37

Épuisée de ses vaines déambulations à la recherche de l’officier, Sophie se souvint subitement de leur rencontre dans ce petit salon privé où elle s’était endormie, et où il lui avait confié aimer venir trouver le calme. Après de longues recherches dans ces coursives qui n’en finissaient pas, elle retrouva le salon et en ouvrit la porte, le coeur battant, espérant le trouver dans un large fauteuil, endormi peut-être, jambes allongées sur le tapis de laine jaune d’or.

Hélas, il n’y était pas.

Le petit salon était désert et, comme la première fois, il était plongé dans une totale obscurité. Elle trouva l’interrupteur et attendit que les néons sous le plafond de verre dépoli l’éclairent en douceur. Sur les murs, les panneaux de laque rouge et la flamme jaune étaient aussi mystérieux et apaisants que la première fois. Elle s’apprêtait à s’installer dans un fauteuil pour rêver à l’officier, espérant peut-être qu’il arrive, quand elle entendit des voix derrière la porte. Instinctivement et sans trop savoir pourquoi, comme si elle était en faute, elle éteignit et se cacha derrière le seul endroit possible. Un large et épais rideau qui faisait office de cache-porte quand on le tirait.

Une femme entra la première. Elle alluma et fit rapidement passer Andrei et Gérard, puis elle referma la porte à clé derrière eux.

— Pourquoi tu fermes à clé ? demanda sèchement Andrei. Ce n’est pas bon de faire ça, on n’a rien à cacher.

Et pourquoi tu nous as amenés ici ? Je n’aime pas cet endroit. Il n’est pas fait pour nous, on n’a rien à y faire. On peut parler ailleurs.

— Ah oui ! Et où ? Tu peux me le dire, toi qui es si malin ? répliqua-t-elle, vexée. Aux toilettes éventuellement, sinon, pour être vraiment seuls, moi je ne vois pas.

— Ne vous disputez pas, ce n’est pas le moment ! intervint Gérard pour calmer le jeu. C’est très bien, soeurette, tu ne pouvais pas trouver mieux. Mais tu es sûre que personne ne vient ici ?

— Oui, j’en suis sûre. C’est un salon qui doit servir pour des réunions privées. Normalement, il devrait toujours être fermé à clé, mais les filles du ménage le laissent ouvert pour ne pas avoir à aller chercher et ramener la clé à chaque fois. Je l’ai prise en douce pour qu’on s’enferme, au cas où. Ici on peut parler en paix, on ne sera pas interrompus toutes les deux minutes.

Sophie avait reconnu la voix de Chantal et, derrière son rideau, elle entendait parfaitement toute la conversation. Très gênée de se retrouver dans cette position indiscrète et peu flatteuse, elle ne savait plus quoi faire. Sortir de derrière le rideau et se mettre en situation de devoir expliquer ce qu’elle y faisait ? Y rester et attendre ? Après réflexion, elle se décida à sortir quand elle s’aperçut que, de l’autre côté du rideau, la conversation s’était interrompue. Elle tendit l’oreille, pas un bruit. Ce silence la plongea dans une grande perplexité. Que faisaient-ils ? Qui étaient ces deux hommes ? L’un avait dit « soeurette », c’était sans doute le frère dont Chantal lui avait parlé, et l’autre, son ami des machines. Mais pourquoi s’étaient-ils enfermés ? Une inquiétude l’envahit. Coincée derrière le rideau dans une attitude inhabituelle, elle se laissa gagner par un profond malaise. Elle pensa bien à sortir et à quitter le salon par surprise, mais Chantal avait refermé la porte. Elle se sentit prise au piège. Dans sa tête, et après ce qu’elle avait vécu dans la nuit, les suppositions les plus rocambolesques commencèrent à germer et elle se retint de respirer pour que personne ne soupçonne sa présence.

— On va devoir quitter le France, Chantal, reprit soudain la voix du frère. On ne peut pas continuer à laisser la bordée en porte à faux avec le syndicat et la direction. Ils ont fait ce qu’il fallait, mais après ce qui s’est passé cette nuit, c’est à nous de prendre nos responsabilités.

Sophie ne le voyait pas, mais au son de sa voix et à la façon lente et abattue avec laquelle il s’exprimait, elle mesurait l’émotion qui l’étreignait.

— Quitter le bateau ! Tu dis ça pour me faire peur ! C’était Chantal. Sophie tendit l’oreille, elle ne comprenait pas bien, Chantal parlait à voix basse.

— ... Non, Gérard ! Non, non et non ! Tu ne partiras pas ! Ce n’est pas juste, ce n’est pas toi qui dois payer, tu n’as rien fait de mal. Je ne veux pas...

Elle s’interrompit et Sophie l’entendit s’effondrer, en larmes. Elle hoquetait et, au rythme haché et douloureux de ses pleurs, Sophie comprenait la profondeur de son désarroi. Chantal avait haussé le ton, elle en voulait au monde entier. Elle ne comprenait pas pourquoi le sort s’acharnait toujours sur les mêmes, sur eux, les plus démunis et qui avaient enfin trouvé la paix et le bonheur dans le travail.

— Mais pourquoi tu es allé là-haut hier soir, Andrei ? cria-t-elle soudain. Pourquoi ? Si tu n’avais rien fait, l’affaire serait oubliée, personne ne voulait qu’il y ait de problème, mais maintenant que cet officier t’a vu une deuxième fois et que Gérard s’est dénoncé pour te sauver la mise, on est fichus. A cause de toi, encore ! Tu nous as porté malheur et ça continue ! Papa n’aurait jamais dû te ramener de Russie, il est mort et c’est toi qui aurais dû mourir. Avant toi, on était bien, mais depuis, c’est l’enfer !

Andrei était devenu blême. Tout en parlant, Chantal le regardait et il soutenait son regard, mais il ne disait rien. Ce qui augmentait la colère de cette dernière. Elle aurait tant aimé qu’il réagisse, qu’il la prenne à partie, en vain. Derrière la porte, Sophie retenait son souffle. Elle réalisait que cet homme que Chantal appelait Andrei était celui qu’elle avait vu tirer un couteau de son pantalon. Ce revirement de situation l’avait totalement prise au dépourvu. Elle sentait monter la rage de Chantal aussi forte que son désespoir et une autre histoire que celle qu’elle avait imaginée commençait à se faire jour. Cette serveuse lui avait donc bien dit la vérité quand elle était venue lui demander de l’aide. Un drame terrible se jouait entre elle, son frère, et cet Andrei. Étaient-ils complices de quelque chose, s’était-il passé quelque chose d’irréversible, mais quoi ? Qu’avait fait Andrei ?

— Tu ne penses pas ce que tu dis, Chantal, reprit la voix de Gérard. Andrei n’y est pour rien. C’est lui, au contraire, qui s’est mis en danger en revenant sur cette terrasse arrêter le photographe et ses lancers de bouteilles, pour ne pas que je l’entende et que je me remette en rogne.

— C’était idiot ! Ce photographe n’avait qu’une bouteille, je l’ai su par Francis.

— Oui, peut-être, mais Andrei ne le savait pas.

— Tu défends toujours Andrei ! Même contre moi tu le défendrais ! Et moi je ne pense qu’à toi, qu’à t’aider ! On dirait que c’est lui, ton frère, et que moi je ne suis rien !

— Mais c’est mon frère, Chantal ! s’écria Gérard, hors de lui. Et c’est le tien aussi. Tu la connais, son histoire ! Il est arrivé seul, orphelin. Tu le sais que ses parents ont été tués en Russie dans des conditions atroces.

— Non, justement ! cria Chantal. Je ne sais rien. Papa t’a tout dit à toi, et rien à maman et à moi, comme si on n’était pas capables de comprendre. Alors un jour, maman est partie, et aujourd’hui je sais pourquoi. Il aurait fallu qu’elle la ferme et qu’elle accepte tout sans qu’on lui explique rien. Et moi ? Ça veut dire quoi maintenant de me dire que je sais tout, alors que justement vous êtes bien placés pour savoir que je ne sais rien, puisque vous n’avez rien dit !

— Ce n’est pas vrai. Papa a parlé à maman de ce qui se passait là-bas, de ce qu’il avait ressenti.

— Tu penses ! Il a seulement dit que les parents d’Andrei étaient morts à cause de Staline qui avait décidé de faire du nettoyage parmi des « traîtres ». Mais moi je sens qu’il y a autre chose. J’ai horreur de vos secrets. Toute mon enfance et ma jeunesse, il y a eu ce silence autour d’Andrei, sa complicité avec toi et papa. Et moi vous m’avez toujours exclue. Pourquoi ? Tu peux me le dire ?

Chantal avait tout avoué, la rage qu’elle contenait depuis si longtemps avait enfin éclaté.

— On n’a rien dit pour te protéger, répondit Gérard, bouleversé et pensant tempérer sa colère.

Mais ce fut l’inverse. Chantal n’entendait pas se contenter d’une réponse qui n’en était pas une. Elle était hors d’elle, surtout qu’Andrei ne réagissait toujours pas.

— Me protéger ? Et de quoi ? Je hais tes grands mystères, j’en ai rien à faire aujourd’hui et je vous le dis bien en face à tous les deux : ça ne m’a protégée de rien, au contraire, ça nous a rongés et ça a tué la famille. Maman est partie, papa est devenu alcoolique et il est mort, et toi tu fais semblant de croire que c’est pour me protéger ! Fais attention, Gérard, je pourrais partir moi aussi et ne plus jamais te revoir, puisque tu me mens encore après toutes ces années !

— Assez ! Je vais le dire, moi, ce secret.

Andrei venait de sortir de son mutisme et, au ton de son intervention, Chantal se calma aussitôt. Gérard tenta de s’interposer, en vain. Andrei était décidé à parler. Lui aussi en avait assez. Toutes ces années à sentir peser sur lui le poids menaçant du regard des uns et des autres, la culpabilité dès l’enfance et durant toute sa vie d’un mal terrible dont il n’avait en fait été que la première victime, c’en était fini. Il fallait raconter. Tant pis pour les idéaux de ses parents qui avaient rêvé d’un monde meilleur, tant pis pour ceux du Parti et des chantiers qui avaient cru aux lendemains qui chantent. Il avait assez payé, et Chantal aussi. Il comprenait que ce qu’ils avaient voulu lui cacher pendant toutes ces années avait fait des dégâts considérables. Ce secret, ce qui n’avait pas été dit par le père de Chantal parce qu’il ne voulait pas porter tort à son parti et à ses amis, avait rongé les femmes de cette famille qui l’avaient accueilli. Et ça avait été pire que tout. Il l’entendait dans le cri de souffrance de Chantal.

Alors il commença à raconter d’une voix lente et posée, en prenant soin des mots qu’il employait, ce qu’il gardait enfoui depuis des années, ce secret qui n’était que l’histoire des hommes emportés par le flot de la Grande Histoire et broyés par elle. Il raconta ses parents, leur rêve, leur mort, ce qui n’avait pas été dit parce que c’était indicible. Qui les aurait crus ?

— Ce qu’il y a eu d’abominable dans la mort de mes parents, c’est qu’ils ne sont pas morts tués comme d’autres lors des purges sauvages de Staline...

Chantal écoutait Andrei et avait ouvert tout grand ses oreilles pour savoir enfin. Elle s’attendait au pire, mais elle ne se doutait pas de ce que cela pouvait recouvrir. On commençait à entendre parler des fameuses purges de Staline qui avaient décimé l’élite intellectuelle de

Russie et tué les révolutionnaires de la première heure. Mais on ne savait pas tout.

Avec une voix blanche, sans émotion apparente, Andrei raconta la terrible histoire de son père et de sa mère.

— On est venu chercher mon père et ma mère un jour, en plein après-midi. J’étais là. Ils ne comprenaient pas ce qu’on leur voulait, mais je sentais bien qu’ils avaient peur, ils étaient serrés l’un contre l’autre, ils se soutenaient. Papa disait à maman de ne rien craindre, qu’on s’apercevrait qu’ils n’avaient rien fait, qu’on s’était trompés et qu’ils seraient vite relâchés...

À ce moment du récit, Andrei dut s’arrêter. Il reprit petit à petit, plus doucement. Il raconta par bouts de phrases, en respirant difficilement comme pour chercher l’air qui lui manquait, comment un jour, devant un tribunal où on les avait conduits après les avoir traînés de prison en prison, ces deux êtres qui s’aimaient, épuisés par les tortures et tremblants de peur, avaient fini par s’accuser mutuellement de haute trahison envers le pouvoir suprême.

— Au lieu de continuer à dire la vérité. Qu’ils n’avaient rien à se reprocher, qu’ils étaient fidèles au Parti et qu’ils croyaient aux lendemains meilleurs, ils se sont dénoncés de choses qu’ils n’avaient pas commises, poursuivit Andrei d’une voix qui faiblissait au fur et à mesure... Ils se sont accusé l’un l’autre. Des voisins qui voulaient montrer leur fidélité au Parti sont venus dire à ma grand-mère qu’à la fin ils s’insultaient.

Sur ce dernier mot, sa voix se brisa et dans le petit salon feutré le silence avait pris une épaisseur étouffante. Cachée derrière son rideau, Sophie découvrait, effarée, un pan atroce de l’histoire des hommes. Elle non plus ne trouvait plus sa respiration. Les paroles d’Andrei sonnaient vrai. Et ce récit était pire qu’effrayant.

— Depuis toutes ces années, reprit Andrei à voix basse, il n’y a pas une nuit où je n’ai rêvé à ce qu’ils avaient dû penser au tout dernier moment. Juste avant de mourir... j’aurais voulu... ne pas leur survivre.

Un lourd silence s’installa, aucun des trois ne disait plus rien. Seule Chantal pleurait. Au bout d’un moment Gérard reprit la parole. Il expliqua que son père et lui avaient cru protéger la famille et la vie même d’Andrei en ne disant rien.

— Papa nous a dit de garder ça pour nous. Il voulait préserver la mémoire de ses amis. Il disait que c’était leur rendre justice, qu’ils ne méritaient pas ce à quoi on les avait contraints par la torture et la peur, que personne ne méritait ça. Et c’est à cause de cette histoire terrible que, depuis, il doutait de tout. Il a beaucoup souffert, Chantal, et ce n’est pas à cause d’Andrei, c’est à cause de ses doutes. Il ne pouvait plus être le militant plein d’espoir et de convictions qu’il avait été.

De longues minutes s’écoulèrent.

— Avec Andrei, on va repartir travailler sur les chantiers, y a du boulot, reprit Gérard au bout d’un temps qui parut interminable à Sophie.

— Et tu dis ça comme ça ! se récria Chantal. Tu dis ça comme si de rien n’était, comme si c’était normal et comme si c’était déjà fait. On doit se battre. Vous n’avez pas mérité de partir. Je veux que vous restiez... tous les deux.

Chantal était sous le choc de ce qu’elle venait d’apprendre. Elle comprenait que, quand l’horreur est trop grande, ceux qui l’ont vécue préfèrent la taire. Alors elle ne trouva que ces derniers mots, où elle associait Andrei à son frère, pour lui laisser entendre qu’elle pardonnait le silence et qu’elle s’en voulait de l’avoir tant haï alors qu’elle avait tant voulu l’aimer. Mais elle ne put en dire plus. C’était trop lourd et il y aurait eu tant de choses à essayer de comprendre chez Andrei. Il avait toujours été si secret, si sombre.

— Écoute, Chantal, reprit Gérard en revenant volontairement aux préoccupations du présent pour couper court à l’émotion qui les avait gagnés. Pour ce qui arrive aujourd’hui à cause de mon dérapage dans la coursive, il ne faut pas faire d’histoire. Tout le monde s’en mêle déjà trop. Le syndicat, le commissaire, cet officier, la bordée. Il faut arrêter cet engrenage, parce que, si on laisse faire, ça va dégénérer. Tu te rends compte si on va au conflit ? On fait quoi, la grève ? On bloque les machines ? En plein océan ? Tu nous y vois ? Et le France, tu l’y vois ? Je ne ferai jamais ça à notre paquebot. Pour lui, et d’abord pour lui, j’accepte la sanction et voilà tout. C’est la vie.

Il y eut à nouveau un silence. À force de serrer le rideau parce que son émotion était grande, Sophie avait une crampe dans le bras et ses jambes commençaient à la lâcher. Ce qu’elle avait entendu l’avait profondément secouée. C’est alors qu’elle entendit la clé tourner dans la serrure, la porte s’ouvrir et claquer violemment.

— Chantal !

Au cri poussé par Gérard, Sophie comprit que Chantal venait de sortir. Elle espérait qu’ils allaient la suivre, pour qu’elle puisse enfin quitter cette affreuse situation et faire cesser cette crampe, quand Andrei parla à nouveau.

— Va voir ta soeur et calme-la. Elle souffre.

— Tu entends, Gérard, va voir Chantal. Il ne faut pas la laisser seule, elle a mal.

— Ce n’est pas une raison. Toi aussi, tu souffres, et moi aussi. Putain de putain ! On l’aime ce bateau, c’est le nôtre, on se l’est gagné ! Qu’est-ce qu’elle croit ? Qu’on s’en moque ?

— Va la voir, je te dis. Va l’apaiser.

— Et toi ?

— Je te rejoins.

À nouveau la porte s’ouvrit et se referma puis, à nouveau, le silence. Elle crut qu’Andrei allait partir après Gérard, qu’il attendait juste un peu. Mais les minutes passaient et elle n’entendait rien. Était-il toujours là ? Que faisait-il ? Tant que Chantal et Gérard étaient là elle n’avait pas eu peur de lui, mais maintenant qu’elle se retrouvait seule, une angoisse la gagnait. Elle priait le ciel pour qu’il parte vite et ne la trouve pas. Cet homme l’avait bouleversée avec son histoire, mais elle n’oubliait pas qu’il était aussi celui qu’elle avait surpris à tirer un couteau de sa poche. Elle se retint de respirer. Le silence était total, et elle ne l’entendait toujours pas. Bientôt elle n’y tint plus. Le plus doucement possible, tout en tremblant, elle écarta légèrement le rideau. Andrei était assis, la tête dans les mains. Soudain, il la releva et elle se replia rapidement derrière le rideau. L’avait-il vue ? Persuadée qu’il allait venir la tirer de là, et peut-être lui donner un coup de couteau et se débarrasser d’elle, elle paniqua. Les idées les plus folles se bousculèrent dans sa tête. Cherchant à toute vitesse ce qu’elle allait bien pouvoir dire pour le calmer et le convaincre de la laisser en vie, elle fut tout étonnée quand elle l’entendit. Il parlait doucement, en russe, en rythme régulier, comme une mélopée. C’était beau et émouvant, et au fur et à mesure, en l’écoutant, elle retrouva son calme. Ces paroles lui rappelaient quelque chose de sa propre enfance quand, le soir avant d’aller se coucher, sa grand-mère leur faisait réciter à elle et à ses soeurs une litanie de « Je vous salue Marie » et de « Notre Père ». En repensant à ses propres souvenirs d’enfance et en ré-entendant ces phrasés si particuliers des litanies, elle comprit qu’Andrei priait. Il aurait pu prier en chinois, en américain, en arabe ou en turc, Dieu, Allah, Mahomet ou Bouddha, le dieu des arbres ou des océans, elle aurait reconnu la prière. C’était la même mélancolie, et sans doute aussi le même abandon. Elle ne put s’empêcher de tirer légèrement le rideau. Andrei fixait la flamme jaune sur le mur de laque rouge, à l’opposé de là où elle se trouvait. Elle vit son profil aigu et l’entaille qui barrait sa joue. Il resta ainsi quelques instants, puis il sortit en refermant la porte doucement derrière lui.

Sophie put enfin lâcher le rideau, et dénouer ses crampes avec une grimace de douleur.