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La première chose que Sophie aperçut quand la femme du président des États-Unis entra dans la boutique des Galeries Lafayette entourée de tous les costumes sombres et noirs des officiels qui l’entouraient, ce fut la ravissante couleur rose de son tailleur.

— Mon Dieu ! pensa-t-elle, affolée. Du rose ! Ça ne va pas être facile.

Un coup d’oeil aux deux vendeuses qui se tenaient derrière les comptoirs lui fit comprendre qu’elles avaient la même pensée. Béatrice aussi, qui était déjà en place. C’était elle qui devait commencer l’opération. Sophie la vit dans son ensemble cintré beige clair se faufiler entre les costumes sombres telle une sirène, poussant l’un puis l’autre avec un sourire charmeur. Bien que bousculés sans ménagement, ces messieurs, charmés par sa classe, n’osèrent pas la rabrouer et elle réussit rapidement et comme l’avait prévu Sophie à s’approcher sans difficulté de Jackie Kennedy jusqu’à presque toucher le tissu de son tailleur. Sophie la vit qui en scrutait jusqu’au moindre détail des fibres. Juste ce qui était nécessaire avant qu’elle ne soit vivement repoussée par un garde du corps plus prudent que les autres. Béatrice lui fit son plus efficace sourire et disparut derrière les costumes sombres sous son regard courroucé et interrogatif. Elle réapparut comme convenu derrière le comptoir de la boutique près des deux vendeuses et prit le téléphone. Jusqu’à présent, tout se déroulait normalement.

— Le tailleur est en pure laine, dit-elle à Michèle à l’autre bout du fil. De la laine Scotland, à mon avis, et de la plus fine.

— Vous êtes bien sûre ? insista Michèle d’un ton suspicieux à l’autre bout du fil. Il n’y a pas de mélange ? C’est insidieux, les mélanges, vous savez, il faut être connaisseur, et s’il y a un mélange on n’utilise pas le même produit et je ne peux pas me trimbaler avec tout le pressing dans les mains.

Béatrice leva les yeux au ciel et respira un bon coup. Cette femme du pressing était décidément une emmerdeuse et elle se retint à temps de l’envoyer promener.

— J’en suis sûre, dit-elle en prenant soin de garder un ton calme et respectueux comme le lui avait recommandé Sophie. Le tailleur de Jackie Kennedy est cent pour cent pure laine avec, éventuellement, un léger cachemire. Mais comme les laines du nord de l’Écosse près des lacs ont cette finesse, je crois pouvoir même dire qu’il n’y en a pas.

— Bon, bon, grommela Michèle qui ne voulait pas montrer que cette Béatrice lui en bouchait un coin avec sa connaissance des laines. De toute façon il ne faut surtout pas utiliser de jus de fruit ni de rouge à lèvres. Aucun maquillage, sinon je ne m’en sortirai pas. Dites à Chantal de faire chauffer le café. Je prépare ce qu’il faut et j’arrive.

Béatrice raccrocha vivement et fit signe à Sophie, qui se tenait à l’autre bout du comptoir avec la complicité des vendeuses, de façon que la sécurité la prenne pour une personne de la boutique et qu’on ne la fasse pas sortir. Puis Béatrice fila dans l’arrière-boutique rejoindre Chantal. Le café, c’était ce qu’elles redoutaient, ça rendait l’opération plus complexe. Il fallait trouver un motif pour en servir un, porter un plateau avec des tasses, et elles auraient préféré de loin le rouge à lèvres, plus simple à manipuler.

— Je vais le faire bien clair, dit Chantal en s’emparant de la cafetière. Pourvu qu’elle n’en veuille pas, il va être imbuvable.

Pendant ce temps, comme c’était prévu dans le cadre de la visite officielle, les deux vendeuses faisaient les honneurs de la boutique et dépliaient devant la Première Dame les tout derniers modèles des grandes maisons françaises. Jackie Kennedy aimait beaucoup la mode, ce n’était un secret pour personne. La première vendeuse comprit qu’elle n’aurait aucun mal à la faire rester dans la boutique plus longtemps que prévu. Au dernier moment, elle sortit les foulards du meuble comptoir derrière lequel se tenait déjà Sophie. Jackie Kennedy s’approcha aussitôt, elle adorait les foulards. Sophie pouvait la voir maintenant de très près et elle aurait pu en profiter pour détailler celle que le monde entier saluait comme étant d’une grande beauté. Mais il y avait un tel monde et une telle tension dans la boutique, il faisait une telle chaleur à cause de ces officiels qui se pressaient tous derrière elle et des flashs aveuglants des photographes, qu’elle ne put rien détailler du tout.

— Madame la Présidente, dit la première vendeuse, au nom de nos grandes maisons françaises nous sommes très honorées de vous accueillir dans cette boutique et, pour vous remercier, en hommage à ce premier voyage de notre paquebot, permettez-nous de vous offrir ce carré spécialement créé pour le France, et pour vous.

Et, sans plus attendre, elle déplia le carré de soie sur lequel la longue silhouette du France apparaissait, tout auréolée d’une harmonie républicaine de bleus, de blancs et de rouges.

— Wonderful ! s’exclama spontanément la Première Dame, visiblement heureuse en prenant le foulard.

— Désirez-vous l’essayer ? suggéra alors la première vendeuse. Cela serait un grand honneur pour nous.

Le commandant jeta un coup d’oeil discret à sa montre, on était juste dans les temps et cet essayage était de trop. Pourquoi diable cette vendeuse avait-elle fait cette proposition ? Pourvu que la Première Dame refuse !

— C’est possible ? demanda, souriante, Jackie Kennedy dans un français impeccable en se retournant vers le groupe d’hommes qui la suivaient pas à pas. Ça ne retardera personne ?

— Mais comment donc ! Faites, faites, nous avons tout notre temps, dit le commandant qui maudissait ces manies féminines à s’attarder toujours sur les chiffons et calculait déjà intérieurement les parties de la visite à supprimer pour rester dans les temps.

— On n’ira pas aux machines, chuchota dans son dos le commissaire prévoyant.

Le commandant retint un gros soupir de déception. Il aurait bien aimé montrer le mécanisme des hélices dont il était si fier.

La première vendeuse s’empressait, ravie. Elle avait réussi à garder la Première Dame dans les lieux. Maintenant, c’était à Sophie de jouer. Coincée derrière le comptoir, impressionnée plus qu’elle ne l’avait imaginé, elle se demandait comment elle allait bien s’y prendre.

Mais il était trop tard pour reculer, c’était elle qui avait écrit le scénario de leur plan d’attaque et elle avait choisi le rôle le plus difficile et aussi le plus capital. Tacher le vêtement de Jackie Kennedy pour la prendre à l’écart et lui demander d’intervenir afin qu’il n’y ait pas d’injustice ni de sanction contre Gérard et Andrei. Ce problème que les hommes n’arrivaient pas à résoudre simplement, Sophie avait eu le front de penser qu’entre femmes et en parlant clair, elles y parviendraient. Il fallait juste une interlocutrice valable. Elle avait pensé ni plus ni moins qu’à Jackie Kennedy. Le commandant l’écouterait, comment faire autrement ? Aussi, maintenant, il fallait assurer. La deuxième serveuse entra avec un plateau et des tasses fumantes préparées à l’arrière de la boutique par Chantal et Béatrice.

— Nous allions prendre le café, expliqua gentiment la jeune vendeuse à Jackie Kennedy comme si elle parlait à une cliente normale dans un lieu normal et dans un contexte normal. Peut-on vous en offrir une tasse ?

Les officiels sursautèrent. Qu’est-ce que c’était encore que cette initiative ? Après les chiffons, le café ! Trop c’était trop, ce café n’était pas prévu. Ils s’apprêtaient à intervenir vertement quand la Première Dame résolut la question en refusant aimablement. Le commandant respira, enfin on allait pouvoir y aller.

La jeune vendeuse servait maintenant le café à Sophie et celle-ci passait par toutes les couleurs. Jackie Kennedy allait quitter la boutique et elle n’osait plus faire le geste qu’il fallait faire. Elle n’y arrivait pas. La tasse débordait maintenant et Sophie ne le faisait toujours pas. Dans l’arrière-boutique, Chantal et Béatrice, qui scrutaient la scène, n’en revenaient pas. Sophie calait. C’était la meilleure ! Elles crurent l’affaire perdue quand ce qui était prévu dans le scénario arriva naturellement, comme par miracle. En se retournant pour poser sur le comptoir le foulard qu’elle venait de dénouer, Jackie Kennedy heurta du coude la tasse de café de Sophie qui se tenait tout près, et une grosse éclaboussure s’écrasa sur sa jupe de fin lainage rose. Il y eut des cris, des mouvements de gardes du corps, ces messieurs se précipitèrent. Le tailleur de la Première Dame était taché, que faire ? Dans cette assemblée d’hommes qui avait prévu de parer aux incidents les plus graves et les plus inimaginables, on s’affola pour une tache de café.

S’il avait fallu repousser virilement un importun, soulever un meuble et le déplacer pour faire de la place au cortège, voire emporter dans ses bras la Première Dame victime d’un malaise, ils auraient tous été efficaces. Mais devant une tache de café sur un tailleur de laine rose, ils étaient désemparés. C’est dans ce moment de panique que Michèle, majestueuse, fît son entrée. Moulée dans un tailleur bleu signé d’une grande maison et offert par son amoureux, juchée sur des escarpins de chevreau assortis, pomponnée plus que de coutume et parfumée plus que de raison, elle avait voulu être à la hauteur de la prestigieuse invitée du France et, comme convenu dans le scénario de Sophie et grâce aux informations précises de Béatrice, elle avait préparé ses produits.

— J’ai ce qu’il faut, ne vous inquiétez pas, dit-elle avec assurance en se frayant un passage entre ces messieurs tout en arborant un mystérieux flacon. Je vais détacher la jupe de Madame la Présidente en quelques minutes. Mais il faudrait que Madame la Présidente vienne avec moi dans l’arrière-boutique. Je n’en aurai pas pour longtemps.

Perplexes face à cette apparition qui arrivait à point nommé et quelque peu étourdis par les effluves de son parfum, officiels et gardes du corps la laissèrent s’avancer. Le commandant n’en revenait pas de voir son employée du pressing dans cette tenue, à cet endroit et à cette heure, mais, en homme avisé, il para à l’urgence. Il serait temps après de comprendre le mystère de cette arrivée flamboyante. Comme tous les membres du personnel sur le navire, il connaissait Michèle, elle était efficace et sûre. Il confirma sa compétence.

— Cette dame est notre responsable du pressing, dit-il en jetant à Michèle un oeil noir. Elle a l’habitude de traiter un linge de luxe, je m’en porte garant.

Pressée de retrouver sa jupe intacte, Jackie Kennedy suivit Michèle dans l’arrière-boutique sans attendre que les gardes aient eu le temps de vérifier les lieux où se trouvaient déjà Chantal, Béatrice et Sophie. Très contrariés, ils durent patienter.

Dans le silence de la boutique où ils piétinaient, ils crurent alors entendre le bruit confus d’une conversation, ou plus exactement de ce qui leur parut être un très long monologue. Stupéfaits, ils se demandèrent quel pouvait bien en être le sujet tant ils voyaient mal de quoi une simple employée de pressing pouvait entretenir la Première Dame des États-Unis. Le commandant espérait surtout que Michèle ne l’exaspère pas avec son bavardage invraisemblable.

Mais quand Jackie Kennedy réapparut, dix interminables minutes plus tard, ils furent totalement rassurés. Elle souriait comme à son habitude de ce sourire un peu figé qu’elle avait toujours, et sa jupe était impeccable. La visite pouvait continuer.