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Quand elle entra dans la salle du petit déjeuner, ouverte sur la mer, après une longue quête dans d’interminables coursives et ponts, son visage s’éclaira. Là, tout n’était que délices. Sur la longue table du buffet, les mets s’alignaient, opulents et divers. Fruits, laitages, thés et cafés aux couleurs du monde, chocolats et viennoiseries tout juste sorties des fours, pains croustillants, beurre onctueux, confitures maison de toutes sortes, la vie sur le France en ce matin de février 1962, c’était le paradis. Les serveurs passaient et repassaient avec aisance entre les tables, offrant généreusement ces mets frais et exquis. Sophie rejoignit Béatrice, qui était arrivée avant elle. À la table, il y avait aussi le photographe et trois autres confrères.

— Qui c’était, cette fille ? dit Béatrice. Vous m’avez réveillée tout à l’heure en parlant. Qu’est-ce qu’elle voulait ?

Sophie n’avait aucune envie de raconter cette histoire qu’elle jugeait sans queue ni tête, de plus elle avait fait la promesse à Chantal de se taire.

— Une serveuse.

— Oui, et alors, qu’est-ce qu’elle voulait ?

— Rien, c’était pour me parler des boissons du soir.

— Tout ce temps pour des boissons ! Et où étais-tu passée ?

Mais l’Académicien s’avançait, évitant à Sophie d’avoir à répondre. Elle s’empressa de le saluer et de lui faire une place.

— Permettez, dit l’Académicien fraîchement rasé et tout heureux de l’accueil en s’installant entre les deux jeunes femmes.

— Les meilleures places sont toujours pour vous, nota avec ironie le photographe qui avait encore ses lunettes noires sur le nez.

L’Académicien fit mine de fouiller à travers l’opacité des verres de son interlocuteur.

— Comment fait-on pour vous parler droit dans les yeux ? questionna-t-il, moqueur à son tour, ragaillardi par cette belle matinée et cette charmante compagnie.

Le photographe, légèrement avachi sur son siège, les jambes nonchalamment allongées sur le côté de la table, ne parut pas le moins du monde ému par la question.

— Pourquoi, fit-il en soulevant ses lunettes. Vous aviez l’intention de me parler d’homme à homme ?

— Oh, oh !... fit l’Académicien en se penchant vers lui, je vois là des cernes qui en disent long sur votre vie nocturne.

Le photographe laissa retomber ses lunettes sur son nez.

— Tout le monde n’a pas votre âge, dit-il en posant ostensiblement sa main sur le genou de Béatrice. Moi la nuit, contrairement à vous, j’ai encore des choses à faire.

Surprise de ce geste ambigu et très contrariée, Béatrice repoussa vivement la main du photographe. Elle allait dire un mot pour dissiper l’allusion, quand elle fut interrompue par l’autre journaliste. Rédacteur au même journal que le photographe, il trouvait que ce dernier se relâchait et il se dit qu’il était temps de le remettre sur les rails. Le travail n’attendait pas.

— Tiens, tiens ! Tu as autre chose à faire ? Et quoi ?

— Ben... profiter des bonnes occasions, par exemple ! fit l’autre en clignant de l’oeil plein de sous-entendus.

— Si tu veux mon avis, reprit l’autre, tu aurais mieux fait d’être au bon endroit au bon moment pour photographier un événement qui s’est produit sur le bateau pendant la nuit.

Le photographe se redressa sur sa chaise. Aurait-il raté quelque chose ? Il replia ses jambes, enleva ses lunettes, et posa ses deux coudes sur la table face au journaliste. Quand on parlait travail, il était immédiatement sur le pied de guerre.

— Qu’est-ce qu’il y a eu cette nuit ?

— Tu as raté une photo, dit l’autre en prenant volontairement un air grave.

Sophie dressa l’oreille. Allaient-ils parler de l’accident, du malade en sang et des deux amis de la serveuse ? L’affaire serait-elle déjà ébruitée ?

Le photographe ne riait plus du tout. Envoyé d’un grand hebdomadaire sur le France, il avait pour mission de ne passer à côté de rien, il devait être à la pointe de l’information. Il eut un coup au coeur.

— Mais dis-moi ce qui s’est passé, bon sang ! Et Max ? Il y était ?

Max était sa bête noire, dans le milieu on le surnommait le paparazzi, dernier qualificatif à la mode à cause d’un personnage de La Dolce Vita. Ce personnage était un photographe qui attendait les stars en Vespa à la sortie des palaces et qui fonctionnait comme un chasseur. Ses photos faisaient fureur dans les magazines. Comme lui, Max était toujours informé avant tout le monde grâce à ses multiples réseaux dans les palaces de la capitale. Il ne reculait devant rien et n’hésitait pas à ouvrir les portes pour surprendre les idylles naissantes ou occasionnelles. Depuis quelque temps, des jeunes arrivaient sur le marché et, comme lui, ils traquaient les vedettes de la chanson et du cinéma à toutes les heures du jour et de la nuit. Ça se vendait bien. Mieux que la bonne vieille info. La profession changeait et ces photos prises sur le vif déferlaient en masse sur les bureaux des rédactions. Brigitte Bardot en bikini à Saint-Tropez avec un nouveau fiancé, Claudia Cardinale sortant en catimini du Plaza Athénée, on voulait de plus en plus de « sensationnel ». Plus question de se contenter des grands coups prévus à l’avance, il fallait être sur le qui-vive jour et nuit, traquer la star. Pas une minute de répit. L’idée que son concurrent ait pu faire une photo sensationnelle si vite sur le France tétanisait le photographe. Sa carrière était en jeu.

Sophie ne perdait pas un mot de la conversation mais se gardait bien d’intervenir. De quoi parlaient-ils et que savaient-ils exactement ?

— Dis-moi, c’est une histoire d’amour ! rugit le photographe, sûr d’avoir trouvé. Qui c’était ? Juliette Gréco ?

— Je ne dirai rien...

— Michèle Morgan ?

— Pas un mot de plus.

— Pitié, arrête de me balader, mets-moi sur une piste ! geignit le photographe.

— Laisse tomber, idiot, coupa le journaliste, agacé, ça n’a rien à voir avec une aventure. Cette nuit, un passager a été hospitalisé sur le navire de toute urgence. Il était dans un sale état pour soi-disant une crise d’épilepsie. En fait, il a fait une crise cardiaque.

— Un malade ! Pfff, on s’en fout, répliqua le photographe soudain très soulagé. À la rédaction ils veulent du beau, du qui fait rêver. Un couple et un baiser dans la nuit en plein vent à la proue du France, je fais la photo et elle est à la une. Mais un type allongé sur un lit d’hôpital, c’est glauque, même en dernière page, personne n’en voudra. Un malade, c’est pas un scoop, c’est tout au plus un emmerdement. Point final.

— Max a fait la photo.

Le photographe sursauta. Si le paparazzi avait fait la photo c’est qu’il se passait quelque chose d’autre. Mais quoi ?

— Et pourquoi il a fait une photo, ce con ?

— Justement parce qu’il est moins con que toi. Enlève tes lunettes et réfléchis deux minutes. Une opération en pleine mer. La consultation médicale s’est faite à plus de quatre mille kilomètres de distance, au coeur de l’océan. Ça te parle ?

— Ben...

— Ça devrait, pourtant. Parce que ça ne se fait pas comme ça. C’est grâce à la technologie très performante du France que le malade a pu être sauvé. En moins de trois quarts d’heure, le médecin de bord a pris un électrocardiogramme avec les installations de bélinographie. Il l’a collé sur un carton, cinématographié, réduit, et envoyé à Paris. Ça s’appelle une première médicale ! Et toi tu demandes pourquoi Max a fait la photo du type ?

— Ben...

— C’est un miraculé, ce mec. Sauvé par la technique ! Allez, grouille-toi. J’ai déjà écrit l’article et le type est toujours à l’hosto. Tu as du bol !

Le photographe fila sans demander son reste. Il fallait à tout prix l’image du « miraculé ».

Soucieux de passer à des sujets plus distrayants, l’Académicien se tourna vers Sophie et Béatrice et demanda d’un ton léger :

— Et vous, mesdemoiselles, de quels événements mondains plus gais allez-vous nous entretenir ? Je suis sûr que votre oeil féminin aura saisi ça et là quelques bonnes anecdotes ?

— Moi, à votre place, intervint le journaliste avant qu’elles n’aient eu le temps d’ouvrir la bouche, je ferais un papier sur les robes de soirée. Au prix des tissus, hier soir elles étaient incomparables. Quel luxe ! Assorties au prix du caviar.

— Et les bijoux ! Vous oubliez les bijoux ? s’empressa d’ajouter le voisin de Sophie qui signait dans un journal économique et venait profiter et se moquer aux frais de la princesse, manière d’avoir la conscience tranquille. Moi, j’ai été ébloui par les pierres précieuses que portaient ces dames, et j’en ai conclu que les affaires de ces messieurs étaient au zénith. Faites un papier sur les bijoux, les filles, ça vaut le coup. Ça pèse lourd, et ça en dit long !

L’occasion pour Sophie était trop belle de leur en faire rabattre. Ils avaient l’air si sûrs d’eux qu’elle faillit dire : « J’y étais cette nuit, j’ai assisté à tout l’accident depuis le début. On a autre chose à faire que parler des bijoux et des robes ! » Non mais ! Est-ce qu’elles leur donnaient des conseils pour leurs articles ?

Mais Béatrice la devança. Elle avait tellement en travers l’allusion du photographe qui avait laissé croire qu’elle aurait passé la nuit avec lui alors qu’il n’en avait rien été, qu’elle sauta sur l’opportunité de démentir.

— Nous ne parlerons ni de robes ni de bijoux. J’ai déjà écrit un papier sur les cuisines du France. Les chefs ont préparé par avance pour le dîner de ce soir de grands desserts avec d’immenses noeuds en sucre de toutes les couleurs. Ils ont aussi sculpté un bloc de glace pour servir le caviar. J’ai écrit l’article cette nuit en rentrant dans ma cabine après la fête sur la terrasse, et je l’ai téléphoné tout à l’heure à la rédaction, précisa-t-elle en insistant pour bien faire comprendre où elle avait passé la nuit. D’où ma fatigue de ce matin.

Aux sourires condescendants qu’affichaient les confrères, Sophie voyait que Béatrice s’enfonçait avec son histoire de noeuds en sucre, alors qu’elle disait la vérité. Pendant ce temps, l’Académicien s’était fait servir un thé de Chine. Il était plongé dans la dégustation de viennoiseries qu’il trouvait succulentes, au vu des mimiques qu’il faisait en les absorbant. Mais il réfléchissait à autre chose.

— Au fait, mon jeune ami... dit-il soudain, ignorant la réponse de Béatrice et s’adressant au journaliste. A-t-on dit pourquoi ce passager avait eu une crise cardiaque ?

— Non, et je m’en moque, répondit l’autre. C’est la première médicale, le sujet, pas la crise cardiaque.

L’Académicien hocha la tête, il avait oublié Béatrice et se fichait visiblement de la réponse à la question qu’il lui avait posée. Exaspérée de ce mépris, Sophie explosa :

— Ce qu’on dit vous intéresse manifestement beaucoup, dit-elle d’un ton vif.

— Mais qu’est-ce qui vous prend ? rétorqua le journaliste, tout en enfournant un croissant.

— Et vous continuez à vous gaver de croissants en vous imaginant que vous faites tourner le monde. Bientôt vous ne tournerez plus que sur vous-même vu ce que vous ingurgitez !

Très ennuyé de ce coup d’éclat qui faisait se tourner les regards des autres passagers vers eux, l’Académicien allait à son tour tenter de se défendre en minimisant la querelle, quand Sophie reprit la parole :

— Au fait, pour cette nuit, vous êtes tous très loin de la vérité sur cet accident. Moi, j’y étais.

Et elle se leva :

— Si on allait à la piscine ? dit-elle à Béatrice. Il paraît qu’elle est magnifique, ça nous ferait du bien après tout ce qu’on a mangé hier.

Béatrice se leva d’un bond.

— Quelle bonne idée ! Allons-y tout de suite.

Elles quittèrent les lieux, complices, sous le regard perplexe des deux hommes qui regrettaient déjà leur élégante compagnie.

— Je ne comprendrai jamais les femmes, soupira le journaliste. On les adore et on ne leur demande que de nous éblouir et de nous mettre à leurs pieds avec leur grâce et leur beauté. Or, elles veulent jouer aux mêmes jeux que nous, faire les grandes enquêtrices. À quoi bon ?

— C’est peut-être qu’elles n’ont aucune envie de voir les hommes à leurs pieds, conclut l’Académicien, malicieux, tout en portant à ses lèvres la tasse de thé fumant. Elles les préfèrent debout.