui l’avait poussé à vouloir la revoir à ce point. Maintenant qu’il y repensait, il était soulagé de ne pas l’avoir trouvée dans la cabine. Qu’aurait-il pu lui dire si elle avait ouvert ? Non pas qu’il fût timide envers les femmes, mais il n’était pas du tout du genre à manifester pareille offensive sans y avoir été encouragé. Il réfléchit à son attitude. Il se demandait ce que cette envie de revoir la passagère à tout prix signifiait. L’officier se méfiait des grands mots et des grands sentiments. Il avait eu ses heures comme tout le monde. Et ses désillusions.
La lutte sur la terrasse avait fait remonter en lui d’autres souvenirs, d’autres combats. Au cours de l’année qu’il avait passée loin de sa famille, il avait brûlé la vie sans lui accorder d’importance. Un ancien militaire lui avait donné le goût de la bagarre et lui avait enseigné les méthodes fortes. La violence avait pris chez lui le dessus sur toute autre chose et il avait aimé le plaisir ambigu que donnent le combat et la force exercée sur autrui. Il avait aussi rencontré une femme. Mais il n’avait pas su l’aimer et elle était partie. Il avait alors ressenti un grand vide. Quelque chose comme un vertige. C’est là qu’il avait appris le décès de son grand-père et qu’il avait pensé à sa vie d’avant, à sa mère, à sa grand-mère. Il avait voulu les revoir et il était rentré. Depuis cette époque, il n’avait plus fréquenté personne et il ne sortait pas. Aussi s’étonnait-il de ressentir à nouveau quelque chose qui ressemblait à l’envie d’aimer, ou d’être tout simplement amoureux. Mais il se méfiait. Comme si l’amour n’était pas pour lui.
L’officier Vercors éprouvait en cet instant une profonde mélancolie. Il se disait que jamais il ne serait comme tous ces gens qui avaient des vies normales et paraissaient heureux. Des gens qui se mariaient, avaient des enfants puis vieillissaient, et devenaient ensuite des grands-parents fiers de recevoir leurs petits-enfants dans des maisons de famille bien tenues. Des gens qui ne semblaient jamais seuls. On les enterrait même ensemble, dans des caveaux de famille où, à nouveau, ils étaient rassemblés en fratries. On gravait leurs noms côte à côte dans la pierre et il y avait toujours quelque descendant pour continuer à tenir leurs maisons et à fleurir leurs tombes. Il revoyait l’image de certains cimetières avec ces lourds caveaux et ces tombes fleuries. Et, lui qui ne pensait jamais à la mort, il se demanda qui graverait son nom sur une pierre grise. Qui viendrait se pencher sur son souvenir ? Cette étrange pensée lui fit peur, il n’avait jamais envisagé la vie comme ses camarades d’études qui, dès le samedi après les cours, rentraient dans leurs familles et avaient de petites fiancées qu’ils épousaient une fois leur diplôme obtenu. De ces vies dont on disait qu’elles étaient le cours des choses. Pourquoi sa vie à lui se trouvait-elle si éloignée de ce chemin qui avait l’air si simple pour tous ? Il aurait eu l’âge d’aimer depuis longtemps, et même d’avoir déjà des enfants. Or il était seul. Et ce qui le surprenait le plus, maintenant qu’il y réfléchissait, c’est qu’il ne se voyait pas autrement. Pourtant, et c’était bien là le paradoxe, il ne se voyait pas non plus sans l’amour d’une femme. Mais comment aimer et être aimé un jour si on n’a pas pour intention de fonder au moins un couple et de vivre ensemble, une famille stable avec une maison, des enfants qui grandissent ? Comment aimer si on ne projette rien ? C’est dans ces questions qui restaient sans réponse que l’officier Vercors trouvait sa limite. Et c’est pour cette raison que la femme qu’il avait aimée était partie un jour. Elle l’avait attendu en vain. Elle disait qu’elle voulait bâtir quelque chose avec lui, avoir des enfants, et lui ne pouvait pas répondre à cette demande pourtant si simple. Il aurait voulu aimer sans associer à l’amour un but précis. Il aurait voulu que l’amour, ce soit comme la mer, comme les océans mouvants, comme une étendue infinie.
Penché à l’arrière du paquebot, l’officier regardait les eaux bleues et blanches se refermer au loin derrière la ligne de passage du France. Pour la première fois de sa vie, il réfléchissait à son comportement et il essayait de savoir pourquoi il était ainsi. Le drame qui avait enlevé son père à sa famille de façon si brutale n’expliquait pas tout. C’est le mensonge qui avait tué en lui la confiance et fait naître un instinct de méfiance qui ne le quittait jamais. La violence qu’il avait vécue n’avait rien exorcisé, au contraire. Jamais, depuis le jour où il avait appris la vérité sur la mort de son père et sur le monde des mers aussi violent que le monde terrestre, l’officier Vercors ne se souvenait d’avoir eu confiance dans la vie. Quand il n’était encore qu’un gamin, un mystère planait. Ça l’avait fait grandir dans une immense instabilité intérieure que personne ne devinait et dont il était le seul à connaître les désastreuses conséquences. Depuis, il fuyait tout ce qui ressemblait aux familles, personnelles ou professionnelles. Où pourrait-il trouver la confiance pour y croire à nouveau, et pour aimer ? Il se surprit à en avoir envie, mais en y réfléchissant il doutait fort que cette passagère ait la force de la lui redonner. Il la revit sautillant avec sa robe de bal et ses chaussures à la main, descendant l’escalier en jouant à la star de cinéma, et il se dit qu’elle devait être loin du compte et qu’il ferait mieux de passer à autre chose.
Il poussa un soupir et releva le col de son caban, puis tira de longues volutes de fumée d’une cigarette brune. Ces Gitanes que personne ne fumait plus dans son milieu. Sur les ponts supérieurs, on préférait les blondes aux noms américains qui sonnaient mieux et qui donnaient le sentiment d’appartenir à une catégorie sociale plus moderne. Leurs paquets de couleur en jetaient quand on les posait ostensiblement devant le nez des filles, au comptoir des bars ou sur les tables. Mais l’officier était insensible à l’air du temps et aux codes d’appartenance sociale quels qu’ils soient, y compris à ceux de son corps d’origine. Comme la plupart des marins dans les ports et dans le ventre des navires, il n’aimait que les Gitanes au goût acre, et il était attaché à leur paquet bleu qu’il froissait au fond des poches de son caban de laine rêche. Par une sorte d’instinct primitif qui ne trouvait sa source nulle part dans ses ascendances familiales bourgeoises, l’officier aimait tout ce qui le reliait aux marins de la base. Et c’est à ce genre de détails aussi dérisoires qu’un paquet de cigarettes que les autres officiers percevaient chez leur camarade une différence qui ne cessait de les intriguer.
La fumée des Gitanes que l’officier Vercors faisait s’envoler haut vers le ciel de l’Atlantique interrogeait jusqu’au commandant qui notait en son for intérieur que, en dépit de sa parfaite discipline au travail et contrairement à ses égaux soucieux d’appartenir à une élite et de le montrer, son officier gardait une curieuse distance avec son grade et avec son milieu.
En le surprenant accoudé au bastingage à fixer les lointains comme s’il était seul au monde, le commandant se disait que Vercors semblait n’appartenir à rien. Sauf peut-être aux grands océans et à ses rêves. Et il ne pouvait s’empêcher d’éprouver pour cet officier si particulier un sentiment de tendresse mêlé de fascination.
— À quoi pensez-vous, Vercors ? lui dit-il en s’approchant.
L’officier se retourna et sourit. Il aimait ce commandant que les hommes surnommaient en riant « Brigitte Bardot », parce qu’en raison de son poste sur le France il était aussi photographié et sollicité par les médias que la star de cinéma qui était alors à l’apogée de sa beauté et de sa carrière. Dans la réalité, l’homme n’avait rien d’une star. Au contraire, il avait passé sa vie aux postes les moins en vue et les plus exigeants et il avait débuté sa carrière dans le cabotage aux Antilles. Depuis, il avait sillonné pour la Compagnie toutes les mers du globe et fait le tour du monde sur toutes sortes de bateaux, des cargos, des paquebots, à tous les grades.
— Et vous, mon commandant, à quoi pensez-vous ? répondit machinalement l’officier à cette question banale, la prenant comme un bonjour, une façon de parler sans but précis.
— Oh, vous savez, Vercors, j’évite de m’égarer. Avec ce navire de trois cent quinze mètres, je reste concentré.
L’officier, qui venait d’être surpris en pleine rêverie, sourit, gêné. Mais le commandant n’avait aucune mauvaise pensée.
— J’espère que je serai à la hauteur des espoirs de la Transat, Vercors. Le France a une mission de prestige et aussi une mission économique. On doit être viables, et garder le marché du transport de passagers ne va pas être simple. J’ai hâte de voir notre correspondant à New York. Il travaille pour nous là-bas et il a installé un réseau dense de relations, de Beverly Hills aux Grands Lacs. C’est un grand professionnel, on compte beaucoup sur lui...
L’officier écoutait son commandant avec intérêt, l’homme ne se lançait pas souvent dans de pareilles confidences. Il devait véritablement être soucieux, ou du moins très concentré sur les enjeux.
— Dites-moi aussi, Vercors, puisque je vous vois... L’officier dressa l’oreille.
— Vous êtes au courant de cette histoire d’hommes à la chaufferie qui auraient jeté des bouteilles de Champagne par-dessus bord ?
L’officier ne put se retenir de froncer les sourcils. Il avait cru comprendre que le commandant ne serait pas informé de ce souci et que le commissaire réglait seul l’affaire en amont. Or l’information avait circulé, et de la façon la plus détestable qui soit, c’est-à-dire complètement déformée. Ce n’était pas la première fois que l’officier entendait une histoire se modifier au fur et à mesure des interlocuteurs entre lesquels elle se transmettait. Une vérité devenait tout autre quand elle parvenait en bout de chaîne, et il avait remarqué que ce n’était pas obligatoirement par malveillance. Souvent c’était dû à ce qu’au lieu de l’énoncer clairement une fois pour toutes, elle surgissait par bribes, était mal interprétée et parvenait enfin à son destinataire final complètement déformée. Ce n’étaient plus les ouvriers qui avaient reçu les bouteilles sur la tête, c’était eux qui les avaient lancées. Un comble ! Il hésita. Que savait exactement le commandant et pourquoi lui posait-il cette question à lui au lieu de la poser en toute logique au commissaire ? Il comprit quand le commandant reprit la parole.
— Pour vous dire toute la vérité, c’est un bruit qui m’est parvenu par un passager. Il paraît qu’il y aurait eu une bagarre due à des bouteilles et que des ouvriers y seraient mêlés, et aussi un des nôtres. Vous savez quelque chose ? Parce que je ne vous cacherai pas qu’il me déplairait fortement que ce bruit, pour l’instant très circonscrit à un petit cercle de journalistes, se propage.
— Pourquoi me posez-vous cette question, commandant ? Vous pensez que cet homme, c’est moi ?
Le commandant n’hésita pas une seconde.
— Non, parce que je ne vous vois pas du tout dans une bagarre. Mais... à l’heure à laquelle cela se serait passé, vous rentriez du quart, et je pensais que... peut-être vous auriez vu quelque chose ?
Mentir, l’officier n’en était pas capable, même pour satisfaire à la demande du commissaire qui souhaitait garder l’affaire secrète. Car l’officier Vercors haïssait le mensonge. Au vu des dégâts que cela avait engendré dans sa propre vie, il ne croyait qu’en la force de la vérité et n’aimait que la limpidité des relations humaines. Il n’eut pas l’ombre d’une hésitation. Il raconta ce qui s’était passé. Tant pis pour ce qu’il adviendrait quand il avouerait avoir usé de la force sur un marin et sur un passager.
Le commandant l’écouta et hocha la tête, soulagé. Quand l’Académicien lui avait fait part du bruit qui circulait dans le petit milieu des journalistes à propos d’un incident sur la terrasse réglé par un officier, il avait immédiatement reconnu Vercors à la description qui lui en avait été rapportée. Il avait réfléchi à ce qu’il fallait faire et avait convoqué le commissaire.
— Si Vercors n’avait pas calmé ce photographe et cet Andrei de façon certes brutale mais très efficace, avait dit celui-ci, je suis certain que ça aurait dégénéré et que tout le bateau serait au courant. Il nous a sauvé la mise en agissant tout de suite. Bien sûr, en un sens il a enfreint la règle, mais d’un autre côté il l’a appliquée au mieux.
Le commandant avait convenu que l’affaire n’était pas simple et que son officier avait effectivement agi pour le mieux. Ils avaient décidé de passer l’éponge pour cette fois. Mais le commandant n’avait pu s’empêcher de vérifier si Vercors était capable de mentir ou même simplement de dissimuler. Et maintenant qu’il savait, il s’en voulait d’avoir douté. Il n’aurait pas su dire pourquoi il restait si vigilant à son encontre, car, à part son coup d’éclat de la première année où il avait quitté Navale au moment de l’intégrer, rien dans l’attitude de Pierre Vercors ne l’avait jamais conforté dans cette voie du doute, bien au contraire. Mais là il venait d’avoir la preuve que son officier si discipliné gardait tout au fond de lui une profonde capacité à l’indiscipline. Et il se demandait jusqu’où ça pouvait aller.