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Gérard et Andrei avaient terminé de boire leur café et fumaient une cigarette dans la salle de repos du personnel. À l’arrière du navire, au niveau du pont principal, la vue sur l’océan était dégagée. Gérard regardait fixement par-delà les vitres l’horizon gris de la surface des eaux, et il y voyait comme un mauvais présage. Comme sa soeur Chantal, Gérard était un peu superstitieux. Et comme elle, il ne voulait pas trop que ça se sache. Les copains du syndicat les auraient chambrés. C’était leur secrète complicité à Chantal et à lui. Quand le sort s’acharnait, ils croisaient les doigts et lançaient une prière au ciel. Ils se disaient que d’y croire ne faisait de mal à personne.

Andrei semblait nerveux et agacé. Dans la salle voisine, de jeunes grooms jouaient au baby-foot et d’autres tapaient au ping-pong. Ils faisaient un boucan terrible, sautaient comme des cabris, hurlaient et poussaient des cris chaque fois qu’ils marquaient un but, s’invectivant et s’encourageant tour à tour.

— Ils ne peuvent pas la boucler un peu ! lâcha Andrei qui avait en horreur l’euphorie des jeux collectifs.

— Laisse, ils sont heureux, c’est bien.

— Cette salle est faite pour le repos, pas pour gueuler.

— Oui, mais celle d’à côté est prévue pour jouer, tu ne peux pas l’empêcher. Ils se défoulent.

— Ils se défoulent de quoi ?

Gérard ne releva pas. Andrei n’était pas comme d’habitude. Qu’est-ce qu’il lui prenait de s’énerver contre ces gosses ? Ça ne lui ressemblait pas.

Andrei se leva pour aller claquer la porte de communication entre les deux salles. Les jeux et les cris des jeunes grooms s’atténuèrent. Après son geste, il parut calmé.

Une heure avant, le délégué syndical était venu essayer de comprendre d’où venait le sang qu’on avait trouvé sur la moquette et qui semblait provenir de la chaufferie. Mais il était reparti sans explications. Depuis ils n’avaient eu aucun autre écho des événements de la nuit.

— C’est impossible qu’ils ne disent rien, dit Andrei.

— Ça va venir, lâcha Gérard. De toute façon si ça tourne mal, j’accepterai la décision qu’ils prendront. Je mérite ce qui m’arrive.

Andrei blêmit.

— Tu mérites quoi ? Sa voix s’était durcie.

— De quoi tu t’accuses avant même qu’on te reproche quoi que ce soit ? Tais-toi et ne dis plus rien ! C’est ce qu’on a décidé de faire cette nuit avec l’équipe et c’est ce qu’on a dit à Francis tout à l’heure, non ? On n’y revient pas.

Gérard baissa la tête. La veille, après l’accident, Andrei avait parlé aux dix de la bordée. Il revit la scène de la nuit quand ils étaient descendus dans la chaufferie après l’accident.

— On n’a rien compris quand on vous a vus filer, avait dit l’un. On n’avait rien entendu.

— Lancer des bouteilles contre la coque ! avait enchaîné un autre après qu’Andrei leur eut tout raconté. Mais ils sont malades ou quoi !

— S’ils commencent comme ça, notre France, d’ici peu, sera une vraie poubelle. Faut pas les laisser faire, Gérard a eu raison de mettre le nez dehors pour voir ce qui se passait, sinon on n’aurait jamais rien su de cette histoire de bouteilles !

Andrei avait sauté sur l’occasion :

— Justement, il ne faudrait pas que Gérard soit sanctionné à la place des autres !

— Et pourquoi serait-il sanctionné ? avait demandé un marin.

— Parce que ce sera plus simple pour tout le monde.

— Pas sûr.

— Si, justement, vous savez bien comment ça fonctionne. Une victime, un coupable. Ils vont demander qui est blessé et qui est allé mettre ce sang partout dans la coursive des premières. Normalement, on ne doit pas y mettre les pieds. Alors, pour qu’ils ne trouvent pas lequel de nous les y a mis, il faut affirmer que personne n’a quitté son poste.

— Et comment on fait ?

— On doit tous se blesser d’une façon ou d’une autre. Ils ne doivent pas trouver à qui appartient le sang sur la moquette. Ils doivent douter.

Les hommes avaient à peine eu le temps de comprendre ce qui s’était réellement passé, et voilà que déjà Andrei leur donnait des ordres.

— Mais... avança un mécanicien, comment on va justifier ça ?

— On n’a rien à justifier.

— C’est un peu court.

— Plus c’est court, mieux c’est. Ce sont les faibles qui s’expliquent.

Un silence pesant suivit cette étrange affirmation. Andrei n’était encarté à aucun parti ni à aucun syndicat, et voilà qu’il parlait avec une autorité si soudaine que c’en était presque dérangeant.

— Moi je ne crois pas qu’on soit faible parce qu’on s’explique, au contraire, avait dit alors calmement un mécanicien. Nous, on est du côté de Gérard et on veut le défendre, mais pas comme tu le dis. Il y a des moyens légaux plus simples.

— Lesquels ?

— Le syndicat.

— Surtout pas !

— Et pourquoi ? Tu as quelque chose contre ?

Le mécanicien s’attendait à une critique en règle des syndicats et s’apprêtait à y répondre fermement. Mais Andrei avait autre chose en tête.

— Il ne faut surtout pas créer de conflit entre le syndicat et la direction du France. Sous aucun prétexte ! Le France ne le mérite pas. On doit régler le problème en amont, entre nous.

Sortir des directives habituelles, des encadrements syndicaux, ce n’était pas dans les manières de ces hommes, professionnels de haut niveau convaincus de discipline et d’organisation. Pourtant, Andrei avait visé juste. Pour le France ils étaient prêts à aller très loin. Aucun d’eux n’aurait supporté que ce voyage prestigieux pour le pays tout entier et pour les hommes des chantiers tourne au conflit. Les combats entre syndicats et direction, la défense des intérêts des uns ou des autres, ici ce n’était plus la priorité. La priorité, c’était le France. Le paquebot les avait arrachés à la banalité du quotidien, il était un idéal, une perfection. L’harmonie la plus réussie de la technique et de la beauté. Aussi, à la seule pensée de ternir son image, ils étaient prêts à faire beaucoup d’efforts, et même des sacrifices.

— Andrei a raison, dit alors le mécanicien touché par l’argument. Ça ne servirait à rien de créer un conflit et, s’ils décident de débarquer Gérard, il y en aura forcément un. Autant affirmer tout de suite qu’il ne s’est rien passé même si... ça risque d’être difficile. On connaît tous Francis au syndicat, c’est un dur et, à l’état-major, ils sont coriaces. Pour le France, la compagnie n’a pas recruté de mauviettes.

— Si on fait bloc et qu’on ne dit rien, reprit Andrei, ils n’auront aucun point d’appui, aucune prise. Le syndicat sera hors d’atteinte puisqu’il ne sera pas maître du jeu. Je suis sûr que, si on tient bon, ils laisseront l’affaire de côté rapidement. Ça les arrangera parce que c’est la meilleure solution pour le bien du France. Le seul souci, c’est le malade. Mais si par chance il s’en sort, il n’y aura rien eu de grave. Et il va s’en sortir.

Les dix de la bordée se rangèrent à l’argument. Mais quelque chose les tarabustait. Ils avaient toujours connu Andrei secret, distant, et ils le découvraient sous un tout autre jour. D’où lui venaient cette force et cette détermination à défendre Gérard ?

Montrant l’exemple, il retourna à sa machine et, sans avertir, d’un coup de tête contre la masse d’acier, il fit éclater son arcade sourcilière. Le sang jaillit. Il serra son front avec un grand mouchoir à carreaux qu’il sortit de sa poche puis, comme si rien ne s’était passé, il se mit au travail.

Ce geste inattendu et brutal impressionna très fortement les hommes. Dans leurs yeux, on pouvait lire une admiration entachée d’inquiétude. Mais tous firent comme lui.

Ce matin, en repensant à cette scène de la veille, Gérard observait Andrei. Rien ne semblait le toucher ou même l’émouvoir. Pourquoi ce revirement si brutal ?

Andrei se leva et s’approcha des vitres. À la surface de l’océan affleuraient de petites vagues mousseuses de surface. Petites touches blanches sur un gris vert profond, tour à tour changeant en nuances mauves, puis en trouées de vert émeraude et de noir. Dans le ciel, des nuages lourds s’étaient amoncelés au fur et à mesure de la matinée. Il avait suffi de quelques minutes et l’écume, blanc vif l’instant d’avant, s’était troublée et avait pris un aspect couleur d’huître, opaque. À la rapidité du changement, Andrei déduisit que le vent devait souffler à plus de sept noeuds. Çà et là volaient quelques moutons épars qui confirmèrent ses inquiétudes.

— Il y aura tempête, dit-il sobrement.

— Sûr, acquiesça Gérard. On va avoir du boulot ce soir, ça va rouler et tanguer en bas. Il va falloir s’accrocher.

Il avait écrasé sa cigarette d’un geste appliqué dans le cendrier de verre et s’était levé à son tour pour voir lui aussi l’état de l’océan. Andrei semblait ailleurs.

— À quoi peut-il penser encore ? se demanda Gérard. Il savait que ça ne servirait à rien de lui poser la question. Andrei ne se confiait jamais. Qui était Andrei ?

Là-haut, les dernières trouées de ciel bleu avaient fini de disparaître, englouties dans la masse des milliards et des milliards de particules d’eau prêtes à tomber toutes ensemble en de fortes trombes de pluie. En cet après-midi de février 1962, le ciel n’était plus qu’une chape grise, si compacte qu’aucun rayon de soleil ne semblait plus jamais pouvoir la traverser un jour.

Blanc, élégant et longiligne, indifférent à la menace du ciel, le France fendait les eaux lourdes de l’Atlantique avec une magnifique régularité. On le sentait solide et sûr dans sa masse monumentale. Les crêtes des vagues venaient s’écraser contre le bas de sa coque noire, laissant éclater des mousses légères qui tourbillonnaient contre ses flancs lisses et s’en allaient mourir à l’arrière, dans la vitesse de ses vents.

Andrei était seul au monde, absorbé. Il laissait remonter des souvenirs violents. Qui aurait pu comprendre ? Personne ne savait ce qui était gravé au fer rouge dans sa chair. Lui connaissait le terrible chemin de l’asservissement des hommes. S’accuser pour se faire punir de ce qu’on ne méritait pas, et finir par croire que c’était juste. Il connaissait les abominables méandres tissés de mensonges qu’utilisent les manipulateurs pour se débarrasser ainsi d’autres êtres humains qu’ils disaient leurs frères, leurs amis. Dans la lointaine Russie, des hommes de ce genre avaient broyé sa famille, sa vie d’enfant, et creusé au fond de son ventre un cratère de douleur qui brûlait toujours. Depuis la mort de ses parents, tués dans la terreur des purges de Staline, Andrei ne croyait plus en rien sur cette terre, ni à la paix ni au combat, pas même à l’amitié.

Pourtant, quand il avait entendu Gérard s’accuser de ce qu’il n’avait pas commis, le passé avait resurgi et le mur de pierre qu’il avait dressé entre le monde et lui s’était fissuré.