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Ce matin-là, il faisait très froid.

Mais cela ne gênait personne et sur le navire flottait un air de belle humeur et d’insouciance. Pendant que les passagers prenaient leur petit déjeuner bien à l’abri dans la luxueuse salle, au-dehors les mousses s’activaient. Ils savaient que sur un paquebot les passagers adorent se promener sur le pont, qu’il pleuve ou qu’il vente. Ils veulent toujours voir la mer et sentir les embruns, c’est leur premier geste matinal après le petit déjeuner, souvent même ils y vont avant et y retournent après. Et plus il vente et plus il pleut, plus ils aiment ça. Alors, en dépit du temps qui s’annonçait très mouvementé, les mousses installaient avec application de beaux coussins rouges aux initiales de la compagnie sur les transats modernes du pont véranda. Il en fallait pour tout le monde, les passagers affluaient. Le navire étincelait de propreté et ses couleurs franches, le blanc immaculé de ses ponts et le rouge de ses toiles, éclaboussaient le temps gris de leur insubmersible gaîté. La morosité de la météo n’y changeait rien, la vie sur le France était pleine d’optimisme. Tout le monde trouvait son rythme. Les débris des fêtes de la veille avaient disparu depuis bien longtemps sous les nettoyages énergiques du personnel qui mettait la dernière touche aux salons pour que tout soit frais. Les femmes de chambre aéraient les cabines, les grooms souriants passaient avec des corbeilles de fruits qu’ils portaient aux cuisines et les filles de salle corrigeaient les bouquets, remettant çà et là des glaïeuls de couleur. Au milieu de cette activité frénétique, les premiers passagers tôt levés et soucieux de leur forme pratiquaient des sports matinaux. Piscine, gymnastique en salle sur des appareils dernier cri, petit footing sur les ponts de l’avant à l’arrière, de tribord à bâbord, ils utilisaient l’espace en tous sens. D’autres les croisaient, plus calmes, sillonnant eux aussi le navire, curieux de tout visiter. Élégants et joyeux, ils se pressaient d’un pont à un autre, admiratifs de tout ce qu’ils découvraient. Ils affichaient des sourires éblouis.

Accoudée au pont supérieur, face à l’océan qui lui envoyait au visage des embruns glacés, Sophie avait oublié les ennuis et se sentait l’esprit conquérant. Elle allait vers l’Amérique dans le paquebot le plus grand, le plus beau et le plus admiré du monde. La France rayonnait de ses succès. L’économie, l’industrie, le commerce, le bâtiment, la mode, l’art, tout fonctionnait à plein régime. Sur le France, on commençait à passer d’une classe à l’autre dans les deux sens sans trop se préoccuper des barrières sociales et on adorait ça. La civilisation allait atteindre sa pierre de touche. Enfin.