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Béatrice s’était endormie, mais Sophie ne pouvait trouver le sommeil. L’histoire du photographe reparti sur la terrasse l’inquiétait, même si l’Académicien avait dit que si le photographe jetait la bouteille encore une fois par-dessus bord, personne ne l’entendrait tomber dans le bruit de la tempête. Pourtant, Sophie supportait mal de rester là, sans rien faire. Après ce qu’elle venait de subir, et maintenant qu’elle avait retrouvé ses esprits, elle pensait à Chantal et à son frère et elle comprenait mieux le désarroi et la colère de cette jeune femme. Elle sentit la colère la gagner contre ces individus qui ne savent pas se tenir, boivent plus que de raison et créent des problèmes aux autres sans que personne ne les arrête. Remontée, elle se remémora d’autres occasions où elle avait côtoyé dans des fêtes et des dîners d’autres personnes du même genre, et sa rage monta d’un cran. Elle décida d’aller trouver le photographe sur la terrasse, bien décidée à le traiter de tous les noms si elle l’y trouvait encore. Après le moment de terreur par lequel elle venait de passer et qui avait anéanti ses réactions, elle retrouvait son tempérament combatif et se préparait à une entrevue musclée. Elle enfila un ciré mis à disposition dans le dressing et sortit. Elle avait pensé rejoindre l’avant du paquebot par le pont pour aller plus vite, mais devant la force de la tempête elle recula et préféra filer par les coursives. A cette heure de la nuit, ces dernières étaient faiblement éclairées et il n’y avait personne. Sophie n’était pas téméraire et, à un tout autre moment, elle aurait sûrement fait marche arrière, mais là, sa colère l’emportait. Une fois arrivée à l’avant du navire, elle prit conscience que pour aller sur la terrasse il lui faudrait passer par l’intérieur, et donc par le bar de l’Atlantique. Or elle ne voulait croiser personne.

— Zut ! se dit-elle. Comment faire ?

Bien décidée à ne pas repartir bredouille, elle descendit les marches qui menaient au pont inférieur juste au-dessous de la terrasse. Plus abritée de la tempête à cet endroit, elle se dit que de là elle apercevrait facilement le photographe s’il y était sans que personne d’autre ne la voie. Il lui suffirait de crier pour le faire venir près d’elle au bastingage en surplomb. De là, elle lui hurlerait ses quatre vérités et ça la soulagerait.

Mais rien ne se passa comme prévu. Le photographe était bel et bien là, sa bouteille à la main, mais il n’était pas seul. Sur la terrasse ils étaient deux. Surprise, car ils étaient juste à côté de la sortie de la porte de la coursive, contre le bastingage en surplomb, Sophie se plaqua contre l’encoignure du pont pour ne pas être vue. Elle ne risquait rien, ils étaient visiblement très occupés et ça se passait mal. Elle entendait le photographe crier sur l’homme qui devait être un machiniste, car il portait un bleu de travail. Il le haranguait. Contrairement au photographe qui gesticulait dans tous les sens et paraissait très excité, l’autre ne bougeait pas. La tempête s’était un peu calmée, mais le photographe, lui, était de plus en plus remonté. Il se mit à insulter l’homme et ses paroles arrivèrent jusqu’à Sophie. Il n’y allait pas de main morte, comme à son habitude quand il avait bu, et tout y passait. L’autre ne bougeait toujours pas. Sophie ne pouvait voir son visage, car il était de dos, mais elle l’aperçut soudain qui glissait discrètement sa main dans une poche située sur le pan arrière du pantalon de son bleu de travail. Il était à peine à un mètre d’elle et la pluie s’était remise à tomber. Quand l’homme retira sa main, Sophie devina entre ses doigts l’acier brillant d’une lame. L’homme la dissimula dans son dos, plaquée contre sa cuisse, prête à servir. Inconscient du danger, le photographe gesticulait toujours avec sa bouteille à la main. Terrifiée, Sophie comprit qu’il risquait à tout instant de recevoir un coup de lame rapide et mortel. Elle essaya de crier pour l’avertir, mais aucun son ne sortit de sa bouche.

C’est alors, tournant son regard vers le pont pour y chercher une aide, qu’elle vit l’officier. Lui ne la vit pas, il avait les yeux rivés sur les deux hommes au-dessus de lui sur la terrasse, et sur la bouteille du photographe qui tournoyait de plus en plus dangereusement au-dessus de la tête du machiniste. A le voir, si calme dans son uniforme, personne n’aurait pu soupçonner chez lui la violence dont il allait faire preuve l’instant d’après. Personne n’aurait pu soupçonner la moindre trace de cette force soudaine qui allait s’abattre sans prévenir. De la vie de cet homme si discipliné, si cultivé et si sociable, on oubliait le trou noir d’une année entière pendant laquelle il avait disparu. Et quand il avait réapparu, de sa vie et de ce qui s’était passé, il n’avait jamais rien raconté à personne. Personne ne savait que l’officier Pierre Vercors n’avait pas fait ses classes que dans l’univers civilisé de l’école Navale où l’on apprend à diriger des hommes et des navires avec un sens de la hiérarchie et de l’ordre. Il avait plongé dans l’univers des mondes parallèles et appris la dure et froide réalité des ports. Celle des basfonds où ne s’aventurent que les hommes perdus et où les seules règles qui vaillent pour survivre sont celles de son propre instinct. L’officier avait appris à reconnaître l’odeur du danger et du sang. En voyant les deux là-haut, l’un qui gesticulait de trop, et l’autre qui restait de marbre, il sut qu’il y avait urgence et réagit à la seconde même avec la rapidité d’un félin. Agrippant le bastingage d’une seule main, il se hissa entre les deux hommes, et, avec une violence qui laissa Sophie stupéfaite il les plaqua au sol en laissant échapper un cri rauque et bref. Son attaque fulgurante ne donna aux deux hommes aucune chance de réaction. Le photographe lâcha la bouteille qui vola dans les airs avant d’aller s’abîmer dans les flots, et le couteau du machiniste glissa sur la terrasse mouillée et tomba aux pieds de Sophie. Il s’en fallut d’un millimètre qu’il ne lui transperce le pied. Glacée par la soudaineté de la scène, Sophie regardait maintenant cette lame briller à ses pieds avec terreur. Au-dessus, bien que sonné, l’homme en bleu de travail s’était relevé et il cherchait fébrilement son couteau. En se penchant il l’aperçut en contrebas. Sans un seul regard pour Sophie, il sauta pardessus le bastingage, ramassa son couteau, ouvrit la porte de la coursive et disparut. Elle eut juste le temps d’apercevoir la fine cicatrice qui barrait sa joue.

Le photographe aussi s’était relevé et, dégrisé, il regardait incrédule l’officier face à lui. Qu’un officier se soit permis une pareille violence le laissait sans voix. Encore retourné, il trouva pourtant la force de glapir.

— Ça ne se passera pas comme ça, vous vous prenez pour qui ? Votre uniforme ne vous donne aucun droit, j’en ai vu d’autres moi, des uniformes, sur les terrains de guerre et ils ne m’ont pas fait peur Qu’est-ce que vous croyez ! Que je vais m’aplatir ? Vous allez voir, moi aussi j’ai mon arme secrète.

Tout en parlant, il avait attrapé le Leica qui ne le quittait jamais et qui pendait en bandoulière à son épaule et il s’apprêtait à photographier l’officier, pour preuve de l’agression qu’il venait de subir. Mais il n’eut pas le temps d’aller plus loin. L’officier lui arracha son appareil d’un seul geste et, sans l’ombre d’une hésitation, il l’envoya se perdre dans les eaux déchaînées. Sophie en eut le souffle coupé. Un tel geste de la part d’un officier contre l’outil « sacré » d’un professionnel était impensable. Le photographe n’arrivait plus à trouver sa respiration. Ses derniers clichés étaient perdus et Sophie le voyait ouvrir la bouche pour parler, mais il était en tel état de choc qu’il n’y arrivait pas et il pointait le doigt vers l’officier d’un geste qui se voulait menaçant. Sophie vit alors ce dernier le prendre au collet sans ménagement.

— Quand on balance des bouteilles contre la coque d’un navire sans tenir compte de ceux qui l’ont construit, on court un grand risque : voir quelqu’un d’autre faire subir le même sort à son outil de travail.

— Vous... vous êtes un fou, un malade. Tout mon reportage est fichu, mon journal se plaindra, je dirai tout. Un officier normal ne ferait jamais ça, jamais ! Je vais... vous faire...

— Je ne suis pas un officier normal ! Mettez-vous bien ça dans la tête et fermez-la. Vous allez rentrer dans le bar et ravaler votre salive. Si, à cause d’un seul mot de vous, le premier voyage du France est entaché, vous regretterez de m’avoir croisé.

Le photographe n’en menait pas large, il grogna pour la forme et s’éloigna sans en rajouter. Sophie avait tout suivi de cette scène invraisemblable et tout entendu. Maintenant l’officier était seul sur la terrasse, il ajustait son caban et relevait son col. D’une minute à l’autre, il allait sauter le bastingage, redescendre sur le pont où elle se trouvait, et la surprendre. Effrayée à la perspective de se retrouver face à l’homme qu’elle venait de découvrir sous un autre jour, elle fila sans demander son reste.

Elle avait à peine rejoint sa cabine que la tempête reprit, plus forte encore qu’au début de la nuit. Nez collé à la baie vitrée, elle repensait à l’appareil du photographe englouti dans les eaux noires et furieuses. Un frisson la parcourut. Elle était encore sous le choc de toute cette fureur des événements de la nuit, quand elle vit l’officier Vercors arriver au plein coeur des gerbes de mer, dans l’écume qui s’écrasait sur l’acier blanc du pont. Il regagnait sa cabine après la bagarre, et il la découvrit dans le halo doré du salon, juste quand il fut à sa hauteur de l’autre côté de la vitre. Elle paraissait irréelle, isolée dans la douce chaleur de l’intérieur du navire, alors qu’il était au coeur des eaux glacées et du froid bleu de la nuit sombre. Dans le long et fin déshabillé de soie blanche qu’elle avait eu le temps de passer en rentrant, elle le regardait venir. Il s’arrêta. Ils étaient maintenant face à face. Une seule vitre les séparait. La pluie ruisselait sur l’officier. On aurait cru qu’il sortait tout droit de l’enfer. Son visage était tendu, ses traits marqués. Devant la souffrance qui se lisait sur son visage, les craintes de Sophie s’évanouirent. Oubliant la violence à laquelle elle avait assisté, elle posa sa main contre la vitre, à hauteur de son visage, dans un de ces gestes instinctifs d’apaisement qu’ont parfois les femmes. Il vit cette main venir à lui et les traits de son visage se relâchèrent petit à petit, comme si, par-delà le verre, la main de Sophie avait touché sa peau et qu’à ce seul contact de douceur la paix soit revenue.

Ce sont des moments simples et purs comme celui-là qui donnent aux êtres humains leur part de grâce en ce monde. Tout le mal disparaît, toutes les souffrances et toutes les peurs. Le coeur de l’homme en ces brefs instants accède à des sentiments infinis.

Sophie n’avait aucun maquillage, aucun apprêt. L’émotion de ce qu’elle venait de vivre se lisait sur son visage encore inquiet, et Pierre Vercors en fut touché. Elle vit son regard s’éclairer, et devant l’étrange beauté de cet homme dans la nuit, elle se sentit gagnée par une immense fièvre. Il la regardait, ému, la pluie ruisselait sur son front. Il la balaya d’un revers de la main et c’est alors que Béatrice appela depuis la chambre :

— Sophie ? Que se passe-t-il ? Sophie se retourna pour lui répondre.

— Rien, rien, rendors-toi, c’est rien.

Mais quand elle se retourna à nouveau, l’officier avait disparu.

Elle se colla à la vitre et le chercha fébrilement du regard sur le pont. En vain. Seules les eaux déchaînées continuaient à rugir.