Dans la salle des machines, les matelots aussi avaient attendu la réaction anglaise.
— Tu as vu, Andrei ! fit Gérard. Même pas un seul pétard ! Rien de rien.
Gérard trouvait qu’ils y allaient un peu fort, les collègues anglais. Pourtant, rien ne semblait pouvoir gâcher sa joie.
— J’ai jamais aussi bien mangé de ma vie, continua-t-il en se penchant vers Andrei qui surveillait les pressions sur les machines.
Tout gosse, avec sa soeur Chantal, ils n’avaient souvent fait qu’un seul repas par jour et la peur de manquer n’avait pas disparu. Là, il était comblé. Le premier repas sur le France avait été exceptionnel. On leur avait même servi du Champagne ! D’habitude, Gérard ne buvait pas une goutte d’alcool. Il avait toujours eu peur que ça ne le rende violent, comme son père le devenait après des litres de bière. Mais, ce soir, les copains de l’équipe avaient insisté et il s’était laissé tenter. Il tenait lui aussi à fêter la première traversée.
Andrei restait concentré sur son travail, aux machines. Il estimait avoir été chanceux d’avoir été embauché sur le France et il s’en tenait là. Très tôt, il avait appris à n’envisager qu’une seule chose : le présent. Gérard, lui, avait besoin de prendre la mesure du chemin parcouru. Depuis 36, les choses avaient changé et le monde ouvrier avait de haute lutte acquis ses lettres de noblesse. Dans la chaleur des réunions syndicales, Gérard avait trouvé l’espoir et l’amitié. Il avait appris à exprimer ce qu’il ressentait et en avait été transformé. Plus que pour tout autre, peut-être, l’embauche sur le France avait sonné pour lui le passage définitif à une autre vie. Une fierté et une réussite sociale. Ce soir après ce dîner, un peu « éméché », il répéta sans cesse sa joie d’avoir été choisi pour cette extraordinaire aventure, comme pour bien s’en imprégner, encore et encore. Et, ce qui ajoutait à son bonheur, c’était d’avoir réussi à faire embaucher Andrei. Hélas, une ombre persistait. Les étranges sentiments de Chantal pour Andrei. Il était persuadé que sa soeur n’aimait pas Andrei. Elle lui en voulait pour le divorce des parents, pour la chute du père dans la dépression et l’alcool. Elle lui attribuait tous les malheurs de la famille. Gérard connaissait la vérité et Chantal était loin du compte. Seuls lui, son père et Andrei savaient ce qui s’était réellement passé là-bas, en Russie. Mais le père avait décidé que personne d’autre ne devrait jamais l’apprendre. Pas même sa femme et sa fille. Gérard avait respecté le voeu de son père, et Chantal, se sentant exclue de quelque secret, en voulait encore davantage à Andrei.
— Je pensais voir ma soeur au repas, dit-il négligemment, croyant qu’à force de parler d’elle à son ami, et de lui à Chantal, des liens pourraient se créer entre eux. Je suis sûr qu’elle est aux anges ! Une place pareille !
Mais Andrei ne relançait jamais la conversation sur Chantal. Gérard ne pouvait pourtant s’empêcher d’essayer ; il lui semblait que son ami n’était peut-être pas insensible au charme de sa soeur.
Soudain, un bruit sourd résonna. Andrei fit signe à Gérard de se taire, et ils tendirent l’oreille. Le choc se répéta, il semblait provenir de la chaufferie. Puis plus rien, on n’entendait plus que le ronflement infernal des machines de chauffe. Andrei haussa les épaules et ils se remirent au travail, quand le même bruit recommença, plus violent cette fois.
— On dirait que ça vient de la coque, fit Gérard, inquiet, en collant son oreille contre l’acier du navire. Qu’est-ce que ça peut bien être ? On ferait mieux d’aller voir.
Avec beaucoup de difficultés, ils réussirent à ouvrir la lourde porte qui donnait sur la coque. Le vent de l’océan s’engouffra d’un coup dans la chaufferie, les obligeant à se reculer. Avec prudence et en s’accrochant aux bords de l’encadrement, ils parvinrent à se pencher à l’extérieur pour tenter de voir ce qui se passait. Un choc lourd et un bruit de verre cassé se firent nettement entendre cette fois, et quelque chose qui semblait tomber du ciel heurta le crâne d’Andrei : un morceau de verre. Sonné, il eut le réflexe de se replier vers l’intérieur du bateau, tandis que Gérard, relevant la tête pour comprendre d’où cela provenait, prit en plein visage une bouteille de Champagne vide qui lui explosa le nez et l’arcade sourcilière. Sous la violence du choc et de la douleur, il vacilla et manqua tomber dans le vide. Il serait allé mourir dans les eaux noires et glaciales si Andrei n’avait eu le réflexe de l’agripper par le dos de son bleu de travail et de le tirer à lui. Ils restèrent un moment assommés et effrayés. À cette vitesse, si Gérard avait chuté, on n’aurait pu freiner le navire que sur une longue distance et, à cette heure de la nuit dans les eaux glacées, c’était la perdition et la mort assurée. Sur l’instant Gérard ne ressentit pas la douleur, et sa colère éclata aussitôt.
— Putain ! hurla-t-il en essuyant d’un revers de sa large main son visage baigné de sang, mais d’où elles viennent, ces bouteilles !
Andrei réfléchit.
— À mon avis, ça vient du bar de l’Atlantique ! Ils cassent des bouteilles et des verres. Ils doivent fêter le voyage à la russe ! fit)
— Quoi, à la russe ! Qu’est-ce que c’est que cette histoire ! Et ils balancent des bouteilles cassées contre la coque ! Une coque pareille, mais ils vont la bousiller ! Ils se prennent pour qui d’oser faire une chose pareille ? Attends un peu, tu vas voir...
Hélas pour lui, Gérard était encore sous l’effet du Champagne dont il avait un peu abusé. L’idée qu’on puisse abîmer la coque de son navire le mit hors de lui. Gérard allait jusqu’à essuyer avec son propre mouchoir la moindre goutte d’huile qui débordait sur le goulot de la chaufferie, et il aurait nettoyé de sa propre chemise la moindre poussière. Lui qui admirait jusqu’au moindre détail du France, il se sentit rempli de fureur contre ces inconscients qui le profanaient. Aveuglé par le sang qui coulait abondamment de son front, devant les ouvriers stupéfaits qui étaient encore méticuleusement plongés sur les vérifications des manomètres et des instruments de mesure, il courut vers les escaliers de fer et monta à la surface du navire. Andrei n’eut pas le temps de l’arrêter. Gérard grimpa les quatre étages d’un seul tenant, il ouvrit la lourde porte et partit droit devant lui en criant, cherchant à rejoindre le bar pour trouver le coupable.
— Tu vas voir la volée qu’ils vont se prendre ! Putain de putain, ils vont comprendre !
Le sang coulait de plus en plus, inondant son visage, descendant le long de son bleu de travail, tachant la moquette sur son passage. Il ne fallut que quelques secondes à Andrei pour prendre conscience que Gérard était en train de faire la plus grosse erreur de sa vie. Il grimpa à son tour les escaliers de fer quatre à quatre, franchit la porte et se lança à sa poursuite. Trop tard... Les appartements de luxe de la première classe se trouvaient situés justement à cet endroit du navire. Au niveau de la cheminée arrière, cinq étages au-dessus de la salle des machines. Personne encore n’avait rien vu et jusque-là, peut-être, Andrei aurait pu rattraper le coup et sauver la carrière de Gérard. Mais le destin vint contrarier le cours des choses. Un monsieur vindicatif, celui-là même qui, lors de l’embarquement, râlait qu’on le bouscule, sortit furieux de sa cabine. Or cet homme souffrait d’épilepsie. Il fut si choqué par la vue de Gérard hurlant et couvert de sang à quelques mètres de lui, qu’il en déclencha une crise. Il agrippa Gérard, éructa, puis se roula par terre en ouvrant des yeux hagards. La colère de Gérard retomba d’un coup. Andrei arriva à cet instant, horrifié par la scène. Les deux amis connaissaient tous les deux la rigueur du monde des marins, son implacable règle. Ils n’étaient pas sur un vulgaire cargo où l’on accepte les hommes à coup de sang parce que la vie y est si dure qu’on y accepte tout le monde. Ils étaient sur le palace des mers le plus prestigieux du moment, où l’art de vivre compte plus que tout et où, jusqu’au moindre balayeur de pont, tout professionnel se doit d’être le meilleur. Or, la toute première qualité des meilleurs sur un navire, c’est d’être capable de garder une parfaite maîtrise de soi en toutes circonstances. L’attitude de Gérard ne serait pas excusable. Pour lui, l’aventure du France se terminerait là. Dégrisé, bras ballants, il regardait Andrei, et dans son regard celui-ci lut un immense désespoir.