38

Quand elle arriva enfin dans l’appartement Provence, Sophie était épuisée et son coeur abîmé. Elle n’avait plus envie de jouer à la star de cinéma. Elle enleva délicatement les lunettes noires qu’elle avait pris soin de mettre en quittant le petit salon pour cacher ses yeux rougis de fatigue. Elle dénoua son foulard Hermès et le posa sur la table basse en verre du salon, puis elle s’affala dans le grand canapé vert olive qui lui tendait les bras.

Elle entendait encore résonner la voix d’Andrei, son récit, et elle avait gravé dans son esprit ces mots affreux : « J’aurais voulu ne pas leur survivre. »

Survivre ? Ce mot lui avait rappelé que, même aux plus belles heures de l’existence comme celles que tous les invités vivaient sur ce navire, il y avait au même endroit des êtres qui souffraient. Aucune vie ne ressemble à une autre. Sophie avait toujours cru qu’elle avait une vision claire du monde des humains. Parce que son éducation avait été faite de valeurs simples et qu’elle en connaissait la force, parce qu’elle avait appris à avoir le goût du bonheur et qu’elle croyait en un avenir heureux, elle se sentait épargnée à la fois des illusions du paradis, mais aussi des réalités de l’enfer. Sophie savait bien qu’en ce moment même, alors qu’elle voguait sur ce bateau dans un décor de rêve, sur un autre continent, en Algérie, la guerre menaçait et des familles entières s’inquiétaient pour leur avenir. Elle avait aussi entendu parler de la torture qu’on y pratiquait au nom de la guerre, mais cela restait abstrait, lointain, dans les reportages, ou les livres et les récits de l’Histoire. Les drames n’avaient pas dans la vie de Sophie la terrible consistance de la réalité.

Andrei, lui, était réel. Il n’avait pas parlé longtemps, mais sa voix avait résonné de façon étrange. Est-ce parce qu’elle repensa à la lame d’acier qu’il avait tirée de sa poche, toujours est-il qu’il lui sembla que cette voix saignait. La torture qui avait été infligée aux parents d’Andrei par les hommes de Staline pour qu’ils en arrivent à se trahir, eux qui s’étaient tant aimés, cette torture qui avait eu lieu il y a plus de vingt-cinq ans continuait à ronger leur fils jusqu’au sang. Le calme trompeur d’Andrei dissimulait une plaie béante. Maintenant qu’elle l’avait entendu raconter son passé de sa propre bouche, Sophie percevait le danger de cette douleur dans tout ce qu’Andrei était. Son corps trop sec, presque noueux, cette blessure qui rayait sa joue, son regard qui semblait ne rien accrocher du réel. La douleur était en lui, pire qu’une arme qui tue une fois pour toutes, elle avait traversé les jours et les années, et même les continents. Elle ne s’arrêtait pas. Il suffisait d’approcher Andrei une seule fois, comme Sophie venait de le faire, pour comprendre qu’il ne serait jamais un homme comme les autres. Ce qu’il avait vécu avait été trop dévastateur.

Sophie regarda autour d’elle. L’appartement était d’un calme et d’une douceur infinis. Les femmes de cabine avaient changé les fleurs et un splendide bouquet d’oeillets blancs s’élevait dans un haut vase de baccarat. Le jour ensoleillé brillait sur la table de verre et il éclairait l’oeuvre de Brayer d’une lumière franche. Un fragment de Provence semblait s’être posé dans le salon. On aurait presque entendu les cigales. Sophie aurait dû être comblée, elle se sentait seulement à bout de forces. Une tristesse la submergeait. La vie d’Andrei, de Chantal et de Gérard modifiait la couleur de son propre voyage. Elle savait l’injustice qui se préparait contre eux, et elle savait aussi l’impunité de ses amis, premiers responsables de ce qui allait se passer. Pour de simples bouteilles jetées négligemment par des fêtards nocturnes, Andrei et Gérard allaient subir l’injustice du sort. Qu’allait-il se passer pour eux ?

Sophie se le demandait tout en regardant bouger la lumière du soleil sur la trame des rideaux. Les voiles blancs de la baie vitrée étaient si légers, et le soleil y dessinait de si joyeuses clartés, au rythme des reflets de l’océan, qu’il semblait impossible en pareil moment de lumière d’imaginer que l’humanité ne soit pas faite que de bonheur. La vie avait de ces douceurs simples... parfois.

Une autre pensée vint alors se superposer à la précédente. Une autre image, d’autres rideaux blancs sur de hautes fenêtres. Celles de la maison du Sud-Ouest, où vivait la famille de Sophie. Dans sa maison de Bigorre, au pied des Pyrénées, il y avait de la lumière et aussi des ombres qu’il n’y avait pas dans ce salon Provence éclairé au néon jusqu’au moindre recoin. Une pénombre due aux volets qu’on entrebâillait pendant qu’au-dehors le soleil brûlait les herbes des champs et ramollissait le goudron des routes. Sophie avait toujours aimé ces heures intérieures quand, des murs épais et des objets du quotidien des familles, resurgissent les âmes anciennes. Contrairement aux atroces souvenirs d’Andrei, les âmes des disparus de la maison du Sud-Ouest ne saignaient pas, elles ne transmettaient pas de ces douleurs abominables qui empêchent les enfants de dormir. Elles étaient apaisantes, elles parlaient de la vie qui va, des soirées en famille, des travaux des champs et des usines, des machines nouvelles qui facilitaient la vie, des fêtes de village et des cousins qui arrivaient du Béarn et du Pays basque pour les grandes tablées. Elles parlaient des chants du pays qu’on entonnait tous ensemble et d’un monde où tout semblait aller de soi pour le meilleur, où tout était en devenir et où les femmes ne portaient plus dès le premier deuil ces habits noirs qui ne les quittaient plus jusqu’à la fin de leur vie, mais s’habillaient de couleurs. Dans toutes les familles on achetait de nouvelles voitures, des 204 Peugeot, des Ami 6, des Simca 1 000, et on entendait régulièrement cette phrase dite avec enthousiasme à propos des uns ou des autres : « Ils font construire. » Car le bâtiment allait bon train. La vie fleurissait pour tous et partout dans cette France des années 1960, comme un printemps qui ne s’arrêtait pas.

Loin de la hanter, les souvenirs de Sophie la protégeaient de la peur et de toutes les angoisses de la vie. Au contraire des souvenirs d’Andrei qui ne croyait plus en rien, ils ouvraient devant elle un chemin confiant.

— Mais où étais-tu passée ? Qu’est-ce que c’est pénible d’avoir toujours à te chercher partout !

Béatrice venait d’entrer dans le salon et à la tête qu’elle faisait on ne la sentait pas disposée à une aimable conversation.

— Pourquoi ? Tu me cherches ? répondit Sophie en émergeant de ses pensées.

— Elle est bien bonne celle-là ! Et le cinéma, alors ? Je croyais qu’on avait rendez-vous devant la salle pour la projection. Je te signale qu’à cause de toi j’ai failli manquer la séance. Je t’ai attendue devant les portes, heureusement que les autres m’avaient gardé une place. Non sans mal d’ailleurs, parce qu’il y avait foule, c’était plein à craquer.

— Mon Dieu, j’avais complètement oublié le film ! s’exclama Sophie qui se remémora soudain qu’elle tenait à voir non pas le La Fayette de Dreville que l’on diffusait en raison du symbole qu’il représentait pour l’amitié franco-américaine, mais le documentaire d’Étienne Lallier sur le lancement du paquebot France et sa construction.

— C’était génial, dit Béatrice, trop heureuse d’en rajouter. Ils ont tout montré, c’était passionnant. Et puis c’était la séance à ne pas rater, il y avait Juliette Gréco qui va donner le concert ce soir, et aussi Tino Rossi avec sa femme et leur petit garçon. La folie ! Et la salle, je te dis pas. Un rêve ! Des fauteuils à accoudoirs pour chacun et une hauteur incroyable sur deux niveaux. C’est bien simple, sur six cent soixante-deux places, il n’y en avait pas une de libre ! Michèle Morgan est arrivée au dernier moment avec le président d’honneur de la Compagnie générale transatlantique, Jean Marie, et Gustave AnduzeFaris, le président actuel, et sa femme. On leur avait réservé les meilleures places au rang du milieu de la salle...

Béatrice adorait montrer qu’elle connaissait les gens qui comptent, cela semblait lui donner une légitimité, comme si le fait de pouvoir citer leur nom la faisait entrer dans l’intimité de leur cercle. Sophie ne comprenait pas ce besoin et d’ordinaire elle envoyait Béatrice sur les roses avec son chapelet de mondanités. Mais là, elle laissait son amie vider son sac de connaissances, elle était ailleurs.

— Et je peux te dire que quand Michèle Morgan est entrée, tout le monde s’est retourné pour la voir. On entendait des murmures d’admiration... Qu’est-ce que ça doit être bien, quand même, d’être une star ! Tout le monde la regarde, elle rayonne. C’est là que tu vois que, quand on t’admire, tu es encore plus belle. On peut dire ce qu’on veut, mais ça compte beaucoup. Ça doit quand même être... fabuleux à vivre. Non ? Qu’est-ce que tu en penses ?

L’état d’esprit virevoltant de Béatrice était à l’opposé des heures graves que Sophie venait de vivre. Entendre raconter un pan d’une histoire humaine récente dans sa désespérante vérité, écouter les douleurs de ceux qui en ont été les victimes est une expérience qui ne laisse personne indemne. Les guerres, les règlements de comptes aveugles, les folies démoniaques des grands dictateurs de l’Histoire, il y a dans le cycle de l’humanité de véritables gouffres. Sophie s’était, bien malgré elle, penchée au bord de celui de Staline.

— Tu m’écoutes ! A quoi tu penses encore ?

— Ben... marmonna Sophie, qui fit un effort de concentration, à rien. Mais... j’aurais bien aimé voir le document sur la construction du France. Tu crois qu’ils le repasseront ?

— Le repasser ! Tu es folle ? Toutes les soirées sont prises, ce soir c’est la soirée de gala avec le concert de Juliette Gréco. Elle va chanter son succès,... heu... zut je l’ai sur le bout de la langue. Aide-moi, je ne trouve pas le titre...

— Si tu t’imagines, fillette, fillette.

— Oui ! Voilà, c’est ça ! Et demain soir, il y a le concert de piano puis le bal costumé au profit des oeuvres de la mer. J’ai entendu dire qu’il y aurait aussi un concours de twist. Tout est programmé. Alors pour le documentaire, tant pis pour toi, tu dois en faire ton deuil. Il était génial. Moi, j’ai été impressionnée par l’envergure du chantier avec les hommes tout petits qui soudaient sous la grosse coque noire. Il fallait voir ! On avait peur pour eux, si les cales avaient bougé, ils auraient été écrasés comme des mouches ! Affreux ! Et puis après il y a eu tout un passage sur la décoration, et c’était étonnant d’entendre tous ces différents corps de métier discuter pour le moindre détail, les tissus, les couleurs, les matières, les éclairages, le mobilier, les vases et jusqu’aux fleurs qu’on mettrait dedans. Du début à la fin de la construction, on a senti la passion qui guidait ces gens. J’ai appris plein de choses !

Essoufflée par son compte rendu à vive allure, Béatrice, qui était restée debout jusqu’alors, s’assit dans un fauteuil

— Et toi, demanda-t-elle, où étais-tu passée ? Sophie attendit qu’elle soit bien calée et qu’elle ait repris sa respiration. Puis, calmement, elle raconta ce qui lui était arrivé.

Béatrice écoutait, incrédule, le passé d’Andrei en Russie et l’histoire du père de Chantal et de sa famille détruite. Mais, au moment de raconter la lutte sur la terrasse, Sophie omit l’épisode du couteau d’Andrei. Quelque chose la retint, elle se disait que Béatrice n’était pas l’interlocutrice idéale pour ce genre de révélation. Elle hurlerait qu’il fallait dénoncer Andrei et irait voir le commissaire. Or, depuis qu’elle avait surpris le marin en prière dans sa solitude, Sophie sentait qu’il ne le fallait pas. Elle aurait voulu plutôt en parler avec l’officier, ce qui en plus aurait été une bonne façon de le revoir. Mais elle ne savait pas encore comment s’y prendre parce qu’elle ne voulait pas lui avouer qu’elle était cachée sur la terrasse au moment de la lutte. Elle pensait qu’il n’aimerait pas avoir été surpris dans ce moment violent. Alors elle ne dit rien, et reparla de l’accident de la bouteille de champagne. Béatrice, visiblement contrariée qu’elle y revienne, fronça les sourcils. Sophie expliqua l’engrenage qui s’était ensuivi après ce geste idiot, et la sanction de licenciement pour faute grave que risquaient Gérard et Andrei.

— Tu te rends compte, à cause de cette fichue bouteille, ces deux hommes vont devoir quitter le France ! Le navire qu’ils ont construit et qui est toute leur vie. C’est quand même incroyable !

— Oui, et surtout c’est complètement idiot ! jeta négligemment Béatrice qui ne voyait pas où Sophie voulait en venir avec tout ce charabia.

— Idiot ! s’exclama Sophie, qui trouvait la remarque sérieusement déplacée. Injuste, tu veux dire ! Terriblement injuste. Et je peux te dire que, eux, ils ne rient pas.

Béatrice n’avait aucune envie de sortir des mondanités qu’elle n’avait pas encore fini de raconter dans le détail. Elle s’agaça :

— Si on ne peut plus faire la fête sans que ça fasse un drame, c’est la fin de tout ! Cette histoire de bouteilles, c’est la faute de personne. C’est le destin, c’est tout. On n’a rien fait de mal, des fêtes à la russe, ça se fait partout et ça n’a rien d’illégal. On n’y peut rien si c’est tombé sur la tête de ce pauvre type.

— Ce pauvre type ! Tu as de ces expressions !

— Écoute, tu veux quoi ? Qu’on aille dire que c’est nous, que c’est notre faute parce qu’on avait un peu trop bu et qu’on a jeté des bouteilles par-dessus bord ! C’est ça que tu veux ? Dis-le ! Je peux le faire, je peux, si tu veux, aller chercher les autres, et on dira au commissaire que c’est nous.

— Si ça servait à quelque chose, je l’aurais déjà fait sans hésiter. Mais ça ne servirait à rien. Ce qu’ils reprochent à ces marins, ça n’est pas que l’un d’eux ait été blessé par la bouteille, tu t’en doutes. Ce qu’ils leur reprochent, c’est de ne pas avoir gardé leur calme.

— Ah, tu vois ! Et c’est vrai, d’ailleurs. Je ne vois pas pourquoi ces marins se sont tant énervés, il n’y avait pas matière ! Ce paquebot est fait pour le plaisir et la fête, pas pour voyager en se couchant à la nuit tombée comme des vieux sans boire ni danser.

— Mais ils y tiennent, eux, à leur bateau, et ils sont là pour en prendre soin. Alors d’entendre que vous jetiez des bouteilles contre cette coque magnifique qu’ils ont eu tant de mal à souder, ça les a révulsés. On peut comprendre, non ?

— Je suis d’accord qu’hier soir nos amis sont allés beaucoup trop loin avec toi sur la terrasse et que ce qu’ils ont fait était très dangereux, mais l’autre soir on avait juste un peu trop bu et lancé quelques verres. On ne va pas non plus battre notre coulpe pendant tout le voyage à cause de ça !

— Pourtant, tu devrais... Ça ne te fait rien de savoir que ces deux hommes vont être sanctionnés alors qu’ils prenaient seulement soin de leur navire ?

Béatrice fit un geste désabusé de la main. Elle entendait balayer cette histoire et passer enfin à autre chose.

— Écoute, dit-elle d’un ton vif, j’en ai assez de t’entendre parler de ça. Si l’état-major veut licencier ces marins, il sait ce qu’il fait.

— Non justement, puisqu’il n’est pas informé de tout.

— Mais qu’est-ce que tu en as à faire ! C’est insupportable à la fin ! S’ils sont dans cette situation, c’est qu’ils le méritent. C’est parce qu’ils travaillent au fond du bateau au lieu d’être comme nous à se promener sur les ponts supérieurs que tu te sens concernée ? D’habitude, ça ne te fait ni chaud ni froid, et parce que, aujourd’hui, ça te touche, moi je devrais pleurer ? Ils n’avaient qu’à pas aller travailler aux machines. Tout le monde ne réussit pas sa vie. Il y a des injustices, on le sait. Il y a toujours eu les riches et les pauvres, les bien et les mal lotis. Ça n’est pas nouveau et ce n’est pas toi qui vas changer cette évidence du jour au lendemain. Tu es en train de nous gâcher le voyage ! On a beaucoup mieux à faire et ça n’est pas notre problème. Passons à autre chose !

Ce ton, cette assurance, Sophie d’ordinaire ne les aurait pas approuvés, mais elle n’en aurait pas fait toute une histoire. Là, les mots de Béatrice résonnèrent d’une autre façon, crue, violente. Elle explosa.

— Mais tu te rends compte de ce que tu dis ? cria-t-elle en se levant d’un bond de son fauteuil. Comment peux-tu dire des choses pareilles ! Que ces gens ont mérité ce qui leur arrive ? Que ça n’est pas notre problème ! Et comment, que c’est le nôtre, de problème, puisque c’est toi-même qui l’as provoqué ! Je te préviens, tu as intérêt à changer de discours et à réfléchir au plus vite à ce qu’on peut faire pour ces deux marins, parce que, moi, je ne vais pas accepter qu’ils subissent une pareille injustice sans bouger le petit doigt. Pour le coup de la bouteille, tu es sacrement responsable, puisque tu l’as jetée !

Refroidie par la virulence soudaine et très inhabituelle chez Sophie, Béatrice préféra ne pas en rajouter. Elle ne comprenait pas ce qui se passait. Bien que détestant l’idée de se mêler de cette affaire et ne voyant pas pourquoi son amie y tenait à ce point, elle n’était cependant pas aussi sûre d’elle qu’elle voulait bien le laisser croire et elle réfléchissait à l’attitude à tenir. Il lui fallait d’abord calmer la colère de Sophie qui semblait très remontée. Cette soirée « à la russe » où elle avait trop bu, Béatrice la regrettait mille fois, pas à cause de ces deux marins dont le sort lui était indifférent, mais à cause de ce photographe par lequel elle s’était laissé séduire et qui s’était ensuite montré odieux. Et elle n’avait aucune envie que cette soirée qu’elle souhaitait voir définitivement passée aux oubliettes revienne sur le tapis à cause de ces marins et de Sophie.

— Bien, fit-elle calmement. Et tu comptes t’y prendre comment, pour aider tes marins ? Tu vas aller voir le commandant et lui dire avec un grand sourire : « Monsieur le commandant, ne faites pas de mal à ces pauvres hommes. Ils n’y sont pour rien, c’est la faute de mon amie qui, avec un imbécile, jouait à lancer des bouteilles à tort et à travers » ?

La colère de Sophie tomba d’un seul coup. Si elle était déterminée à faire quelque chose, elle n’avait aucune idée de la façon dont il fallait procéder. Aller donner des conseils à l’état-major du France pour ces deux marins, la démarche s’annonçait compliquée, pour ne pas dire irréalisable, et surtout complètement déplacée. Si elle racontait tout ce qu’elle savait et qu’elle avait vu, ça tournerait immanquablement, entre ces hommes, à la sanction, au conflit, et à la lutte. Ces dernières heures lui avaient révélé ce dont ils étaient capables. Une idée lui vint alors. Et si les femmes agissaient ensemble ? Sophie se sentait capable de les convaincre. Elles comprendraient et arriveraient peut-être à désamorcer cet engrenage. Elle décida d’aller trouver Chantal. Elle lui dirait qu’elle avait réfléchi et qu’elle était prête à l’aider.

— Je t’accompagne, dit Béatrice, très contrariée de cette initiative, mais qui préférait suivre l’histoire de près, au cas où. Sais-tu au moins où elle est, cette Chantal ?

Oui, répondit Sophie. Elle m’a dit qu’elle travaillait au pressing.