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Andrei ne savait que trop ce que pouvait coûter dans la vie d’un homme le fait d’avoir un idéal et il s’était juré de ne jamais prendre parti pour rien. Mais personne n’échappe à son destin, et Andrei laissa monter en lui les forces qu’il avait jusque-là soigneusement bridées et enfouies. Si Gérard n’avait pas été aussi choqué par ce qui lui arrivait, il aurait pu voir la détermination de cette décision changer jusqu’aux traits du visage de son ami. Andrei se dit que lorsque la direction comprendrait qu’un membre de l’équipage était responsable de la crise de ce passager, elle n’hésiterait pas une seule seconde à rendre sa sanction. Elle licencierait Gérard, et même le syndicat ne pourrait rien y faire. Or Andrei estimait que son camarade avait eu dans la vie son comptant de souffrances et il décida, seul, dans l’intime conviction qu’il se faisait de ce qui était juste et de ce qui ne l’était pas, que l’unique ami qu’il avait au monde garderait son poste sur le France. Le destin n’avait qu’à trouver quelqu’un d’autre sur qui s’acharner.

— Chantal va nous aider à sortir de là, dit-il d’un ton autoritaire. Où elle est ?

Gérard, sonné, n’entendit même pas la question, mais Andrei avait des réflexes rapides. Il entra dans la cabine du passager, et appela le pressing par le téléphone intérieur. Par chance, Chantal décrocha.

Elle arriva aussitôt mais Andrei ne lui laissa pas le temps de poser la moindre question. Il lui demanda d’appeler le médecin par les lignes internes et, en deux mots, lui expliqua ce qu’elle devait dire. C’était sobre.

— Tu as trouvé ce passager à terre en arrivant. Tout était comme ça. Tiens-t’en à cette unique version. Ne dis jamais un mot de plus.

Chantal comprit que la responsabilité de son frère était lourde et qu’Andrei le protégeait. Elle avait cet instinct des mères et des soeurs qui, dans les coups durs, devinent l’urgence. Elle avait l’habitude de prendre les choses en main.

— Tu peux compter sur moi, répondit-elle. Andrei savait qu’elle tiendrait le coup. Il l’avait vue à l’oeuvre dans des situations bien pires. Elle avait ce regard droit et cette force qu’il admirait par-dessus tout. Il eut envie de poser la main sur son épaule, mais il se retint. Bien qu’elle ne l’ait jamais agressé d’aucune façon, il sentait qu’il valait mieux ne la provoquer en rien. Face à elle, il se sentait coupable. Il marmonna quelque chose qui pouvait passer pour un remerciement et fila en entraînant Gérard.