Quand Michèle vit arriver Sophie et Béatrice dans son carré de vapeurs suffocantes et de buées épaisses, elle fut immédiatement sur ses gardes. Ces élégantes ne venaient sûrement pas pour une histoire de linge, elles étaient plutôt du genre à laisser le petit personnel de service se débrouiller avec. Alors, que venaient-elles faire au pressing ?
Tirant sur sa blouse blanche, elle releva ses cheveux du plat de la main en mettant bien en évidence ses ongles rouges vernis et, d’un pas lent de reine dérangée, elle s’avança avec son air des mauvais jours.
— Vous désirez ?
— Est-ce qu’une certaine Chantal serait là ? demanda Sophie tout en notant son ton désagréable.
Ça alors ! se dit Michèle, stupéfaite. Et qu’est-ce qu’elles lui veulent à Chantal ?
— Une « certaine » Chantal, dites-vous ? répondit-elle alors ironiquement en appuyant volontairement sur l’adjectif.
Tout en parlant, elle surprit Béatrice qui la regardait de son air hautain et elle s’imagina que cette dernière la prenait de haut. Or l’air hautain de Béatrice était tout simplement celui qu’elle avait en permanence. Contrariée, Michèle décida alors que, quel que soit le renseignement que ces filles lui demanderaient, elles ne l’obtiendraient pas. De son côté, Sophie comprenait que si elle voulait arriver à ses fins avec cette femme, il lui faudrait faire preuve de diplomatie.
— Excusez-moi, dit-elle, je ne voulais pas être désagréable. Mais une jeune femme qui s’appelle Chantal est venue me voir hier matin et je n’ai pas pensé à lui demander son nom de famille. C’est pour ça que je disais une « certaine » Chantal. Elle avait des soucis...
Michèle fronça les sourcils. Ainsi Chantal aurait des soucis, ces filles seraient au courant et pas elle ?
— Ah bon, lâcha-t-elle, intriguée, elle a des soucis ? Et lesquels ?
— Oh, rien. C’est personnel. On peut la voir ? Elle est ici ?
Sophie venait de mettre le pied sur un territoire sensible, celui de Michèle, première informée de tout ce qui se passait sur ce navire. Rien ne lui échappait et elle ne pouvait admettre que ces deux pimbêches viennent lui en apprendre.
— Chantal n’est pas là, mais, si ce que vous avez à lui transmettre est personnel, vous ne pouviez pas mieux tomber, dites-le-moi, et je lui ferai la commission.
Agacée par cette femme qui jouait les gardes-chiourmes, Béatrice s’interposa.
— Écoutez, dit-elle d’un ton sec, c’est une affaire entre elle et nous. Ça ne vous regarde pas. On vous demande simplement de nous dire si elle travaille ici, oui ou non. Et si elle est là, allez nous la chercher, on veut la voir.
Sophie se mordit les lèvres. Après une telle sortie, il ne fallait pas s’attendre à ce que cette Michèle les aide.
— Dites-moi, fit cette dernière d’un ton de miel, dans quelle cabine êtes-vous ?
— En première au sundeck, s’empressa Béatrice qui, bien que ne voyant pas le sens de la question, pensait l’impressionner à l’annonce d’une cabine aussi prestigieuse.
— À l’appartement Provence, peut-être ? insista Michèle, toujours d’un ton de miel.
— Tout à fait ! Comment le savez-vous ? s’étonna Béatrice, de plus en plus hautaine, comme à chaque fois qu’elle sentait une résistance chez quelqu’un qu’elle jugeait subalterne à sa propre personne.
Michèle jubila. Ces deux filles étaient bien celles qui donnaient des leçons de vocabulaire et qu’elle avait fait rayer du dîner à la table du commandant.
— Une intuition, répondit-elle en mijotant intérieurement sa revanche contre cette prétentieuse qui croyait pouvoir lui parler de haut, à elle, Michèle, qui avait ses entrées à l’Élysée. Cette Béatrice qui ne payait même pas la première où elle logeait et qui prenait ses grands airs, tout ce que Michèle haïssait. Une fille persuadée de tout détenir, la beauté et le bon goût. Michèle avait assez souffert de se faire mépriser à cause de son poids ou de sa situation quand elle n’était qu’une modeste employée au pressing de sa ville et qu’elle repassait les robes de ces dames. Ce temps était révolu. Elle n’allait pas se gêner pour remettre cette fille à sa place. Pas dupe, elle savait que la plupart de ces filles qui se la jouaient n’étaient pas si heureuses qu’elles en avaient l’air. Michèle était aimée, et cet amour la plaçait au-dessus de tout. De la position sociale, du bon et du mauvais goût, de tout ce qui écrase pour rien et qui n’est qu’apparence. Et elle ne supportait plus la moindre parcelle de mépris.
Sophie sentait que l’affaire était très mal partie. Elle commença à douter de son idée de réunir les bonnes volontés féminines. Le dialogue tournait au conflit et ça n’allait pas être simple à rattraper.
— Je crois savoir, continua Michèle en regardant Béatrice droit dans les yeux, que c’est vous qui désiriez tant dîner à la table du commandant.
— Qui vous a dit ça ? répondit Béatrice, interloquée.
— Et à ce qu’on m’a dit aussi, continua Michèle, imperturbable, vous n’y êtes pas encore parvenues.
— Ça alors ! explosa Béatrice. Mais de quoi vous mêlez-vous !
— De tout, trancha Michèle d’un ton cinglant. J’ai peut-être l’air de rien, mademoiselle, de quelqu’un à qui on peut parler comme à une serpillière, mais sur ce paquebot, sachez que je me mêle de tout. Et ce dîner vous n’êtes pas près de l’obtenir !
Et sur ces paroles sans ambiguïté qu’elle lâcha avec un immense soulagement, elle qui avait si souvent courbé l’échine, Michèle tourna le dos à Béatrice et disparut dans les vapeurs du pressing en faisant claquer ses mules à talons.
Béatrice était abasourdie. Un tel culot de la part d’une simple employée, ça la laissait sans voix. Mais qui était cette femme pour oser les traiter de la sorte ? Elles quittèrent le pressing et, une fois dehors, Sophie hurla.
— Bravo ! Tu es contente de toi ? Et on fait quoi maintenant ? On la retrouve comment, Chantal ?
— Ça, c’est la meilleure ! Je fais tout pour obtenir des informations et tu cries après moi ? Non, mais tu as vu comment elle parle, cette femme ? Je ne vais pas me laisser faire ! C’est inadmissible, j’en parlerai au commandant. Qu’est-ce qu’elle croit, celle-là, et pour qui elle se prend ?
— Par pitié, arrête d’en appeler toujours au commandant qui a autre chose à faire qu’à te répondre et qui t’enverra promener ! Tu as tort, et si tu avais été plus diplomate on n’en serait pas là.
C’en était trop ! Toutes ces histoires avec le petit personnel, Béatrice ne voulait plus en entendre parler. Tant pis si ça remettait sa soirée trop arrosée avec le photographe sur le tapis et si elle était contrainte de s’en expliquer ! Elle n’allait tout de même pas se laisser traiter de la sorte par une simple employée de pressing ! Non, mais !
— Je pars, fit-elle, au comble de l’énervement. Ta Chantal, retrouve-la toute seule.
— Quoi ? Tout est de ta faute et tu crois pouvoir partir comme ça sans m’aider sur un coup de colère parce qu’une simple employée, comme tu dis, a osé te tenir tête ?
— Ben oui. Parce qu’en fait je ne me sens pas du tout en faute de quoi que ce soit et que je ne vois pas ce que je fais là alors qu’il y a mille choses passionnantes à faire et des gens bien plus agréables à voir que ces femmes qui ont un comportement grossier.
Sophie désespérait. Ces chamailleries pour rien, ces susceptibilités de femmes entre elles, on n’en sortait pas.
— Comme tu veux, s’énerva-t-elle à son tour. C’est ton droit, mais avant tu m’aides à retrouver Chantal.
— Et pourquoi tu aurais besoin de moi ? Ça ne doit pas être bien compliqué.
— Pas compliqué ? Après la scène que tu viens de faire on a peu de chances d’obtenir une information, et si cette femme ne nous dit pas où elle est, où veux-tu chercher ? Il y a mille employés sur ce paquebot. Je ne vais pas poireauter ici, et je ne vais quand même pas faire le tour des ponts et des services ?
— Vous cherchez quelqu’un ?
Sophie se retourna. Chantal se tenait juste derrière elle, une pleine panière de linge sale appuyée contre sa hanche.
— Ah, c’est vous ! Quelle chance ! s’écria Sophie avec un large sourire qui en disait long sur son soulagement.
— Quelle chance ? s’étonna Chantal, qui ne voyait pas la raison d’un accueil aussi enthousiaste.
Oui, expliqua Sophie. Je voudrais vous parler.