— Ah, mesdemoiselles ! Enfin ! Je vous cherchais partout !
Un jeune groom les attendait impatiemment devant la porte de leur cabine.
— Que se passe-t-il ? fit Sophie, inquiète en repensant à l’affaire de la nuit.
Mais le groom la détrompa.
— Une excellente nouvelle. On vous transfère en première classe !
— En première, hurla Béatrice. Waooouhhhh, enfin ! En première avec les gens importants et... riches !
— Oui, sourit le groom, surpris de cette franchise, et ce n’est pas fini. Vous allez être très gâtées.
Il reprit son souffle et les deux amies comprirent que la nouvelle était d’importance. Il les regardait d’un oeil admiratif, comme si ce qu’il allait leur annoncer changeait jusqu’au regard qu’il portait sur elle.
— On vous transfère dans une cabine du Patio, au Sundeck !
— Au Sundeck !
Cette fois Sophie hurla de joie en même temps que Béatrice. Quelle nouvelle !
Elles allaient loger au Sundeck ! Au Patio ! Mais comment cela était-il possible ? Et pourquoi elles ?
Ce fameux « Patio » était situé au coeur du navire, au plus haut, sur le neuvième pont. C’était un espace intime et dérobé aux regards, ouvert entre les deux cheminées.
Huit cabines y donnaient et il avait fait l’objet de toutes les attentions. Critiqué ou porté aux nues, selon les goûts, en raison d’une décoration hispanisante due à un certain Ducrocq, c’était un lieu qui fascinait, en raison même de ce caractère à part, en plus de sa situation unique.
— Vous allez être logées au pont des officiers et de l’état-major. Là où tout le monde veut être. Quelle chance vous avez !
Sophie n’en revenait pas. Elle serait logée près des officiers. C’était inespéré, presque trop beau. Elle avait souvent repensé dans la journée à l’officier de la nuit, elle entendait encore sa voix calme lui disant de ne pas avoir peur et elle ne put s’empêcher de souhaiter le revoir. Peut-être le croiserait-elle, maintenant qu’elle serait là-haut. Mais elle se dit aussitôt qu’il devait être très occupé, et qu’il avait dû déjà l’oublier. Idée soudaine qui, en y réfléchissant, lui fut extrêmement désagréable.
— Quand change-t-on de cabine ? demanda-t-elle, soudain pressée.
— Maintenant.
— Non, ce n’est pas possible ? Si vite ?
— Oui, à quoi bon traîner ?
Le groom avait le sourire aux lèvres, il avait l’air sérieux. Elles se précipitèrent à l’intérieur de leur cabine, prêtes à faire leurs bagages.
— Ne vous occupez de rien, tout est prévu, fit le groom en les arrêtant d’un geste. On va tout faire nous-mêmes. Un journaliste m’a dit qu’il vous attendait au salon Debussy, pour le concert de piano. C’est dans un quart d’heure, vous avez encore le temps d’y arriver. Quand vous reviendrez, vos affaires seront installées dans votre nouvelle cabine.
Elles se regardèrent et la même idée les traversa. Le changement de cabine serait-il dû à l’Académicien qui, ne pouvant obtenir le dîner, aurait tout fait pour trouver une autre manière de se faire pardonner ?
Fébriles, elles posèrent leurs achats et décidèrent de le rejoindre au plus vite au concert pour s’en assurer.
— Ça m’étonnerait que ce soit lui, dit Sophie avant d’entrer. Le navire est au complet et les cabines du Patio sont inaccessibles, même à lui malgré toutes ses relations. Tu penses ! Au prix qu’elles doivent coûter !
— Et alors, répliqua Béatrice, l’équipe de Paris-Match est bien en première, non ? Pourquoi pas nous ? Il a dû y avoir une défection et ils ne s’en aperçoivent que maintenant. Et comme j’ai fait part de ma déception d’être en classe touriste au commissaire, c’est à nous qu’il l’a attribuée. C’est simple. On doit la cabine à mon intervention et au commissaire, pas à l’Académicien.
Sophie était loin d’être convaincue par l’explication, mais elle approuva. Pas question de gaspiller son temps dans des polémiques imbéciles en expliquant à Béatrice que le commissaire avait certainement d’autres chats à fouetter.
Elle préféra ajuster autour de son visage le foulard Hermès, repasser son rouge à lèvres Dior en se regardant sous toutes les coutures dans son miroir à main, et enfin entrer dans le salon Debussy avec un air de star.