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Au moment même où les invités quittaient la salle Chambord, s’éparpillant sur le navire plongé dans la nuit, Chantal rejoignit le pressing.

— Alors ! Comment s’est passé ce déménagement des cabines ?

— Parfait, Michèle. Pas une erreur, j’ai fait le maximum.

— Ça ne m’étonne pas. Mais maintenant il faut enchaîner. Les garçons de salle viennent de tout m’apporter. Regarde !

Il était presque impossible de poser le pied dans le pressing. Le tas de nappes et de serviettes envahissait l’espace.

— Serviettes et nappes, on a trois mille pièces à faire. Tout doit être lavé, séché et plié pour demain matin. On en a pour un bon moment.

— Ça va aller, dit Chantal, rassurante. Ne t’inquiète pas. Je t’ai promis que je ferais double tache, je le fais ! Les extras, c’est en plus, je le sais, et je m’arrangerais à chaque fois. Tu n’auras pas de souci.

Michèle sourit, elle aimait cette capacité de Chantal à ne jamais paniquer et toujours voir le travail positivement. On la sentait capable de soulever des montagnes et elle ne se laissait jamais abattre. Pour fêter ça, elle alla chercher un « petit remontant », comme elle disait.

— Tiens, Chantal, goûte-moi ça. Ce sont les meilleurs chocolats de Paris, ils sont fourrés. Ça vient d’où tu sais, fit-elle avec un air mystérieux en ouvrant la boîte beige clair aux filets rouges et à l’étiquette dorée. C’est mon nounours qui me les a offerts, il veut que je profite de tout.

Michèle était conviviale. Elle aimait les bonnes choses et elle aimait surtout montrer que « Nounours », son amant chef cuisinier, la gâtait. Il la fournissait régulièrement en chocolats et sucreries diverses puisées directement à la source intarissable des cuisines de l’Elysée, et Michèle était fière comme si l’aura du Palais présidentiel rejaillissait dans le placard de son pressing.

— Je trinque à notre bonne étoile, dit-elle en enfournant le chocolat avec un large sourire qui éclairait joliment son visage rond.

— Mmmm, fit Chantal en croquant dans le fondant d’une ganache bien noire, c’est délicieux.

— Oui, et pas besoin pour ça d’aller s’installer à la salle Chambord. Au fait, je ne t’ai pas dit.

Chantal cessa de déguster.

— Quoi ?

— Roger a viré tes deux pimbêches de la salle Chambord.

— Non ?

— Si ! Il vient de m’appeler, il était en rogne parce qu’il n’a pas pu les avertir à l’avance et du coup elles y sont quand même allées. Elles ont descendu l’escalier et quand elles sont arrivées en bas, elles se sont retrouvées comme deux cruches. Tout était complet. Roger était vert en les voyant arriver, et du coup tu devineras jamais où il les casées.

— A la salle à manger Versailles, en classe touriste.

— Non. Mieux que ça, beaucoup mieux. Il te les a mises en cuisine, ni plus ni moins !

— Non ! Et qu’est-ce qu’elles ont dit ? Elles ont accepté ?

— Elles n’ont pas eu le choix, parbleu ! Ça leur apprendra de vouloir faire les intelligentes et de nous dire comment il faut parler. Non mais ! Cela dit, je ne dois pas refaire le coup à Roger une troisième fois. Il ne marcherait plus. Mais je doute que ces deux prunes y reviennent, la leçon a dû être rude.

Chantal secoua la tête, l’air de dire à Michèle : « tu exagères quand même ! », mais elle ne put s’empêcher d’éprouver une certaine satisfaction. Elle imagina Béatrice et Sophie dans le boucan au milieu des vapeurs, et elle sourit.

— Allez, au boulot, dit Michèle en prenant un dernier chocolat avant de ranger la boîte, satisfaite de sa petite vengeance.

Chantal ouvrit le hublot de la grosse machine à laver et y enfourna les serviettes sales les unes après les autres. La nuit était tombée et elle ne s’en était même pas aperçue. La journée avait passé si vite. Elle avait complètement oublié Gérard et l’affaire de la coursive. Personne ne l’avait fait chercher et Michèle ne lui en avait pas parlé non plus. Or, s’il avait dû se passer quelque chose de grave pour Gérard, elle l’aurait su. Chantal poussa un soupir de soulagement. Demain l’incident serait oublié, il y aurait autre chose de plus urgent à traiter et son frère ne serait pas inquiété. Elle se dit qu’encore une fois elle s’était fait du souci pour rien, comme toujours, et qu’elle aurait mieux fait de ne pas s’en mêler en allant voir cette passagère. Enfin, apparemment tout rentrait dans l’ordre.

— Heureusement ! pensa-t-elle. Soudain elle s’interrompit :

— Oh là là, fît-elle en montrant une serviette à Michèle. Tu as vu, regarde ces traces de rouge à lèvres. Mais... il y en a partout, sur toutes les serviettes !

Dépliant les serviettes les unes après les autres, elle désignait des traînées rouges, roses, beiges. Effectivement, il y en avait partout.

— Du linge si beau ! Quel massacre !

— Zut de zut, fit Michèle, consternée.

— Qu’est-ce qu’on fait ?

— Tout ce qu’on peut. Ça doit redevenir blanc de blanc. La consigne est impérative et il n’est pas question de faire dans l’à-peu-près. On me l’a répété mille fois aux réunions d’embauché : « Sur le France, le linge doit être absolument im-pec-cable. » J’aurais dû y penser, qu’elles forceraient sur le maquillage ! Une traversée pareille, elles mettent le paquet !

Michèle vérifiait les dégâts, désolée. Il y avait aussi beaucoup de traces de fond de teint.

— Tant pis, on va forcer sur les produits, mais je ne crois pas qu’on les aura du premier coup. Il faudra les passer deux fois, quelle galère ! On y est pour un bon moment ! Les rouges qu’elles mettent l’hiver sont toujours plus coriaces que ceux de l’été, ce n’est pas simple. Pourvu qu’on ne doive pas faire trois passages. J’aurais dû prévoir plus de café.

— Bof, fit Chantal, autant ne pas perdre de temps. De toute façon il est mauvais ce café. Je ne sais pas pourquoi, je n’arrive pas à le boire.

— Sur un bateau le café n’est jamais bon. C’est le roulis qui le gâche. Allez, continue d’enfourner, va, sinon on n’y arrivera jamais !

Au-dehors le vent soufflait par rafales, et, aux reflets de la lune sur l’océan, Chantal devinait par le hublot la houle qui enflait. La tempête s’était préparée toute la journée mais là, ça n’allait plus tarder à éclater. Il faudrait s’accrocher !