La lumière matinale de ce 8 février 1962 était exceptionnellement belle, comme si pour l’arrivée du France à New York le ciel lui-même avait compris qu’il devait donner le meilleur.
Sophie souriait, sûre d’elle.
Entre l’Académicien et Béatrice, comprimée à l’avant du paquebot par les centaines de passagers qui se pressaient sur les ponts et s’agglutinaient les uns aux autres, elle ne se souvenait pas d’avoir jamais été à la fois aussi concentrée et aussi calme. Ce 8 février changerait quelque chose dans sa vie, elle le savait et pensait à l’officier en se demandant où il pouvait être en cet instant. Il était midi très exactement, le France arrivait à New York.
Il y eut les incontournables vérifications portuaires, l’attente, et, enfin, le longiligne paquebot put se diriger vers le chenal du port. Il passa lentement sous le Verrazano Bridge qui enjambe la rade de Brooklyn jusqu’à Staten Island et, déchirant la brume de l’hiver au pied des gratte-ciel de Manhattan, il entra dans la majestueuse baie d’Hudson avec une escorte digne des plus grands. Remorqueurs, embarcations privées, bateaux à pompe lançant des jets de toutes parts tels des feux d’artifice fluviaux, hélicoptères tournoyant dans le ciel, même la statue de la Liberté semblait avoir levé plus haut pour lui son flambeau de pierre. Les ponts et les quais étaient noirs de monde, ils étaient des dizaines de milliers à agiter la main. Une souris n’aurait pu y trouver sa place ni même y respirer tant ils étaient nombreux. Sur l’autoroute en surplomb de la 12e Avenue, dans un concert de klaxons, des centaines de voitures piégées dans les embouteillages inextricables tenaient elles aussi à rendre un hommage au paquebot français.
Ils étaient tous venus pour accueillir le France.
Et c’est alors que de légers flocons blancs s’éparpillèrent, gracieux, au-dessus de l’Hudson. Une larme d’émotion brillait au coin des yeux de l’Académicien. Lui qui, une heure seulement auparavant, avait encore la nostalgie de l’ancien New York aux murs de briques noires près desquels accostaient aux quais de la French Line les paquebots luxueux du temps de sa jeunesse, il ne s’attendait pas à être aussi bouleversé. Porté par cette joie américaine merveilleusement excessive, il oublia de ressasser que « c’était mieux avant » et il se sentit vibrer avec la même passion que celle du temps de sa jeunesse. Il profitait pleinement de cette joie nouvelle. Près de lui, l’écrivain Joseph Kessel, sourire figé sur les lèvres, semblait statufié de bonheur.
L’Amérique venait de faire au France un accueil d’une générosité inoubliable. Tous, même les plus réticents à la culture d’outre-Atlantique, sentirent faillir leur coeur devant le débordement de gaieté et d’enthousiasme qu’ils manifestèrent au paquebot.
— Ces Américains sont incroyables, lâcha l’Académicien en chassant du revers de la main un joli flocon blanc venu se poser sur le bout de son nez. Je vais même finir par les trouver attachants.
Comme il ne trouvait aucun écho auprès de son ami écrivain bien trop absorbé par le spectacle, il se tourna vers Sophie et s’aperçut qu’il n’était pas le seul à être ému. Sur ses joues rougies de froid, Sophie laissait couler les mêmes larmes.
— Si vous pleurez trop, vous allez gâcher votre maquillage, dit-il, malicieux, en se penchant vers elle. Et pour la grande arrivée vous ne serez pas présentable.
Sophie lui sourit et fila se remaquiller. L’Académicien avait raison. Pas question d’arriver dans cet état, les officiels allaient monter à bord avec Jackie Kennedy. Sophie n’attendait qu’elle et, s’il y avait bien une chose dont elle était consciente, c’est que, pour aborder la Première Dame, elle devait être irréprochable.