Les événements s’accélérèrent au premier matin. Dans l’hôpital du navire, le médecin et son équipe avaient passé la nuit dans un état d’excitation absolue. Le médecin avait pris contact par radio avec Paris. Guidant son équipe qui s’agitait en tous sens, il avait pratiqué une opération unique dans les annales et il avait complètement oublié Chantal qui les observait dans un coin. Sans le savoir, elle avait assisté à la mise en place d’une première médicale dans l’histoire des navigations. En moins de trois quarts d’heure, grâce aux installations très innovantes de bélinographie du France, et en liaison radio avec les professeurs de cardiologie de l’hôpital Boucicaut auxquels ils avaient transmis au fur et à mesure toutes les réactions du malade, le médecin et son équipe avaient réussi à ramener le passager à la vie et à le sortir de ce qui aurait pu se transformer en coma prolongé ou, pire, en mort cérébrale. Ce matin-là, quand elle comprit que tout allait bien et que le malade vivrait, Chantal respira profondément. La nuit avait été éprouvante, mais le malade était sauvé. Chantal quitta discrètement la salle et personne ne fit attention à elle. Tout en retournant vers sa cabine elle réfléchissait, tournait et retournait les choses dans sa tête. Andrei ne lui avait rien expliqué, mais plus elle y pensait, plus elle était sûre que l’administration chercherait à en savoir plus sur l’accident. On l’interrogerait. Que dire ? Mentir ? Ce n’était pas si simple. Elle décida de rejoindre les cabines des hommes qui se trouvaient à l’opposé du navire, sur le pont B à tribord. La porte de la bordée de nuit n’était pas fermée, et les hommes semblaient tous plongés dans un profond sommeil. Heureusement, la couchette de Gérard était la première des dix, près de la porte, et elle put le réveiller sans alerter personne, pas même Andrei. Engourdi, ébahi de la voir, son frère sortit sur le pont. Soulagé d’un poids énorme, il lui raconta comment l’accident était survenu. Quand elle le quitta pour rejoindre sa cabine, Chantal était terriblement inquiète. Elle savait maintenant qu’on chercherait le coupable, et le coupable, c’était son frère.
Une lueur dessinait sur l’océan la ligne de l’horizon. Dans moins d’une heure, le jour serait levé. Le navire était lancé à pleine vitesse et l’air était froid. Derrière les vitres du pont-promenade couvert qu’elle retraversait, Chantal s’aperçut que la mer était lourde. Mauvais. Fille de marin, elle connaissait les nuances de l’océan. C’était la seule chose dont parlait son père quand il avait un reste de lucidité entre les brumes de l’alcool. A voir la surface des eaux se rider, la tempête n’était pas loin. L’air vif se glissait entre les moindres interstices des vitres. On sentait la force des vents du grand large chargés d’iode tenace. Chantal inspira profondément. Elle avait écouté Gérard jusqu’au bout sans réagir et, maintenant qu’elle était seule, la colère montait en elle avec d’autant plus de force qu’elle prenait toute la mesure de l’injustice qui planait sur Gérard. Ces casseurs de bouteilles étaient les fautifs. C’étaient des inconscients. Ils avaient tout pour être heureux, ils étaient les plus riches, et n’en avaient jamais assez. L’excès, toujours plus ! Décidément, se disait-elle, ce sera toujours la même chose. Ceux qui en ont plus que les autres en voudront encore et encore. Et plus elle y pensait, plus elle laissait sa colère monter. Le France, pour elle, c’était le symbole d’une vie nouvelle, plus gaie et plus juste, plus légère pour tous. Une vie où tous les hommes profiteraient enfin des richesses acquises et du progrès. L’aube d’un monde où la division des êtres humains en classes sociales serait bientôt bannie, d’où la suppression sur le France de l’une des trois classes habituelles qui semblaient autrefois intouchables. Le passé était le passé. On allait vers un monde nouveau, et sur ce navire, fierté des chantiers de Saint-Nazaire et du Havre, symbole de plus de justice et de joie, Chantal était chez elle. C’était la première fois qu’elle se sentait aussi légitime quelque part. Alors ces bouteilles de champagne jetées sur la coque du France, c’est comme si ces « privilégiés » les avaient cassées contre le mur de sa propre maison. Les responsables de ce qui s’était passé cette nuit, la cause de la crise cardiaque du passager, c’était eux. Pas son frère. Gérard ne devait pas payer à leur place.
Une colère froide la gagna. Quand elle sentait un danger les menacer, elle ou son frère, Chantal se transformait et devenait plus dure qu’un bloc de granit. Ceux qui s’étaient trouvés confrontés à elle en avaient été stupéfaits. Elle fixait au loin les crêtes des vagues. La mer avait une étrange couleur de violet que l’aube éclairait de nuances mouvantes. Derrière l’illusion de la surface lisse des eaux, elle devinait la profondeur de la houle. Gérard lui avait expliqué qu’il avait un plan avec Andrei et la bordée, elle ne devait rien dire à personne et sous aucun prétexte, surtout pas au syndicat, ni à Michèle. Elle avait promis, et maintenant elle regrettait. Pour elle il fallait aller vite. Et la première chose à faire c’était d’éviter toute fuite sur la présence de son frère et d’Andrei lors de l’accident. Or, deux personnes étaient susceptibles de les reconnaître et de les trahir, la passagère en robe rose et l’officier Pierre Vercors. Elle décida de se fier à son instinct. Elle avait pu vérifier par le passé que les choses parfois échappent à l’analyse et sont de l’ordre du ressenti. L’intuition. Il lui semblait que cette passagère pouvait l’aider. Il fallait la convaincre, parler franchement. Expliquer la bouteille de Champagne des inconscients qui avaient blessé son frère, sa fureur légitime, ce sang, jusqu’à cet homme malade qui se trouvait là par hasard et avait des problèmes cardiaques. Elle sentait qu’elle pouvait faire confiance à cette passagère. Dans sa courte vie, Chantal avait très tôt appris à déceler les vices que les autres cachaient. Cette jeune femme ne cachait rien ; elle en était sûre ! En revanche, l’officier Vercors l’inquiétait davantage. Un homme de ce rang recruté sur le France était un homme de devoir pour qui ne rentrait en compte que la sécurité des passagers et celle du navire. Pierre Vercors avait la réputation d’être le plus discipliné de ces hommes et, surtout, d’être particulièrement intransigeant avec la vérité. Avait-il eu le temps de voir les visages de Gérard et d’Andrei ? Le mensonge, disait-on, pouvait le rendre fou. Comment dans ces conditions obtenir qu’il mente pour Gérard ? Impensable. Chantal se sentit tout à coup dérisoire face à cet homme, face à un état-major et à sa mission suprême : le France.
Un seul espoir venait faiblement éclairer le paysage noir de ses pensées : la passagère du France !
Elle pourrait peut-être obtenir le silence de l’officier.