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L’officier Vercors avait terminé son quart, mais il n’avait pas rejoint sa cabine. Il s’attardait dans le froid vif de la nuit tout en fumant une de ces cigarettes françaises au goût acre dont aucun autre membre de l’état-major ne voulait.

Il ne correspondait pas à l’idée qu’on se faisait de lui. On le trouvait fier, élégant et discipliné. Or il était terriblement insoumis, et totalement indifférent à la majorité des choses qui éblouissaient ses congénères. Mais il était l’héritier d’une histoire et il n’était pas de ceux qui renient le passé. Il avait dompté son tempérament. Au début, les choses dans sa vie s’étaient enchaînées naturellement.

— Dans notre famille, les hommes sont faits pour diriger, martelait son grand-père.

Pierre Vercors avait toujours trouvé ce point de vue normal. Il n’avait ni arrogance, ni orgueil. Juste le sentiment que c’était sa place. Il s’en était donné les moyens au prix de quelques sacrifices.

— Les sorties et les filles, ce sera pour plus tard. Tu feras Navale.

Il avait dit « oui » et sa jeunesse s’était passée dans les livres et les interminables heures d’études et de sport.

— Tu ne peux te permettre aucune faiblesse. Mais tu verras, la règle et le travail, ça tient un homme debout.

Manoeuvrer la barre, surveiller les instruments et déchiffrer leurs codes, comprendre ce qui se passait, diriger des équipes, l’officier avait une connaissance et un savoir-faire, mais, dès qu’il quittait la timonerie, son esprit était ailleurs. Le monde des marins ne serait jamais celui que son grand-père lui avait inlassablement raconté. Les blanches caravelles n’étaient plus celles de Marco Polo qui glissaient sur les mers par la force des vents. Celles des années 1960 avaient un fuselage d’acier et volaient haut dans le ciel, emportant les voyageurs d’un continent à l’autre par-delà les mers et les océans. L’avion prenait toute sa place. Pierre arrivait trop tard pour le romanesque des grands paquebots et des ports. Le sombre Liverpool, la ligne des Antilles, le temps des colonies. Toute cette mythologie du temps de son grand-père, quand Paul Morand débarquait à Shanghai, accueilli par des hommes en casques de liège et des femmes en ombrelles, c’était hier. Pierre n’avait jamais mis les pieds dans les bars troublants des grands ports, même s’il connaissait tous leurs noms et les moindres détails de leurs décors. Capitaine au long cours, son grand-père les avait tous fréquentés. Le Floridita de La Havane où il buvait du daïquiri, le Raffles Bar de Singapour, l’un des plus beaux bars du monde avec ses sièges rouge et or, le Jockey Club de Buenos Aires ou l’Americano de Lisbonne aux baies ouvertes sur le port. Partout dans les escales où les gradés se mélangeaient aux marins, son grand-père était allé. Il avait raconté ses souvenirs à Pierre, des heures et des heures durant, des jours et des années. Comme pour oublier l’autre histoire, celle dont il ne fallait jamais parler.

L’officier Pierre Vercors regardait au loin la ligne d’horizon à peine perceptible. Il se demandait si les récits de son grand-père ne l’avaient pas empêché de se sentir tout simplement marin parmi les autres marins. Le monde imaginaire de ses récits étant devenu en lui plus puissant que le monde réel, l’empêchant d’y accéder véritablement. D’autant que la vie de tous les jours le confrontait plus souvent au banal qu’au sublime. Perdre les rêves de son grand-père n’était pas grave, c’est connaître la réalité de ce que vécut son père qui faillit le broyer définitivement. Cette unique fois où il manqua basculer, quand il apprit le drame. Son tempérament indompté se réveilla alors, ébranlant sa famille qui le découvrit sous un tout autre jour. Il connut la révolte et même la violence, il disparut, mais, allez savoir pourquoi, chez lui c’est la raison qui l’emporta. Un beau matin, sans prévenir, il revint et s’isola dans une ligne précise dont il ne dévia plus jamais. Étudier et faire son devoir, rien que son devoir. De l’expérience de la violence, Pierre Vercors avait appris que se révolter contre le passé ne servait à rien, si ce n’est à se fracasser. Dans la ligne stricte de l’obéissance au service de l’État il trouva une certaine grandeur, peut-être même une certaine paix.

Un vent glacial s’était levé. Il prit une longue inspiration. Le France avait atteint ses quatre-vingts noeuds, on était déjà à une centaine des côtes.

« ... Les remorqueurs crochent Taussière pour virer Et la nuit d’Australie pleine d’étoiles, enveloppe le quai noir de Wooloomooloo... »

Les mots. L’officier aimait la beauté des mots qui calmaient les doutes, comme ces vers du poète marin Louis Brauquier.

Le froid avait traversé l’épaisse laine de sa gabardine marine. Il la serra contre lui et releva le col. La nuit était froide et belle. Mais ce serait de courte durée. Il s’était renseigné sur les prévisions météorologiques, avait fait mesurer l’oscillation par altimétrie et savait que le temps allait se gâter. Sous l’influence des variations de pression, les houles de l’Atlantique Nord pourraient devenir de véritables murs dépassant les douze mètres, et les vents souffleraient comme des ouragans. Il faudrait être en forme et vigilant. Il se dit qu’il était temps d’aller dormir et quitta le pont. En s’approchant des portes qui menaient à la coursive intérieure, il entendit de la musique. Elle avait été jusqu’alors couverte par le vent qui emportait les notes vers l’arrière du navire. Il comprit que cela venait du bar de l’Atlantique, juste au-dessus. Il tendit l’oreille, on jouait un twist. La fête avait l’air de battre son plein. Pierre Vercors n’était pas un assidu des bars, ni des boîtes de nuit à la mode. Le seul bal qu’il ait jamais connu était celui de son école Navale, et encore, il n’y avait dansé qu’à regret. Mal à l’aise, il s’était senti inélégant et gauche. Quelque chose l’éloignait de la jeunesse de son temps et il ne comprenait pas vraiment quoi. Cela tenait à une sorte de joie qui ne le gagnait pas. Il aurait aimé parfois se joindre à ceux de son âge, être aussi insouciant. Mais il n’y arrivait pas.

Il se sentait investi de ce fameux devoir qui le tenait rigide. Il était l’enfant d’une famille où le bonheur ne se manifestait pas. Sauf parfois fugitivement, du temps où son père était jeune et vivant. Le plus souvent il était heureux d’être ainsi, mais, parfois, cette distance avec la jeunesse de son temps lui faisait un peu mal. Il doutait.

Un éclat de rire le sortit de ses pensées. Sur le pont, juste au-dessus de lui, contre la balustrade, un homme tentait d’embrasser une jeune femme blonde qui riait en se débattant mollement. Quand l’homme y parvint, l’officier sentit une pointe au fond de son coeur. Il y avait eu très peu de femmes dans sa vie, et jamais il n’avait eu avec elles l’insouciante aisance qu’il devinait dans l’attitude de cet homme. Il respira une dernière bouffée de vent. A quoi bon penser à tout ça. Il n’était pas comme eux, voilà tout.

Il jeta machinalement un coup d’oeil à l’océan, puis se dirigea d’un pas énergique vers la porte qui menait aux coursives.