19

Après cette nuit mouvementée, une fois douchée, maquillée, soigneusement coiffée, Sophie s’apprêtait à passer un vêtement pour aller prendre le déjeuner avec les autres journalistes. Elle repensait à l’officier quand on frappa à la porte. Une voix féminine se fit entendre. On devinait la tension à sa façon de parler, rapide et saccadée. Un peu inquiète, Sophie hésita à réveiller Béatrice, mais cette dernière dormait encore à poings fermés.

— Je suis Chantal... c’est moi qui vous ai porté les boissons hier avant le « dîner »... j’étais avec le malade cette nuit... dans la coursive. Je dois vous parler... c’est urgent.

C’était effectivement la voix de la serveuse. Soulagée, pensant avoir des explications à la scène de la veille, Sophie entrouvrit la porte :

— Ah, c’est vous ? Que vous arrive-t-il ?

— Je voudrais vous expliquer, pour hier soir.

— Que s’est-il passé, c’était grave ?

— Euh... non, pour le malade c’est résolu, il est sauvé. Mais c’est un peu long, il faudrait que je vous explique tout ce qui s’est passé. C’est important.

Intriguée, Sophie accepta.

— Attendez-moi là, je finis de me préparer, lança-t-elle de ce ton énergique qui la caractérisait. Vous me raconterez en m’accompagnant, je vais prendre le petit déjeuner et je ne sais pas exactement où se trouve la salle.

Laissant Chantal patienter dans l’entrebâillement de la porte, elle se dirigea vers l’armoire-penderie, en fit glisser les panneaux anti-vibratoires de formica ivoire et en tira deux, puis trois vêtements, qu’elle mit devant elle, face à la glace au-dessus de la commode de métal clair pour juger de l’effet. Elle prenait son temps. L’urgence de Chantal ne la pressait en aucune façon. Elle se décida enfin pour un tailleur jupe gris perle et fila le passer dans le coin salle de bains. Puis elle s’assit face à la glace et commença à essayer des boucles d’oreilles. Quand il fut acquis qu’elle mettrait les perles assorties au gris du tailleur, elle s’occupa de donner un ultime coup de brosse dans ses cheveux qu’elle avait légèrement décoiffés en passant ses vêtements.

Pour Sophie, la vie reprenait son cours et elle terminait ses préparatifs, indifférente à tout sauf à elle-même. Chantal brûlait de lui dire de se dépêcher. On l’attendait à son poste et elle ne pouvait pas se permettre de traîner. Mais elle rongeait son frein et, dans son tablier de travail de coton blanc soigneusement boutonné, elle patientait.

Il y avait dans le rituel de Sophie un art du soin qui la stupéfiait. Elle se revit le matin même devant le lavabo des toilettes communes aux employées, tirant ses cheveux en arrière et les nouant en queue-de-cheval avec un élastique d’un geste sec et brusque de façon à les discipliner et à ne plus avoir à s’en préoccuper. Quelle différence avec cette Sophie qui prenait tout son temps, lissait sa chevelure, re-lissait, soulevait une mèche, jugeait de l’effet, et enfin vaporisait d’un nuage de laque. Maintenant que la coiffure semblait lui convenir, Sophie tapotait ses joues et les voilait d’une poudre délicate pour faire affleurer du rose sur son visage et l’assortir au gris des perles et du tailleur. Chantal, fascinée, en oublia son exaspération. Complexée d’une légère couperose, elle se revit en train de frotter énergiquement son visage comme s’il fallait le débarrasser d’on ne sait quelle saleté. La propreté sous toutes les coutures, c’était son idée à elle de la beauté.

« Venez vous récurer », disait sa mère quand elle les trempait, elle et son frère, dans la lessiveuse qui servait de baignoire au temps de leur petite enfance. C’était avant l’arrivée d’Andrei, avant que cette même mère, dégoûtée par l’alcool du père, ne les quitte définitivement. Depuis ce temps-là, Chantal « récurait » tout, y compris elle-même.

— Ça y est, je suis prête.

Sophie souriait, satisfaite. Elle semblait à peine maquillée, c’était raffiné, simple et naturel. On aurait dit qu’elle n’avait rien fait, et pourtant elle y en avait passé, du temps ! Chantal n’en revenait pas.

— Allons-y et racontez-moi, dit Sophie. Que s’est-il passé hier soir ?

Elles s’engagèrent dans la coursive en direction des ascenseurs pour rejoindre la salle du petit déjeuner. D’une seule traite et sans rien cacher, Chantal raconta tout. Médusée, Sophie écoutait le récit invraisemblable d’une bouteille de Champagne inconsciemment jetée la veille par ses amis jusqu’à cette menace de licenciement qui planait sur cet ouvrier qui avait sorti la tête à l’extérieur au mauvais moment.

— Mon Dieu ! dit-elle, toute retournée en songeant que la bouteille était peut-être celle de Béatrice et qu’elle même aurait pu l’empêcher de la jeter par-dessus bord. J’espère que votre frère est allé se faire soigner, une bouteille sur la tête, à pareille hauteur, comme il a dû souffrir !

— La blessure, ce n’est rien, s’empressa Chantal. Mais mon frère risque son emploi. S’il devait quitter le France, ce serait terrible.

— Il risque son emploi ? Et pourquoi ?

— Parce qu’il n’aurait jamais dû perdre son sang-froid. S’il s’était contenté de râler sans chercher à savoir d’où provenaient ces chocs contre la coque, nous n’en serions pas là. Lui, il s’est énervé, c’est vrai, mais il est consciencieux, il a voulu comprendre et il est allé vérifier. Ces chocs, ça aurait pu être quelque chose de dangereux pour le navire et pour tous les passagers. Il a fait son travail et pourtant c’est lui qui risque d’être licencié pour faute grave à cause de cette fichue bouteille qui l’a mis dans une colère noire. C’est la guigne d’être tombé sur ce malade.

Sophie écoutait, l’air compatissant, mais elle ne comprenait pas où Chantal voulait en venir. En l’observant, cette dernière réalisa que ses explications étaient bien loin d’être suffisantes pour emporter l’adhésion de la passagère. L’avenir professionnel d’un ouvrier perdu dans les entrailles du France, qu’est-ce que ça pouvait bien représenter pour une jeune femme comme ça ? Bien peu de chose sûrement, en tout cas elle ne devait avoir aucune idée du désastre que ce serait pour elle et son frère. Et elle se prit à douter. Andrei avait peut-être raison, il aurait peut-être mieux valu se taire et mentir. S’en tenir à la version première, affirmer ne pas avoir vu ces hommes. Ceux de la bordée faisant bloc, ça aurait été une version contre une autre. Celle des ouvriers contre celle d’un officier et d’une passagère. Personne n’aurait pu trancher de façon sûre, et Gérard aurait eu une chance d’échapper à la sanction. Alors que maintenant il était impossible de faire marche arrière. La passagère savait tout.

Chantal n’avait pas dormi de la nuit, et la journée précédente elle avait travaillé sans relâche. Elle ne savait plus trop où elle en était. Épuisée, portée jusque-là par la volonté de sauver son frère, elle sentit ses jambes se dérober. Elle s’appuya contre la paroi de la coursive.

— Mon Dieu, mais qu’est-ce qui vous arrive, vous êtes toute pâle ? Restez là, je vais chercher quelqu’un, s’exclama Sophie en la voyant dans cet état.

— Surtout pas, cria Chantal tout en lui agrippant le bras pour la retenir, ce n’est rien, ça passe déjà, je suis fatiguée, je travaille au pressing très tard dans la nuit. Attendez, juste une minute.

Chantal se reprit très vite. Il lui fallait immédiatement trouver quelque chose de fort, quelque chose qui parlerait à Sophie, qui la ferait réagir. Mais quoi ?

— Moi qui pensais faire un voyage de rêve, je ne m’attendais pas à de pareils événements, soupira alors Sophie. Je ne vous cacherai pas que j’avais quelques craintes, mais voyez comme on peut se tromper. J’ai peur de la mer avec toutes ces histoires de naufrages, surtout celui du Titanic, c’est affreux ! J’y ai beaucoup pensé avant d’accepter le voyage, et voilà que je tombe sur une histoire idiote de bouteilles jetées à la mer. Décidément, on pense toujours au pire alors que ce sont les petites histoires qui nous créent des problèmes.

En l’écoutant employer ces termes, « petites histoires », Chantal comprit qu’elle était loin du compte avec Sophie. Mais elle eut comme une révélation. Le Titanic allait la sauver. Il fallait faire monter l’angoisse, montrer que cette histoire aurait pu tourner au drame si Gérard n’était pas intervenu. Agrippant Sophie par les épaules, elle se mit à la secouer :

— Justement ! Quand le Titanic a heurté l’iceberg, il n’y a eu qu’un seul choc. Souvenez-vous, on en a beaucoup parlé. Personne n’a accordé à ce choc l’importance qu’il méritait et, bien après, on s’est demandé pourquoi. On sait aujourd’hui que si tout le monde avait réagi à temps, bien des vies auraient pu être sauvées. Quand Gérard a entendu le choc des bouteilles contre la coque, il n’a pas compris ce que c’était, mais lui, il est allé voir. Qui sait ce qui peut se produire à l’extérieur d’un navire ? Et s’il s’était agi d’un iceberg qui avait éraflé la coque sans que personne d’autre n’y prête attention ? Il faut la vigilance de tous. Gérard a fait son devoir de marin pendant que d’autres faisaient la fête.

Chantal avait visé juste. La comparaison avec le Titanic et l’évocation immanquable du drame terrible que les négligences successives des uns et des autres avaient provoqué eurent sur Sophie un effet foudroyant. Décidée à emporter la cause en dépit de toute vraisemblance, Chantal en rajouta :

— Les casseurs de bouteilles vont continuer le voyage sans être inquiétés alors que ce sont eux les premiers coupables, les seuls coupables. Ce sont des inconscients ! Ça aurait pu être dramatique. On ne sait jamais, si ça avait heurté un hublot et brisé une vitre. L’eau aurait pu s’infiltrer sans que personne ne s’en aperçoive !

Sophie frissonna d’une terreur rétrospective. Sa peur des grands océans resurgit. La vision apocalyptique d’un naufrage s’engouffra dans son cerveau, et dans ce contexte pourtant peu crédible du France coulant à cause d’une bouteille et d’un hublot cassé, le frère de Chantal lui apparut comme un sauveur. Quant à ses amis, et elle-même qui n’avait pas eu l’idée de les arrêter sur la terrasse, ils n’étaient plus à ses yeux que de très dangereux irresponsables.

— Comptez sur moi, dit-elle d’une voix émue. Je vous aiderai, je vous en fais la promesse. Je vais aller parler au commandant pour votre frère, tout lui expliquer.

Tout expliquer ! Chantal, qui s’était crue sauvée la seconde d’avant, était maintenant effrayée.

— Non ! Surtout pas ! Il ne faut rien dire.

— Pourquoi ? reprit Sophie, surprise de cette volteface. Comment comptez-vous faire si vous ne vous expliquez pas ? Il faut dire la vérité. C’est la seule façon de protéger la situation de votre frère.

C’était mal parti pour demander à Sophie de mentir et de convaincre l’officier. Chantal ravala sa demande. Mais d’où sortait cette passagère pour croire qu’il suffisait de dire la vérité pour qu’éclate la justice ? Qui était-elle, qui croyait qu’elle serait entendue et comprise ? Elle ignorait donc tout de la vie, elle était trop naïve. Chantal savait, pour l’avoir vécu, qu’on se compliquait rarement à chercher la vérité. S’il y avait une victime, il fallait au plus vite un coupable. Ce serait Gérard et ça résoudrait tout. Le France devait continuer sa route sans le moindre incident.

Chantal regardait maintenant Sophie la toiser l’air buté, et elle regrettait amèrement son initiative. Andrei avait vu juste. Ce serait une parole contre une autre. Seul le mensonge aurait sauvé Gérard. Maintenant il fallait qu’elle répare sa bêtise et que cette passagère accepte d’oublier tout ce qu’elle lui avait raconté. Il ne restait plus que cette solution.

— Puis-je vous demander alors de ne pas faire part de ma démarche et d’oublier tout ce que je vous ai dit ?

Décidément, Sophie n’y comprenait rien de rien. Au lieu de profiter de son aide et de son témoignage qu’elle jugeait précieux, la serveuse les refusait.

— Je vous en prie.

Elle insistait et sa voix s’était faite suppliante. Ébranlée, Sophie accepta. Après tout, se disait-elle, si cette histoire est vraie, les premiers coupables c’était Béatrice et le photographe avec les bouteilles, et puis, cette fille était compliquée mais elle avait quand même l’air sincère. Son frère était certainement innocent et toute cette affaire n’était qu’une succession de mauvais événements.

— C’est d’accord, dit-elle, je ne dirai rien.

Elle lut le soulagement sur les traits de Chantal, et elle en éprouvait tout autant. Elle n’avait aucune envie de commencer ce voyage par des histoires compliquées, et elle avait horreur de ce qu’elle appelait des « embrouilles ».

Chantal s’éloigna après l’avoir remerciée.

— Zut ! fit Sophie qui se retrouvait seule dans une coursive interminable. Maintenant je ne sais même pas où aller pour le petit déjeuner. Quelle idiote, j’aurais mieux fait de demander à cette fille de m’y conduire. Elle me devait bien ça après tout le temps qu’elle m’a fait perdre !

Et elle partit à la recherche d’un ascenseur en râlant, convaincue d’être trop sensible aux affaires des autres et se jurant de ne plus se faire avoir. Décidément, avec ces contrariétés successives, ce voyage ne se passait pas du tout comme prévu.