Après le dîner, Béatrice et Sophie, qui avaient décidé de rentrer à leur cabine pour en profiter pleinement, étaient tombées dans le hall central sur toute l’équipe qui repartait comme la veille, au bar de l’Atlantique « faire la fête et finir la nuit ». Elles s’étaient laissé convaincre, mais, cette fois, Béatrice s’était juré de ne pas boire. L’expérience de la première soirée l’avait refroidie.
Elles arrivèrent parmi les premiers. Sophie put apprécier l’élégance moderne du lieu. Avec ses cloisons en panneaux de vachette noire rivetés or, ses dalles de verre multicolores et ses chauffeuses de rilsan jaune, avec ses bouteilles d’alcool doré derrière le bar, ses bouquets d’oeillets sur des tables basses aux piètements laqués et aux plateaux de formica ivoire ou orangé, le bar de l’Atlantique était d’un luxe intime et sensuel. Elles s’installèrent sur de hauts tabourets aux lignes géométriques et aux sièges gainés de cuir orange. Le photographe s’empressa. Mais alors qu’il tentait de tirer son siège pour se rapprocher d’elles, il s’aperçut qu’il était impossible de le déplacer. Son piètement d’acier était rattaché au comptoir du bar.
— Zut de zut ! fit-il, contrarié. Qu’est-ce que c’est ce que ces tabourets ! Si on ne peut même pas les tirer pour se rapprocher des belles filles, alors à quoi ils servent ?
Il se croyait réellement irrésistible. Or, après la façon dont il s’était comporté avec Béatrice, Sophie n’avait qu’une envie : le remettre à sa place. Elle saisit l’occasion.
— Vous vous demandez à quoi ça sert que ces tabourets soient accrochés ? dit-elle d’un ton impertinent. Mais tout simplement à éviter de se retrouver collées à des individus qu’on ne souhaite pas forcément avoir trop près de soi.
Cette pique agaça le photographe au plus haut point, d’autant qu’il souhaitait s’approcher de Béatrice et non pas de cette Sophie qu’il jugeait peu abordable et un brin pimbêche avec ses airs de moraliste qui ne boit pas, ne fume pas et ne participe pas aux fêtes au champagne. Lui, il aimait la fête et les filles qui ne voient pas d’inconvénient à passer de bons moments. Sa philosophie sur ce point était des plus simples. Il fallait commencer par boire une fois, deux fois, trois fois et bien au-delà. Il avait bien noté que même les jeunes femmes les plus réticentes devenaient plus sensibles à son bagout après avoir ingurgité nombre de flûtes de champagne. Il appartenait à la catégorie des séducteurs qui ne supportent pas de se voir repoussés, et chez qui la moindre réticence peut entraîner une violente fureur de vaincre.
— Tu vas voir celle-là comme je vais te la faire plier, dit-il à voix basse en se retournant vers l’ami installé sur sa gauche.
— N’essaie même pas, on la connaît et tu n’es pas son genre. Tu vas te démener pour rien, tu ne l’auras pas.
Il n’en fallait pas plus pour faire monter le photographe sur ses grands chevaux. Il mettrait cette Sophie dès ce soir dans son lit. Non, mais !
— On parie ? dit-il d’un ton assuré.
— OK, dit l’autre. Combien ?
— Cinq cents francs.
— Cinq cents francs c’est ridicule, aucun intérêt. Si on parie, on parie gros. Moi je mise un zéro de plus.
— Quoi ? Cinq mille ! Tu es malade, ou quoi ?
— Tu es sûr de toi ou tu as peur de perdre ? Piqué, le photographe accepta. Il était incapable de laisser planer le moindre soupçon qui aurait porté atteinte à sa réputation de séducteur. Dans ce petit monde de professionnels qui se retrouvaient très souvent ensemble sur les mêmes reportages, il avait réussi à se créer ce rôle qui lui donnait une existence réelle, mais qui l’épuisait, car il fallait sans cesse l’alimenter. Quand ses alter ego parlaient filles, ils s’adressaient à lui. Il avait le don de créer une ambiance propice aux rapprochements. Ce qui, pour dire la vérité, n’allait pas bien loin et se limitait en général à commander des bouteilles, à les boire et à les faire boire.
— Champagne ! Et des verres pour tous, surtout pour ces demoiselles qui en ont grand besoin, commanda-t-il en lançant un clin d’oeil à son collègue émoustillé.
Pas dupe une seule seconde de ce qui allait s’annoncer, Sophie fit semblant de ne pas avoir entendu et commanda une orange pressée.
— Du jus d’orange ! hurla-t-il, hors de lui. Quelle hérésie ! Mais c’est une offense au bon goût, comment osez-vous ! (Et, s’adressant au barman :) Si vous servez à Mademoiselle un jus d’orange, je vous préviens, je fais un scandale.
Et il se mit à scander en levant les bras et frappant dans ses mains pour entraîner les autres à reprendre avec lui :
— Pour Sophie ! du Champagne ! pour Sophie ! du Champagne ! pour Sophie ! du Champagne ! pour Sophie !...
S’ils critiquaient les excès de leur collègue, les autres les encourageaient la plupart du temps, pour la raison simple qu’ils les trouvaient distrayants. Ravis de l’occasion, ils reprirent en choeur avec lui tout en tapant du pied.
— Pour Sophie ! du Champagne ! pour Sophie ! du Champagne ! pour Sophie !...
Elle se retrouva piégée, dans la désagréable alternative de refuser net, en passant pour une orgueilleuse qui ne sait pas s’amuser et en se mettant à dos toute la petite confrérie, ou d’accepter, en risquant de se voir entraînée après une coupe, à en boire une deuxième, puis une troisième... Or, Sophie ne buvait jamais d’alcool, car elle n’en aimait ni le goût ni les effets. Une seule coupe, et sa tête tournait, le rouge montait à ses joues cramoisies pour ne plus les quitter qu’après de longues heures. Ce dont elle avait horreur. Mais que faire ? Ils étaient là à crier comme des idiots, heureux d’avoir trouvé une victime. Elle devait boire sa coupe, ils n’en démordraient pas.
C’est alors qu’intervint le barman. Jamais Sophie ne dirait assez tout le bien qu’elle pensait des professionnels de talent, en quelque endroit qu’ils se trouvent. Et celui-là était hors pair. Prendre un verre au bar de l’Atlantique sur le France, ce n’était pas boire comme dans n’importe quel troquet où l’on vous laisse faire n’importe quoi pourvu que vous payiez l’addition. Bien sûr il fallait que la fête ait lieu, bien sûr il fallait accepter quelques arrangements avec les clients car il fallait remplir les caisses, mais ça ne devait en aucun cas se faire au détriment d’une règle incontournable : tenue et savoir-vivre.
— Puis-je vous aider, monsieur ? demanda-t-il très poliment au photographe. Je crois savoir ce qu’il faudrait à Mademoiselle. Un zeste de jus d’orange comme elle le souhaite, et un zeste de Champagne offert par vous si gentiment qu’elle ne peut vous le refuser.
Et, sans attendre de réponse, sous les yeux médusés et interrogatifs du photographe qui se demandait s’il n’était pas en train de se faire avoir, il servit dans une coupe le jus d’une orange et, se saisissant de la bouteille de Champagne, il en versa une larme légère sur le jus fraîchement pressé. Puis, après avoir questionné pour la forme le photographe qui ne put qu’accepter la permission de la servir, il tendit la coupe à Sophie.
— Ouf, se dit-elle, sauvée !
Et sans laisser le temps à quiconque de dire quoi que ce soit, le barman enchaîna. Il remplit les coupes des uns et des autres tout en les interpellant pour les leur distribuer rapidement. Il se mit à vanter les mérites du Champagne, pressant les uns et les autres de questions. Chacun se mit à donner son avis et il ne fut bientôt plus question de Sophie. Elle lui adressa un grand sourire empreint de gratitude.
Pendant ce temps, le bar s’était considérablement rempli. Les femmes qui étaient allées changer leurs robes de cocktail en robes du soir et les couples qui s’étaient attardés à table étaient arrivés. On pouvait à peine bouger. Face à l’invasion de ces nouveaux arrivants auxquels se mêlaient des passagers de la classe touriste introduits par ceux qui adoraient transgresser les codes, le petit groupe s’était plus ou moins dissous. Mais le photographe n’avait pas digéré l’épisode du bar parce que l’autre ne le lâchait pas, son pari tenait toujours. Or il n’avait aucune envie ni de perdre la face ni de perdre cinq mille francs, somme astronomique pour sa bourse et il se maudissait d’avoir parié bêtement sur cette Sophie. Comme l’avait averti son ami, elle se révélait inabordable. Il avait fait diverses tentatives dans la soirée, mais en vain. Alors, poussé par son parieur qui le titillait sur son échec, il décida de tenter le tout pour le tout et annonça qu’il allait refaire le coup de la bouteille « à la russe ». Comme il avait déjà bu pas mal de coupes et qu’il était de plus en plus excité, l’ami, bien que fort éméché lui aussi, tenta de le dissuader.
— Mais tu es malade, ou quoi ? fit-il, effrayé. On ne va pas casser des verres dans ce bar.
— On ira sur la terrasse, comme hier soir.
— Impossible, dit un autre, tu as vu la pluie qui tombe dehors, et la tempête ?
— Laissez faire, je vous dis, et suivez-moi, on va aller la chercher. Cette fois, qu’elle le veuille ou non, elle viendra et ça va marcher.
Bien que réticents pour de multiples raisons qui parvenaient confusément à leurs cerveaux embrumés, ses complices le suivirent. Sophie et Béatrice les virent s’avancer vers elles près de la baie vitrée de la terrasse où elles bavardaient avec d’autres connaissances. Le photographe brandissait une bouteille de loin tout en se frayant un passage dans la foule et Sophie comprit qu’il revenait à la charge.
— Oh non ! fit-elle, exaspérée, en s’emparant du verre de Béatrice. Cette fois, s’il insiste, je lui jette ton verre à la figure.
— Chères amies ! lança le photographe d’une voix incertaine tout en affichant un grand sourire, nous venons vous convier à une fête à la russe sous la pluie.
Sophie eut du mal à se retenir. Mais ce n’était ni le lieu ni le moment de faire un scandale. Il avait beaucoup bu et les deux autres qui l’accompagnaient visiblement aussi. Il fallait éviter qu’il ne se braque et couper court. Comment ? Que dire pour s’en débarrasser ?
— Vous ne pouvez pas refuser insista-t-il alors en prenant d’autorité le bras de Sophie.
Hélas pour la suite des événements et pour le calme que Sophie souhaitait garder afin de ne pas provoquer le pire, Béatrice, très énervée après ce photographe qui courait après les trophées, et sans doute aussi un peu vexée de cet intérêt soudain porté à une autre alors que la veille elle était le point de mire, s’interposa.
— On ne veut pas de votre compagnie, dit-elle d’un ton sec et méprisant. Nous n’avons aucune envie de trinquer avec vous, ni à la russe, ni à la française, ni d’aucune façon.
Piqué au vif comme on pouvait s’y attendre, le photographe monta immédiatement sur ses grands chevaux.
— Mais ce n’est pas à toi que je parle, ma chère Béatrice. J’ai déjà trinqué avec toi et je n’ai pas envie de remettre le couvert. C’est à ton amie que je m’adresse.
Béatrice blêmit.
— Ça suffit ! coupa Sophie qui sentait que la conversation allait dégénérer. Personne ici ne lancera plus de bouteilles ! Vous avez fait assez de dégâts comme ça hier soir !
Le photographe faillit s’en étrangler.
— Des dégâts ! Quelques malheureuses bouteilles vides et quelques verres à la mer et tu parles de dégâts ! Ma pauvre, si comme moi tu étais allée sur des terrains de guerre, tu saurais ce que c’est que des dégâts et tu ne parlerais pas à tort et à travers.
Il avait pris son ton de grand professionnel, mais il n’eut pas le temps d’en dire davantage. Béatrice, au comble de la rage de le voir insister avec ses insinuations et ses airs de baroudeur, avait pris son verre des mains de Sophie et lui en avait jeté le contenu à la figure. Cela se passa si vite que Sophie n’eut pas le temps d’intervenir et que le photographe, suffoqué, dégoulinant de Champagne et l’esprit obscurci par l’alcool, crut que c’était Sophie qui lui avait jeté le verre. Ridiculisé et comprenant qu’il allait perdre son pari et ses cinq mille francs, il vit rouge et décida que cette fille allait voir ce qu’elle allait voir ! Il en appela à ses amis qui n’attendaient que ça.
— Cette fille est folle, dit-il en riant exagérément pour faire croire qu’il maîtrisait encore la situation, il faut la jeter à l’eau. Venez m’aider !
Sophie n’eut pas le temps de comprendre ce qui allait se passer qu’ils l’entouraient déjà. Ils s’y mirent à trois pour la pousser vers la terrasse avec la ferme intention de lui donner une leçon en lui faisant peur. Après une légère bousculade où seule Béatrice tenta de s’interposer, ils se saisirent de Sophie sous les yeux mi-figue, mi-raisin des autres clients qui n’osaient intervenir, pensant à une farce qui allait cesser au seuil de la terrasse. Sophie elle-même affichait un sourire crispé et, bien qu’inquiète, elle ne se démenait pas plus que ça pour les faire lâcher, pensant qu’ils n’iraient pas loin vu le temps qu’il faisait à l’extérieur. Mais ils ne s’arrêtaient pas et l’emportèrent jusqu’au-dehors. Là, le froid glacial les saisit et sembla un instant réveiller leur lucidité.
— Mince, fit l’un, il gèle.
Mais le photographe était lancé et il tenait à donner une leçon à Sophie. La colère l’avait gagné au point qu’il ne mesurait plus le danger. Il trouvait que pour régler son compte à cette pimbêche, le froid ne suffisait pas. Il voulait qu’elle ait la peur de sa vie. L’océan était déchaîné et la pluie tombait par rafales. A l’intérieur, les clients qui avaient assisté à la scène ne paraissaient pas se rendre compte de ce qui se passait vraiment. Ils pensaient que ces jeunes gens allaient cesser ce jeu et qu’ils allaient revenir. L’un avait même refermé les portes de verre à cause du froid qui s’engouffrait dans le bar. Sophie savait bien que le photographe n’avait pas l’intention de la jeter réellement à l’eau, mais elle le sentait tellement furieux contre elle et dans un tel état d’ébriété que le pire pouvait arriver. Quant aux deux autres, inutile de compter sur eux, ils avaient bu et suivaient comme des idiots. Le bateau se soulevait au rythme puissant de la houle. Ils se rapprochèrent du bord en la tirant. Sophie se débattait maintenant et criait, mais, bien qu’affaiblis, ils avaient plus de force qu’elle et le bruit de la tempête couvrait ses cris. Euphoriques, ils semblaient n’avoir aucune conscience du danger qui était immense.
— C’est toi qu’on va mettre à l’eau ! hurla soudain le photographe. Hier soir c’était les bouteilles qu’on jetait par-dessus bord, ce soir c’est toi qu’on va balancer. Il faut changer d’amusement, tu as raison.
Et sans qu’elle pût les en empêcher, ils la prirent aux poignets et aux chevilles et ils se mirent à la balancer, faisant mine de la jeter par-dessus bord.
— Allez, un, deux, trois...
Le balancement redoubla dans les rires et le vent. Ils glissaient sur le sol trempé de la terrasse, mais se reprenaient, hilares, euphorisés par le contexte et la violence des éléments. Sophie ne voyait plus rien, la pluie se déversait par trombes et l’aveuglait, collait sa robe et ses bas. Entre le jeu et le drame, la ligne est parfois si étroite que ceux qui au cours de leur existence y ont été confrontés savent l’atroce frayeur que l’on éprouve quand l’on voit les autres rire alors que l’on est seul à pressentir le drame. Sophie hurlait et appelait au secours, mais ses hurlements se perdaient dans le vent. Elle voyait le visage triomphant et ruisselant du photographe et des deux garçons. Ils n’étaient plus capables d’évaluer le danger à sa juste mesure et avaient l’air de fous. Elle se vit jetée au milieu de ces eaux déchaînées et glaciales. La scène ne dura pas plus de quelques minutes, mais pour Sophie ce fut une éternité. Elle sut que si elle ne se dégageait pas immédiatement de leur emprise elle allait tomber dans l’océan et mourir. Elle eut alors un de ces sursauts puissants que seule donne la peur de la dernière heure, et elle se secoua avec tant de force et de violence, les mordant aux poignets jusqu’au sang, qu’ils lâchèrent prise et roulèrent tous ensemble sur la terrasse. La tête de Sophie s’en alla heurter l’acier du bastingage auquel elle s’agrippa de toutes ses forces. En contrebas les eaux noires de l’océan cognaient, furieuses. Elle se crut perdue, mais une main se tendit, déjà on l’entourait. Béatrice avait réussi à alerter d’autres amis qui, inquiets de ne pas les voir revenir, étaient sortis pour tirer Sophie de ce mauvais pas.
Maintenant, autour d’elle ils s’empressaient et la seconde d’après elle se retrouvait à l’intérieur, enveloppée dans un grand plaid de laine. Trempés et dégrisés, accablés par les clients qui n’en revenaient pas d’une telle inconscience, le photographe et les deux autres semblaient à peine prendre la mesure de leur acte.
— Vous dramatisez ! expliquait l’un. On la tenait bien et on allait rentrer, on voulait juste s’amuser un peu, il n’y a rien de grave. Un peu d’eau ça n’a jamais tué personne !
Béatrice était suffoquée de ce qu’ils avaient été capables de faire sous l’influence de l’alcool.
— Mais vous êtes de vrais malades, oui ! Vous vous rendez compte qu’elle aurait pu passer par-dessus bord, et vous avec !
— Tout de suite les grands mots, on la tenait bien, on te dit. On est vivants et il n’est rien arrivé, non ! On ne va pas en faire un drame !
Gêné, sentant l’hostilité générale et comprenant soudain que ses amis et lui-même avaient fait les idiots, le photographe, dégrisé, tentait encore de minimiser. Mais au lieu de reconnaître son erreur, il tentait de faire croire qu’il était toujours resté maître de la situation. En fait, il n’en menait pas large, et les deux autres non plus. Ils proposèrent de ramener Sophie à sa cabine pour qu’elle se change et que la fête continue, mais Béatrice les envoya promener. Ce qui donna au photographe l’occasion de se tirer d’affaire, entraînant ses amis pour trouver des passagères agréables et moins compliquées.
Béatrice aurait pu le foudroyer sur place qu’elle n’eut pas hésité une seconde. Mais il fallait s’occuper de Sophie qui était bien mal en point. Elle la ramena à la cabine, la frictionna, lui prépara un bain bien chaud et fit monter un lait bouillant avec du miel. Et quand Sophie fut enfin allongée dans son lit, remise de ses émotions, elle en tremblait encore.
— Tu sais, lui dit-elle, ce qui était terrible c’est que je n’arrivais pas à faire comprendre aux autres que tu étais réellement en danger. Ils me disaient tous que ce n’était qu’une blague. J’ai eu du mal à les convaincre.
Jamais Sophie n’aurait cru que Béatrice pourrait se montrer aussi éprouvée de quelque chose qui lui arrivait. Elle en fut touchée. Béatrice ne l’avait pas habituée à s’inquiéter pour quiconque. Ce qui ne gênait pas Sophie outre mesure et qui, jusqu’alors, lui convenait même parfaitement. Elle était comme elle. Les autres n’entraient dans son champ de vision que s’ils avaient quelque chose à y faire, ce dont elle seule décidait. Ainsi, cette Chantal, qui avait tenté une percée en jouant sur sa fibre sensible et avait failli aboutir, s’était-elle vue balayée sans plus d’états d’âme que ça la seconde d’après. Mais ce soir, dans cette tempête, face au danger et à l’inconscience, une autre Béatrice venait de se découvrir. Bien que personnellement blessée par l’attitude de ce photographe, elle avait dépassé ses rancoeurs sans l’ombre d’une hésitation pour aller au secours de Sophie.
— On frappe.
— Quoi ? Je n’ai rien entendu, tu es sûre ?
Deux coups discrets se firent entendre. Béatrice avait raison.
— Je vais voir, dit-elle. Je te parie que ce sont les autres, ils viennent aux nouvelles pour s’excuser. Comme s’ils étaient excusables ! Reste couchée, je vais leur dire que tu vas très, très mal, comme ça ils passeront une mauvaise nuit.
— N’en fais pas trop quand même.
— Comment ça, n’en fais pas trop ! Ils mériteraient bien pire. On devrait les virer immédiatement du navire. Ils ont de la chance qu’on soit en pleine mer et qu’on ne puisse pas faire de scandale.
Béatrice se faisait encore quelques illusions sur la lucidité de ses collègues qui, au moment même où elle parlait, avaient tout simplement repris le cours de leur soirée arrosée. Le visiteur tardif qui venait de frapper à la porte de leur cabine n’était autre que l’Académicien.
— Ah, c’est vous, dit Béatrice, contrariée.
— Je vois, dit-il sans illusion. Vous attendiez nos amis, sans doute.
— Euh... non.
— Vous auriez pourtant de bonnes raisons. Je suis au courant de ce qui s’est passé.
L’Académicien lui expliqua qu’après avoir joué au bridge avec les Américains, il était passé au bar de l’Atlantique pour s’excuser de cette invitation au dîner « encore ratée ». C’est là qu’il avait appris ce qui s’était passé sur la terrasse.
— Pour nos amis, dit-il, sachez que l’affaire est classée. Ils avouent avoir un peu exagéré, mais ils sont très loin d’en être convaincus. Ils affirment que ce n’était qu’une blague sans gravité et que vous en avez rajouté dans le pathos et dans le drame pour vous faire plaindre.
— Comment ! Nous faire plaindre alors qu’on est parties aussitôt pour ne pas faire d’histoires, alors qu’on aurait pu rester et leur créer de sérieux problèmes !
— Vous avez bien fait de partir. Il valait mieux ramener Sophie au chaud. Mais sachez qu’eux ne se font aucun souci. Votre soupirant d’hier soir était même parfaitement remis. Il fêtait encore ça « à la russe » tout seul sur la terrasse.
— Non !
— Hélas !
L’Académicien avait l’air si furieux après les confrères que Béatrice, qui l’avait jusqu’alors laissé dans l’entrée l’introduisit dans le salon pour voir si Sophie ne s’était pas endormie, et s’il pouvait lui dire un mot. Mais alors qu’il s’avançait, ébloui par la cabine qu’il découvrait, l’Académicien oublia à la seconde où il entrait le motif de sa visite.
— Quelle merveille ! dit-il, époustouflé.
Béatrice eut un temps de réflexion avant de comprendre qu’il parlait du salon. Effectivement, l’appartement Provence offrait une vue sur le Sundeck et l’océan, grâce à un pan entièrement vitré.
— Quel spectacle !
L’Académicien n’avait pu s’empêcher d’écarter les voilages blancs de la baie vitrée.
— Et quelle tempête ! Le commandant me disait en partant à la timonerie qu’il n’en avait jamais connu de pareille sur l’Atlantique Nord. Il avait l’air pressé d’en découdre. Ah, ces marins ! Ils ne sont pas tout à fait comme nous, plus ça tangue, plus ils sont contents !
Un paquet de mer s’écrasa sur le pont et vint éclabousser les vitres de la baie. L’Académicien fit un bond en arrière.
— Quelle tempête, grands dieux ! Nous allons être engloutis !
Vue de cet endroit confortable et élégant, la tempête qui sévissait à l’extérieur était encore plus effroyable qu’elle ne l’était sur la terrasse. Les eaux semblaient jaillir de derrière le paquebot, prêtes à engloutir le salon et ses occupants. Puis elles retombaient en éclatant contre l’acier du pont, ruisselaient et, enfin, disparaissaient jusqu’à ce qu’une autre vague arrive. C’était une scène apocalyptique. On entendait le grondement terrible de l’océan et le sifflement des vents violents. Le navire se soulevait.
— Eh bien ! fit l’Académicien, impressionné, en laissant retomber les rideaux sur la baie vitrée, heureusement que nous avons un état-major de première, parce que sinon je ne dormirais pas tranquille.
Tout en parlant, il se promenait dans la pièce, aussi à l’aise que s’il était chez lui.
— Mais, vous n’aviez jamais visité ce salon ? dit Béatrice légèrement agacée de voir qu’il semblait avoir complètement oublié qu’il était venu pour s’excuser des dîners ratés et pour prendre des nouvelles de Sophie.
— Non, je n’y étais jamais entré.
— Pourtant, c’est bien à vous qu’on doit d’être ici, non ?
— Oui, mais ce n’est pas moi qui y logeais. C’est une star et elle ne m’y avait pas invité. Elle est comme vous, elle préfère les beaux jeunes hommes aux lunettes noires.
Il souriait, moqueur, mais Béatrice n’avait vraiment pas le coeur à rire. Cette soirée l’avait épuisée. Accaparé par sa curiosité, l’Académicien n’avait pas conscience de son agacement et continuait à regarder autour de lui. Il aimait les décors, c’était plus fort que lui, chaque fois qu’il entrait quelque part il s’attardait. Le France était un concentré de cette nouvelle gamme de coloris à la mode et si particuliers. Murs et moquette traités dans un jaune ocre et or, voire un peu moutarde, canapé et fauteuils vert olive aux fins piètements de métal en biais, tapis de laine rectangulaire beige aux motifs bruns et noirs, vases de métal aimantés avec bouquets d’oeillets rouges et blancs et d’anémones assorties, le salon Provence décoré par Moulin était un must et un concentré de ces nouveaux goûts. Nostalgique des temps passés, l’Académicien avait beau tenter de comprendre cette beauté, il ne s’y faisait toujours pas.
— Ça alors ! s’exclama-t-il comme s’il avait enfin trouvé ce qu’il cherchait depuis longtemps, Brayer ! Brayer est ici. Je ne le savais pas.
Béatrice ne comprit pas qu’il parlait de la toile du peintre en vogue, Yves Brayer. Ses connaissances en art étant limitées, elle crut qu’il avait vu quelqu’un.
— Non, dit-elle, surprise, il n’y a personne ici à part Sophie et moi.
Fort heureusement pour elle, il ne l’entendit pas dirigea vers sa découverte accrochée au mur. Passionné d’art, il aurait laissé en plan l’interlocuteur le plus glorieux pour une peinture. L’Académicien était un homme courtois, mais, l’âge avançant, il avait développé des manies de vieux garçon. Oubliant Béatrice, il s’approcha de la grande toile de près de deux mètres de long sur quatre-vingts centimètres de large qui représentait un mas dans la garrigue. Brayer était un peintre coté et l’oeuvre avait été signalée comme un achat majeur du France. Il voulait vérifier.
De l’autre côté de la cloison, dans la chambre, Sophie avait reconnu la voix de l’Académicien. Elle se leva et vint aux nouvelles.
— Tiens, c’est vous ? fit-elle d’un air mi-figue, mi-raisin. Vous venez admirer les tableaux ou nous inviter pour la troisième fois à un dîner inexistant ?
— Je suis heureux de vous voir remise, dit-il en se tournant vers elle, et je constate que votre sens de l’humour est intact. C’est bon signe, j’en profite pour vous dire combien je suis contrarié de ce qui s’est passé pour vous ce soir, pour la terrasse et pour le dîner. Si vous saviez combien j’étais confus en vous voyant descendre l’escalier alors qu’il n’y avait plus de place à la table. Je venais moi-même d’arriver et je n’ai pu intervenir sur l’instant, mais ensuite j’ai essayé de savoir ce qui s’était passé. En vain, je n’y comprends rien et c’est bien la première fois que ça m’arrive.
Il avait l’air si sincère qu’elles comprirent qu’il disait la vérité.
— Dites-moi, interrogea-t-il alors comme si une révélation venait de lui traverser l’esprit...
Elles crurent qu’il avait une idée soudaine et qu’elles allaient enfin savoir qui les empêchait d’aller à ces dîners, et pour quels motifs. Elles déchantèrent vite.
— Est-ce que vous me laisseriez jeter un coup d’oeil dans la chambre ? Je crois que c’est là que se trouve la tapisserie de Picart le Doux.
Avec le sans-gêne dont il était capable quand une préoccupation le guidait, il alla vérifier sans attendre la réponse. Elles l’entendirent s’exclamer tout seul, enthousiaste.
— Cette Pluie d’étoiles est superbe, dit-il en revenant au salon. Je ne suis pas amateur de tapisserie, mais ces grands papillons, ces fleurs étoilées dans ce décor jaune et bleu de la chambre, c’est splendide !
Elles le regardaient, perplexes, et il sembla seulement alors réaliser ce que son intrusion pouvait avoir de déplacé.
— Excusez-moi, dit-il retrouvant d’un seul coup tout son savoir-vivre. Je dois vous paraître bien indiscret, mais je tenais tellement à voir cette tapisserie. Vous ne m’en voulez pas j’espère ? Je visite, je visite, j’en oublie la bienséance.
Avec l’Académicien elles passaient d’un état à un autre. Charmant et délicat, il pouvait tout à coup devenir mal élevé, puis à nouveau émouvant. Difficile de lui en vouloir, il était insaisissable. Et, de toute façon, Sophie était encore si secouée qu’elle en oublia de râler.
— Vraiment, vous êtes très bien installées, reprit-il. Et la compagnie d’artistes comme Yves Brayer et Picart le Doux, avouez que c’est autre chose que celle d’un photographe qui lance des bouteilles à la mer. Non ?
— Ah, ne parlez plus de ces bouteilles de Champagne ! s’exclama Sophie. Après ce qui s’est passé j’espère qu’on n’est pas près de le voir en lancer à nouveau !
— Quelle naïveté, ma chère ! Vous ne pensiez tout de même pas que ce qui s’est passé ce soir lui suffirait comme leçon ? Il y est revenu et il y est encore à l’heure même où nous parlons.
Sophie n’en croyait pas ses oreilles.
— Mais ce n’est pas possible ! On ne peut pas le laisser faire, c’est grave !
Elle s’en étouffait presque de colère.
— Grave, grave, le mot est un peu fort, tempéra l’Académicien. Disons que c’est idiot, complètement idiot.
— Non ! C’est grave, je sais ce que je dis !
Et Sophie raconta l’accident qui s’était produit en bas quand le frère de Chantal avait reçu la bouteille sur le crâne et tout ce qui s’était ensuivi.
— Effectivement, ce n’est pas drôle, marmonna l’Académicien. Mais comment savez-vous tout ça ?
Sophie se mordit la langue. Elle s’en voulait déjà d’avoir tout raconté alors qu’elle avait promis à Chantal de ne rien dire. Maintenant elle allait devoir avouer sa présence sur les lieux la veille dans la coursive. Autant ne pas tourner autour du pot, elle dit tout, le blessé, le sang, l’officier, les médecins, la visite de Chantal. Tant pis pour sa promesse.
— Mais dites-moi, chère Sophie, il vous en arrive des choses ! Quel début de voyage !
— Oui, et je m’en serais bien passée.
— Pour ce soir je vous comprends mille fois. Le jeu était dangereux, mais pour l’autre histoire, si j’ai bien compris, l’incident est clos et le malade guéri, conclut l’Académicien. Toute cette affaire de bouteille de Champagne jetée par-dessus bord aurait pu mal tourner, c’est vrai, mais ça n’est pas le cas.
— Peut-être, s’énerva Sophie, mais, s’ils recommencent ça pourrait mal finir justement
— Sophie a raison, s’insurgea Béatrice. Pourquoi n’avez-vous rien fait pour empêcher le photographe de recommencer ?
— J’aurais voulu vous y voir ! se récria l’Académicien. Avec la tempête, personne ne s’est aventuré dehors. Et puisque vous abordez le sujet, je n’aurai pas le mauvais goût de vous rappeler que les premières bouteilles, vous les avez lancées vous-même...
Prise en flagrant délit, Béatrice ne trouva rien à répondre.
— Mais ne vous inquiétez pas, continua l’Académicien, notre confrère n’avait qu’une bouteille cette fois. J’ai cru comprendre, à ce que m’ont dit les autres, qu’après coup il s’est senti un peu stupide de vous avoir fait subir ce jeu et qu’il a voulu montrer qu’il n’était pas déstabilisé. Ils l’ont laissé faire, pour qu’il se calme. C’est de la psychologie très basique, vous savez.
— De la psychologie très basique ! Mais vous voulez rire ! Ce n’est pas de la psychologie, c’est de la folie furieuse, oui ! Ils ont bu, et parce qu’ils tiennent debout on les croit encore capables de jugement. Or, ils font n’importe quoi.
— N’exagérons rien, chère Sophie. Le seul qui prenne un risque, c’est ce photographe qui, au vu de son état, pourrait bien passer par-dessus bord avec sa bouteille. Mais il est grand et il sait ce qu’il fait, non ? Ce n’est pas à moi de jouer les rabat-joie et d’aller lui faire la leçon. D’ailleurs personne ne m’aurait écouté parce que personne ne m’aurait entendu. Le bar n’est pas immense et il est bondé, la musique est assourdissante, j’ai eu un mal fou à entrer. Il y avait de la fumée de cigarette partout, mes yeux piquaient et, au bout d’une minute j’ai préféré repartir. On se demande à quoi sert le magnifique fumoir des premières ! Tout le monde fume partout, alors... Ne comptez pas sur moi pour y retourner. Je rejoins ma couche et vous conseille d’en faire autant.